Le mythe de l’entrepreneur individuel providentiel [Benoît Heilbrunn]

  • l’année dernière
Quelle est la principale motivation des entrepreneurs ? Qu'est-ce qui les pousse à soulever des montagnes : l'appât du gain, la volonté de laisser un trace, ou bien la volonté d'œuvrer pour le bien commun ? [...]
Transcript
00:00 [Musique]
00:08 Quelle est la principale motivation des entrepreneurs ?
00:11 Et qu'est-ce qui les pousse à soulever des montagnes ?
00:13 Est-ce l'appât du gain, la volonté de laisser une trace,
00:17 ou bien la volonté d'œuvrer pour le bien commun ?
00:20 Les Américains n'ont pas attendu la mode de la raison d'être
00:23 pour déployer une mythologie de l'entrepreneur parti de rien,
00:27 qui seul contre tous œuvre pour le bien de l'humanité
00:31 grâce à une idée de génie qui améliore la vie quotidienne de ses contemporains
00:35 tout en bouleversant l'économie mondiale.
00:38 Et chaque époque a son héros,
00:41 que l'on pense à Thomas Edison, Alexander Graham Bell ou John Davidson Rockefeller.
00:47 Ces entrepreneurs alimentent un soft power
00:51 qui a légitimé l'idéologie du patron américain providentielle,
00:54 de la même façon que les artistes du pop art
00:57 ont largement contribué à la diffusion des symboles et pratiques
01:01 de la culture de consommation américaine.
01:04 La mythologie de l'entrepreneur américain a ses codes bien précis.
01:08 C'est toujours l'histoire d'un homme blanc, parti de rien,
01:11 le fameux self-made man,
01:13 qui bricole dans son garage jusqu'à ce qu'une étincelle
01:16 lui permette de renverser l'ordre établi.
01:20 Ces entrepreneurs qui investissent l'imaginaire du progrès
01:23 seraient les agents d'une création destructrice
01:26 permettant à l'humanité de sortir de sa torpeur
01:30 en faisant des bons en avant sur la route du progrès technologique.
01:34 D'ailleurs, contrairement aux inventeurs du 19e siècle,
01:37 qui étaient emprunts d'une forte culture technique,
01:40 les nouveaux messie sont plutôt des innovateurs et des créatifs.
01:44 Ils sont davantage des visionnaires que des créateurs.
01:48 Ils apportent une nouvelle vision d'un univers
01:51 et c'est justement à ce titre qu'ils prétendent changer la société.
01:55 Inutile de dire que la plupart d'entre eux
01:58 gravitent depuis trois décennies autour de la Silicon Valley,
02:02 sorte de pays de cocagne de l'entrepreneuriat.
02:05 C'est justement ce récit culturel sur le self-made man
02:08 que déconstruit Anthony Galuzzo dans son ouvrage
02:12 « Le mythe de l'entrepreneur »
02:14 qui se penche sur la fabrication et l'installation
02:17 des célébrités entrepreneuriales américaines
02:19 dans l'imaginaire contemporain.
02:21 Qu'il s'agisse de Bill Gates, de Steve Jobs,
02:24 de Jeff Bezos ou d'Elon Musk,
02:26 l'ouvrage montre que ces patrons qui s'érigent en fondateurs
02:30 se prétendent révolutionnaires
02:32 alors qu'ils accréditent en fait
02:34 une vision du monde banalement capitaliste.
02:36 Ainsi, Elon Musk qui reprend tous les codes
02:39 de la célébrité entrepreneuriale américaine.
02:42 Il se met en scène tel une figure démiurgique,
02:45 visionnaire, fédératrice
02:47 et qui n'est pas mue par l'apas du gain
02:50 mais par de grands dessins humanistes.
02:53 Or, le fossé est abyssal entre la narration héroïque
02:57 produite autour de ces personnages,
02:59 leur success story et leur véritable empreinte
03:02 dans les processus d'innovation industrielle
03:05 et technologique auxquels on les associe.
03:08 Une production médiatique fantasmagorique
03:11 de l'entrepreneur alimente un mythe
03:13 qui véhicule l'idée que le marché
03:16 est un espace prétendument démocratique
03:19 d'où émergerait une aristocratie naturelle.
03:22 Le marché serait un opérateur de justice
03:25 qui récompenserait les talents
03:27 et les mérites des innovateurs.
03:29 On nous propose donc un compte moral
03:32 dans lequel chacun est entièrement comptable
03:35 de ses réussites et de ses échecs.
03:37 Autrement dit, si un individu ne réussit pas
03:40 sur le marché, c'est qu'il ne le mérite pas.
03:43 Ce que l'auteur nomme un conservatisme
03:46 méritocratique qui vient justifier
03:49 l'accumulation et la concentration de richesses
03:52 chez une minorité.
03:53 Nous serions de libres acteurs,
03:56 mus par une force intrinsèque, la volonté,
03:58 qui seule permet de réussir économiquement.
04:01 Et ces patrons revendiquent souvent
04:04 le fait de n'avoir pas trop usé leur fond de culotte
04:07 sur les bancs de l'université,
04:09 tant il leur semblerait odieux
04:11 de reconnaître le rôle que l'école
04:13 a joué dans l'éclosion de leur talent entrepreneurial.
04:16 La seule école qui vaille dans ce mythe
04:18 est celle de la pauvreté,
04:20 qui ne serait plus, à les entendre,
04:22 une condition malheureuse, mais au contraire,
04:25 un avantage dans la conquête de la volonté.
04:28 Dans cette vision de la société,
04:30 l'entrepreneur à succès est un avant-gardiste.
04:33 Contrairement à l'homme d'affaires,
04:35 cet agent économique rationnel routinier,
04:38 l'entrepreneur serait doté de qualités exceptionnelles
04:41 qui le rendent capable de réinventer
04:44 les structures d'un marché.
04:46 Et puisqu'il est le moteur du monde
04:48 à travers la création destructrice,
04:50 il est une personne supérieure
04:52 qui s'arroge le