Le professeur William Marx raconte l'aventure éditoriale des cours au Collège de France de Paul Valéry, longtemps restés disparus.
Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
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00:00 C'est l'invité du Grand Entretien et ce matin professeur au Collège de France, titulaire
00:03 de la chaire de littérature comparée.
00:05 Il vient d'éditer le cours de poétique de Paul Valéry, deux tomes parus le 5 janvier
00:11 dans la bibliothèque des idées des éditions Gallimard.
00:14 Vos questions et réactions, amis auditeurs, amis auditrices, au 01 45 24 7000 et sur l'application
00:22 de France Inter.
00:24 William Marx, bonjour !
00:25 William Marx, bonjour !
00:26 Bonjour !
00:27 Je suis très heureux de vous recevoir sur Inter, ces deux volumes vous les avez, paraît-il,
00:33 présentés au public qui assistent en ce moment à votre cours sur Valéry au Collège
00:37 de France, comme un enfant qui apporte à sa maman son plus beau dessin avec une joie
00:42 enfantine.
00:43 Vous les avez rêvés, conçus, construits pendant trois ans, comme vous l'écriviez
00:47 sur Twitter, et ils sont le fruit d'une aventure éditoriale assez extraordinaire,
00:53 puisqu'on parle tout de même de la publication d'inédit de Paul Valéry, de textes d'autant
00:57 plus mythiques qu'ils avaient tout simplement disparus.
01:00 On va y venir longuement dans un instant.
01:03 Mais pour commencer, tentative de portrait de Paul Valéry.
01:06 De nos souvenirs d'école, on retient deux choses, je crois.
01:10 Le poème « Le cimetière marin », « Le vent se lève », « Il faut tenter de vivre »,
01:14 et une autre phrase « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortels ».
01:19 On pourrait dire, d'un côté le cours de français, de l'autre le cours de philo.
01:24 Où est Paul Valéry ? Entre les deux, aux deux endroits, comment décrire ?
01:29 Il est absolument aux deux endroits.
01:31 Et c'est déjà pas mal d'avoir écrit ces deux phrases devenues mythiques et cité
01:36 « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » dans un dessin animé japonais récent
01:40 à qui il a donné un titre.
01:41 Donc c'est connu internationalement, cette pensée de Valéry.
01:45 Valéry est un poète d'abord, et c'est quelqu'un qui, à partir de sa réflexion,
01:51 de son travail, de la conscience de son travail sur la poésie, a développé une réflexion
01:56 sur le fonctionnement de l'esprit, sur le rapport de l'esprit avec le corps, avec le monde.
02:01 Et c'est en tant que poète qu'il réfléchit à tout cela.
02:04 Et donc ce qui est assez incroyable, vous l'avez dit vous-même, c'est que cette
02:08 pensée philosophique sur le monde, sur la société, sur l'esprit, elle est profondément
02:13 ancrée dans son expérience de poète.
02:16 Parce que c'est celui qui, plus qu'aucun autre écrivain, et d'autres écrivains l'ont
02:20 reconnu, et ont reconnu ce mérite à Valéry, a eu la conscience, a su se regarder lui-même
02:25 en train de travailler, en train d'écrire.
02:28 Comme si chacun d'entre nous était capable de s'observer au microscope.
02:32 Et c'est ce qu'a fait Valéry depuis l'âge de 20 ans.
02:34 Donc quand vous dites « poète immense », qu'il est un poète immense et un penseur
02:37 génial, il faudrait mettre quasiment des tirées entre chaque mot.
02:41 C'est totalement intriqué.
02:43 Alors, dans la vie de Valéry, ça a été en même temps un peu successif.
02:46 C'est-à-dire que Valéry, à certains égards, c'est un peu un Arthur Rimbaud qui s'arrête
02:50 à l'âge de 20 ans d'écrire, alors qu'il était le disciple préféré de Mallarmé,
02:55 et qui s'arrête d'écrire pour se lancer dans ce qu'il appelle les cahiers, c'est-à-dire
03:01 cette réflexion que je viens de vous dire sur l'ensemble de l'esprit du monde.
03:05 Et puis, à la différence de Rimbaud, il revient à la vie poétique.
03:08 À l'âge de quasiment 50 ans, il écrit des poèmes qui deviennent parmi les plus
03:13 beaux de la langue française, « La Jeune Parc », « Le cimetière marin » et tout
03:16 le recueil de charme.
03:18 Et d'un seul coup, la gloire lui arrive alors qu'il a 50 ans.
03:21 C'est comme si Rimbaud revenait à la vie.
03:24 Mais un Rimbaud qui aurait réfléchi sur qu'est-ce que c'est qu'écrire de la
03:27 poésie, qu'est-ce que c'est que penser, qu'est-ce que c'est même que vivre ou
03:29 qu'exister.
03:30 NICOLAS : Quelle est sa place dans l'histoire de la littérature française ? Qu'apporte-t-il,
03:34 et quoi fait-il rupture ? J'ai relu hier « Le cimetière marin », c'est un poème
03:39 d'une beauté à couper le souffle, même si ça n'est pas d'une lecture facile.
03:43 Il y a un effort.
03:45 Y a un effort.
03:46 ALAIN : La question de l'effort est absolument fondamentale, chez Valéry.
03:48 NICOLAS : Ça ne se livre pas facilement.
03:50 ALAIN : C'est ça qui rend Valéry intéressant.
03:52 C'est-à-dire que pour Valéry, ce qui compte, c'est d'être transformé par le travail
03:58 de l'œuvre.
03:59 Alors ça vaut pour l'auteur.
04:00 C'est-à-dire que travailler une œuvre, c'est un travail aussi sur soi-même.
04:03 Il dit qu'écrire une œuvre, c'est transformer une matière pour transformer quelqu'un.
04:09 Et ce quelqu'un, c'est à la fois l'auteur qui se transforme lui-même, dans une sorte
04:13 d'assises personnelles, on pourrait même parler de développement personnel à partir
04:17 de la création, à partir de la pensée, mais c'est aussi transformer le lecteur.
04:21 C'est-à-dire que le lecteur doit fournir un travail, doit fournir un effort pour se
04:25 transformer.
04:26 Et je crois qu'il me semble que nous le savons tous, rien de bien, rien de bon ne s'obtient
04:32 dans le monde sans travail, sans effort.
04:34 On n'apprend pas une langue étrangère sans travailler.
04:37 Et on ne peut pas côtoyer la beauté ou y accéder sans travailler.
04:40 La véritable beauté, la beauté la plus profonde, celle qui va rester et celle qui
04:47 est une exigence intellectuelle.
04:49 Et ça, c'est quelque chose qu'il faut accepter.
04:51 Nous l'acceptons assez facilement pour les athlètes, pour le sport.
04:54 Pourquoi ne pas l'accepter dans le monde de l'esprit, dans le monde de la littérature ?
04:57 Il y a quand même quelque chose de fascinant, William Marx.
05:00 Quand vous dites qu'il a tiré sa pensée de son écriture poétique.
05:07 Ça pense donc la poésie ?
05:08 Mais la poésie ne fait que penser.
05:11 Mais c'est une pensée de tout.
05:12 C'est-à-dire que, et c'est ce que dit Valéry dans le cours de poétique, c'est-à-dire
05:15 que le poète travaille à partir de l'ensemble de toutes ces données qui lui viennent de
05:20 son corps, de la sensibilité, la mémoire, les émotions, de ses idées bien sûr.
05:24 Mais ce que va faire le poète, c'est travailler à partir d'un langage.
05:28 Il va essayer de mettre tout ça dans un langage et surtout il va donner la priorité au langage.
05:34 C'est un travail d'une matière.
05:35 Il va être comme un sculpteur, comme un potier qui travaille une matière.
05:39 Donc il y a des idées dans la poésie.
05:41 Mais il n'y a pas que ça.
05:42 Il y a surtout la confiance donnée aux mots pour que les mots portent l'initiative en
05:47 quelque sorte.
05:48 Il faut faire confiance au langage et transformer le langage pour qu'il soit cette machine
05:53 de mots qu'imagine Valéry, comme un ingénieur.
05:55 Alors encore un dernier mot avant d'en venir à ce cours de poétique.
06:00 À la libération de Paris, l'une des premières visites de De Gaulle est une visite à Paul
06:05 Valéry.
06:06 Son idée était de mettre Valéry à la tête de l'État ?
06:09 C'est ce que raconte Daniel Cordier dans ses mémoires.
06:11 À savoir que Jean Moulin et le général De Gaulle dans La Résistance donc, s'interrogent
06:17 sur qui mettre à la tête de la France après la libération.
06:20 On est là pendant la guerre.
06:21 Et parmi les noms évoqués, et très sérieusement, il y a celui de Paul Valéry.
06:24 Comme une sorte d'autorité intellectuelle indiscutable.
06:28 Et donc, à la libération de Paris, quelques jours après la libération, l'une des premières
06:32 personnes que vient voir le général De Gaulle, c'est Paul Valéry.
06:36 Et ce n'est pas seulement le général De Gaulle qui fait de Valéry cette autorité
06:40 indiscutable.
06:41 Au but du compte, le conseil national de la Résistance prendra une autre orientation.
06:46 Mais en septembre 1944, juste quelques jours après la libération, Marcel Cachin, directeur
06:51 de l'Humanité, écrit dans l'Humanité, il cite deux, ce qu'il appelle deux autorités
06:56 morales incontestables en ce monde, c'est le Pape et Paul Valéry.
07:00 Et donc, ça dit bien quelque chose de l'autorité morale intellectuelle que représentait Valéry.
07:07 Et il faut penser à ces obsèques extraordinaires qu'il y a eu en 1945.
07:11 Quand même, il y a eu pendant une nuit complète le cataphalque de Paul Valéry, il a été
07:15 veillé par les étudiants et le général De Gaulle est venu…
07:18 Alors qu'on est en juillet 1945 et que la France a autre chose en tête, si j'ose
07:22 dire.
07:23 Alors, venons-en à ces inédits de Valéry, à ce cours de poétique donné au Collège
07:27 de France entre 1937 et 1945.
07:30 Ce cours était devenu une sorte de légende, un mythe pour les connaisseurs de l'écrivain,
07:34 pour les historiens de la littérature en général.
07:37 Parmi ceux qui l'ont suivi, il y a eu beaucoup de gens célèbres.
07:43 Roland Barthes, Blanchot, Cioran, le poète Yves Bonnefoy…
07:49 Vous avez travaillé plusieurs années à l'élaboration de ces cours.
07:53 Vous avez vraiment retrouvé un trésor perdu ?
07:56 Mais totalement ! C'est-à-dire que…
07:58 Il était où ?
07:59 C'est-à-dire que Valéry a fait cours pendant 8 années.
08:02 Et on a toutes ces notes de cours qui dormaient dans un énorme dossier de 2500 feuillets
08:06 à la Bibliothèque Nationale de France.
08:08 Énorme dossier, très complexe, assez désordonné, très long.
08:12 Les spécialistes de Valéry connaissaient ce dossier, s'y étaient un peu frottés,
08:15 mais c'était vraiment très compliqué de s'y mettre.
08:16 Moi je me suis dit, j'arrive au Collège de France, je suis professeur au Collège de France,
08:20 j'ai les moyens, j'ai le temps, j'ai beaucoup travaillé sur Valéry, c'est à moi de le faire.
08:24 Donc je m'y mets pour travailler ça.
08:26 Et puis j'ai quasiment terminé un volume avec ces notes préparatoires de long passage rédigées,
08:35 d'une beauté extraordinaire, qu'il faut absolument faire connaître au public.
08:40 Je me dis que c'est incroyable que c'est dormi pendant 80 ans dans le fond de la BN.
08:44 Et puis mon volume est quasiment terminé, c'était il y a un an et demi tout ça.
08:47 Je vous raconte ça, un an et demi, je parle de tout ça dans un colloque,
08:50 et là un jeune chercheur vient me voir et me dit "mais vous connaissez bien sûr les transcriptions
08:53 qui existent à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet".
08:55 La Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, je connais bien, il y a un très grand fond sur Valéry,
08:58 j'y ai beaucoup travaillé et j'avais fait la recherche sur le catalogue électronique.
09:02 Il n'y avait rien sur le cours de poétique.
09:03 Mais non, en fait, ce n'était pas le catalogue électronique qu'il fallait voir,
09:05 il fallait regarder le catalogue manuscrit.
09:07 Et effectivement, dans le catalogue manuscrit, il y avait un ensemble de 16 leçons de 1945,
09:14 entièrement dactylographiées, complètes, de 1945.
09:17 Les dernières leçons données par Valéry au Collège de France.
09:20 Extraordinaire, enfin en même temps j'étais hyper bouleversé,
09:22 vous imaginez, j'avais fini mon travail, il fallait que je revoie tout.
09:25 Je regarde ce fond, je le fais transcrire, etc.
09:28 Et puis je vois aussi là-dedans une lettre de Gaston Gallimard
09:31 au secrétaire particulier de Paul Valéry, disant en 1938
09:36 "et je conserve précieusement dans les archives de la maison Gallimard
09:40 les leçons de la première année".
09:41 Ces leçons de la première année qui ne sont nulle part.
09:43 Je demande à l'archiviste de Gallimard pour qui je travaille justement,
09:46 donc ça tombe bien, s'il connaît ces leçons, pas du tout,
09:48 mais il dit "je vais voir".
09:49 Pendant qu'il va voir, je prie pour qu'il ne les retrouve pas,
09:52 parce que ça bouleversait tout mon travail, moi je croyais avoir terminé.
09:55 Et 15 jours plus tard, il m'appelle en me disant "je les ai retrouvées,
09:58 elles n'étaient pas au bon endroit, ce n'était pas facile, etc."
10:00 Mais elles étaient là, et donc il y avait 12 leçons de la première année.
10:03 Donc je me suis retrouvé d'un seul coup avec 28 leçons de la première année
10:06 et de la dernière année absolument complètes,
10:08 avec tous les mots même de Valéry, verbatim,
10:11 et on a intégré ça dans le cours.
10:14 Donc on a fait un deuxième volume, j'ai tout retravaillé, etc.
10:17 Et on a comme ça deux volumes avec des choses qui sont inouïes.
10:20 - Alors venons-en au contenu même du cours,
10:22 vous dites dans l'introduction de l'ouvrage,
10:24 et je vais vous citer un tout petit peu longuement,
10:27 tout ce qu'on peut affirmer aujourd'hui avec le recul
10:31 et en pesant soigneusement les mots,
10:33 c'est que le cours de poétique donné par Valéry
10:36 fut un moment capital de la réflexion littéraire et esthétique,
10:40 un authentique monument de la pensée,
10:43 échappant au cadre préétabli et dessinant de manière fulgurante
10:48 certaines des évolutions les plus radicales
10:51 de l'entreprise théorique au XXe et au XXIe siècle.
10:56 - Rien que ça ?
10:58 - Rien que ça, c'est-à-dire que...
10:59 - Rien que ça !
11:00 - Écoutez, Valéry est un penseur génial,
11:03 il a été reconnu comme cela de son vivant,
11:06 et pendant ses huit années, il a été obligé de parcourir l'ensemble de sa pensée.
11:09 C'est-à-dire qu'il y a mis toute la réflexion qu'il avait accumulée
11:13 pendant 70 ans dans ses cahiers.
11:18 Et donc on a un concentré et surtout une synthèse
11:21 qu'on a nulle part ailleurs de sa pensée.
11:23 C'est-à-dire à partir de comment l'esprit travaille,
11:27 ce que j'appelle moi une « anthropologie de l'esprit » biologiquement,
11:30 c'est-à-dire qu'actuellement les lecteurs de Valéry
11:33 qui le lisent dans les cahiers et qui le lisent maintenant dans le cours de poétique,
11:35 les neuroscientifiques par exemple,
11:37 y retrouvent des intuitions extraordinaires.
11:40 Jean-Pierre Changeux, qui va parler dans mon colloque sur Valéry au Collège de France,
11:44 retrouve chez Valéry une réflexion sur l'esthétique,
11:47 sur le fonctionnement de l'esprit, du cerveau, un livre.
11:51 Donc Changeux, le spécialiste du cerveau, le grand spécialiste du cerveau.
11:53 Et même un livre récemment est sorti, Olivier Houdet, sur Valéry et le cerveau.
11:58 Il y retrouve la modélisation que la psychologie expérimentale
12:02 retrouve actuellement dans le cerveau.
12:04 Elle était déjà chez Valéry.
12:05 Et Valéry y arrive uniquement à partir d'une réflexion sur lui-même.
12:09 Mais Valéry ne fait pas que cela.
12:10 C'est-à-dire qu'à partir de là, il va réfléchir à la façon dont la société elle-même travaille.
12:16 C'est-à-dire comment l'œuvre de l'esprit prend sa place dans la société,
12:19 comment une œuvre d'esprit est possible.
12:21 Et donc il y a une réflexion sur le fonctionnement de la société à partir du langage.
12:25 Donc il y a de la sociologie aussi ?
12:26 Il y a une sociologie.
12:27 Il y a des termes comme l'habitus qu'on connaît chez Bourdieu
12:32 et que Valéry utilise dans le sens même de Bourdieu.
12:36 Il l'a emprunté en l'anthropologie de Marcel Mauss.
12:40 Il y a une réflexion sur la science comme produit du discours, en vérité,
12:46 qu'on retrouve chez Bruno Latour.
12:48 C'est assez incroyable.
12:50 Et puis il y a une critique du langage, une critique du fonctionnement du langage.
12:54 Et surtout, une étude du pouvoir du langage.
12:58 C'est-à-dire comment à partir du langage nous pouvons arriver à ce que les choses existent.
13:02 Comment faire pour que les paroles comptent ?
13:03 Ce qui va beaucoup marquer la linguistique du XXe siècle,
13:08 on s'appelle la pragmatique du langage avec Austine.
13:10 Et tout cela se trouve en germe chez Valéry d'une manière totalement étonnante.
13:14 Alors qu'il a quasiment inventé par lui tout seul.
13:17 Il a beaucoup lu, mais la puissance de sa réflexion lui permet d'inventer.
13:21 Et en se prenant lui-même, William Marx, si je comprends bien,
13:25 en se prenant lui-même comme l'objet de départ de l'ensemble de cette réflexion.
13:32 C'est sa méthode. C'est-à-dire c'est une conscience absolue de son fonctionnement.
13:35 Alors il n'est pas le seul à faire ça.
13:36 C'est qu'au même moment où Valéry développe ce type de réflexion,
13:40 c'est-à-dire à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle,
13:42 quelqu'un en Allemagne, le philosophe Husserl, fait la même chose.
13:45 C'est ce qu'on appelle la phénoménologie.
13:46 Valéry est un phénoménologue sans le savoir.
13:49 Qu'est-ce que c'est la phénoménologie ?
13:50 C'est regarder le monde comme un phénomène sans lui donner d'interprétation a priori.
13:55 Valéry s'adresse à ses auditeurs.
13:56 On a ça dans le cours. C'est assez incroyable.
13:58 Il est devant ses auditeurs et il leur dit
14:00 "Regardez cette salle autour de vous comme un texte de langue inconnue".
14:05 C'est-à-dire, ne voyez pas déjà des volumes, des sièges, etc.
14:09 Mais voyez uniquement des couleurs ici, la couleur rouge de ce studio,
14:12 et puis des choses qui ne sont pas décarrées,
14:14 mais qui vous apparaissent en vérité comme des losanges.
14:16 C'est le logo de France Inter.
14:18 Et donc c'est exactement cela qu'il fait.
14:20 C'est-à-dire, essayer de vous abstraire de toutes vos interprétations
14:24 et regarder le monde comme si c'était la première fois que vous voyiez le monde.
14:27 Et c'est ce que fait Valéry depuis l'âge de ses 20 ans.
14:29 La radio, ça n'est pas que simplifier les choses,
14:32 c'est aussi parfois les complexifier.
14:34 William Marx, ce cours de poétique n'est pas un cours sur la poésie.
14:39 Expliquez-nous la différence.
14:41 Alors c'est peut-être un peu une frustration pour certaines des personnes qui vont lire Valéry.
14:45 Et de vrai, c'était en gros une tromperie de Valéry à l'égard de ses collègues du Collège de France.
14:50 C'est-à-dire que les collègues du Collège de France pensaient élire un poète qui allait parler de poésie.
14:54 Et donc tout le terme de poétique.
14:56 Mais en fait Valéry ne l'entendait pas de cette origine.
14:58 Erreur sur la marchandise.
14:59 Erreur sur la marchandise.
15:00 Erreur cruciale.
15:01 Erreur cruciale parce que Valéry a entendu poétique en vérité,
15:04 mais il l'a entendu secrètement comme avec le mot grec "poiétik",
15:07 le verbe grec "poiein" qui signifie faire.
15:09 Et donc c'est l'étude du faire.
15:11 Du faire intellectuel au niveau individuel comme au niveau social.
15:15 Et donc tout ce que Valéry va développer dans son cours de poétique,
15:18 ce n'est pas nécessairement une réflexion sur la poésie,
15:20 mais c'est une réflexion sur la production intellectuelle au niveau individuel et collectif.
15:25 Alors bien sûr, malgré tout, la poésie est là présente.
15:27 Elle est là présente partout, mais comme étant la source infuse de toute cette réflexion à partir de son expérience personnelle.
15:35 Et malgré tout, je vais quand même rassurer les lecteurs de ce cours,
15:38 il y a quand même des réflexions absolument passionnantes sur la littérature, sur la poésie,
15:42 mais elles ne constituent pas la majorité de ce à quoi on pourrait s'attendre.
15:47 Question sur l'application de France Inter, une question de René.
15:52 En quoi Paul Valéry reste-t-il contemporain et moderne ?
15:57 Qui sont ces fils spirituels actuels à votre avis ?
16:00 Je pense que les fils spirituels sont d'abord énormément d'écrivains actuels et qu'on ne pourrait pas imaginer.
16:07 Lise Paul Valéry et s'en repèce parce que aucun autre auteur n'a autant réfléchi à la manière d'écrire.
16:17 J'ai tendance souvent à dire que Valéry est un écrivain pour écrivain, c'est-à-dire que c'est un méta-écrivain.
16:22 C'est quelqu'un qui donne aux auteurs la capacité de se mettre en…
16:29 de se regarder eux-mêmes et d'améliorer leur propre manière de faire.
16:33 Je dirais que tous les auteurs exigeants qui travaillent sur la forme sont des auteurs qui sont les héritiers de Valéry.
16:42 Rosi, en vous écoutant, on a l'impression d'un homme seul, qui pense tout seul, dans son coin et qui ne voyageait pas.
16:51 En fait, il a voyagé mais le fait est qu'il était en dialogue malgré tout avec tout le monde intellectuel de l'Europe.
16:56 Il avait des fonctions à la Société des Nations où il était en relation avec Albert Einstein, Thomas Mann,
17:02 l'ensemble de tous les grands intellectuels européens et il a réfléchi à l'ensemble de tous les problèmes du monde de son temps qui nous restent encore.
17:12 Et ce qu'apporte le cours de poétique, je dirais, c'est quelque chose d'assez différent de cette idée de l'homme seul.
17:17 C'est-à-dire que… et c'est des choses qu'on ne connaissait pas dans la pensée de Valéry.
17:21 Valéry dit en 1945, et c'est extrêmement touchant, c'est-à-dire qu'on est au moment des procès d'écrivains
17:27 et on imaginerait Valéry comme un auteur, effectivement, comme dit l'auditrice isolée, mais Valéry dit au bout du compte, il n'y a jamais de Robinson intellectuel.
17:34 Tout écrivain qui travaille à son bureau est sous sa lampe, en fait, dans une sorte d'île mais de fossile.
17:41 C'est-à-dire que le langage le relie à l'ensemble de l'humanité.
17:46 Parce que le langage est quelque chose qui a été instillé en nous par nos parents, instillé en nous par la société
17:51 et tout auteur, même celui qui travaille tout seul, s'adresse à l'ensemble de l'humanité.
17:56 Et ça, je trouve ça absolument extraordinaire.
17:58 Une question de Marie-Julie, il faut je pense, repréciser les choses.
18:02 Vous dites que des scientifiques s'inspirent de Paul Valéry, mais ça n'était pas un homme de science.
18:07 « Je ne comprends pas », dit-elle. Est-ce que vous pouvez revenir sur cette question, William Marck ?
18:13 Alors, je ne dirais pas que les scientifiques s'inspirent de Valéry, mais ils retrouvent dans Valéry des intuitions
18:18 qui sont confirmées par les recherches actuelles.
18:21 Et je citais donc Jean-Pierre Changeux, grand neuroscientifique, ou bien Olivier Houdet, psychologue expérimental,
18:27 qui écrivent sur les coïncidences extraordinaires qui existent entre le fonctionnement du cerveau.
18:34 Par exemple, Valéry insiste beaucoup sur le fait que l'important dans le fonctionnement de l'esprit,
18:42 ce n'est pas ce qui vient de nous spontanément, mais c'est notre réaction à ce qui vient de nous.
18:47 C'est-à-dire que c'est l'écart, la distance que nous mettons. Ce qui vient de nous n'est pas ce qui est le plus nous,
18:53 c'est notre réaction à l'écart de ce qui vient de nous. C'est ce que Olivier Houdet, l'ex-psychologue, appelle l'inhibition.
19:00 L'inhibition est très importante, reconnue par les pédagogues actuellement, par Stanislas De Man,
19:04 comme des choses absolument fondamentales dans l'éducation.
19:06 Et bien, travailler sur l'inhibition, c'est quelque chose que Valéry a toujours fait.
19:10 Un mot tout de même sur le contexte historique du cours au Collège de France, donc 1937-1945,
19:17 de l'avant-guerre à la Seconde Guerre mondiale, avec l'occupation, la collaboration.
19:23 Comment faire cours de poétique dans un tel contexte ? Quelle trace y a-t-il de la guerre dans ces cours ?
19:32 Le Collège de France a été pour Valéry un espace de liberté. Il raconte cette anecdote en 1945,
19:38 pendant la guerre, il passe devant les grilles du Collège de France, il y a un officier allemand qui s'interroge
19:44 et qui lui dit "mais quel est ce bâtiment-là ?" et Valéry lui répond "ceci, monsieur, est un espace où la parole est libre".
19:52 Et donc, ça a été un espace de liberté absolue. On a, pendant la guerre, en 1943, des réflexions assez étonnantes
19:57 sur le rôle de la parole et du pouvoir, qu'annonce Michel Foucault.
20:00 A savoir, avoir le pouvoir, c'est avoir le pouvoir de mettre à mort, par la parole, avoir l'autorité de la parole.
20:06 Il y a des choses qui représentent, en quelque sorte, un écho assez lointain de toutes les horreurs qui ont lieu dans la Seconde Guerre mondiale.
20:15 Et à la libération, Valéry prononce, d'abord en Sabonne et ensuite au Collège de France, un extraordinaire discours sur Voltaire.
20:22 Où il fait de Voltaire, en gros, une sorte de portrait de la toute-puissance de l'esprit qui peut s'opposer au crime contre l'humanité.
20:29 C'est l'une des premières formulations que l'on a en français de l'expression de "crime contre l'humanité".
20:34 On est en décembre 1944.
20:36 Comme étant, ce moment où Voltaire arrive, c'est le moment où l'esprit a la possibilité de s'opposer aux horreurs du monde.
20:45 Et de prendre le pouvoir au nom d'une morale supérieure.
20:50 Et donc, ce Valéry, comme disait votre auditrice, qu'on croit isolé, comme Monsieur Test, c'est un personnage très important pour Valéry.
20:57 En fait, c'est quelqu'un qui a à ce moment-là une conscience morale, une conscience de la responsabilité de l'écrivain et de l'action qu'il peut avoir dans la société.
21:06 Et ça, c'est des choses que même les spécialistes de Valéry, au bout du compte, avaient assez ignorées.
21:10 - Question impossible, mais je vous la pose quand même.
21:13 Comment trouverait-il le monde de 2023 ?
21:16 Celui des réseaux sociaux, des bulles d'opinion dans lesquelles on vit, celui de la guerre en Ukraine aussi.
21:24 Déjà en 1945, il se trouvait un vieil homme totalement en décalage vis-à-vis de ce monde-là.
21:29 Donc aujourd'hui, je pense qu'il serait assez... Evidemment, il serait désabusé et je crois qu'il voudrait porter,
21:37 c'est ce que j'essaie de porter un peu à sa place en portant ce cours de politique,
21:40 ce niveau d'exigence intellectuelle et aussi de travail sur la vérité et de confiance en la science.
21:46 Valéry était un écrivain, mais un écrivain qui avait confiance dans le travail du scientifique.
21:50 C'était quand même un grand ami d'Albert Einstein et c'est l'un de ceux qui ont porté la théorie de la relativité dans les années 1920
21:58 et qui ont essayé de la faire comprendre.
22:00 Je crois que cette idée d'exigence intellectuelle, de rapport à la vérité, elle est fondamentale pour Valéry
22:07 et je crois que c'est quelque chose qui est toujours d'actualité, me semble-t-il.
22:10 - Un immense merci à vous, William Marx, d'avoir été à notre micro ce matin.
22:15 C'était extraordinairement intéressant. Je renvoie donc à ce miracle, vous en avez décrit la Genèse,
22:24 qui est ce cours de poétique en deux volumes aux éditions Gallimard dans la Bibliothèque des idées.
22:31 Merci encore d'avoir été à notre micro.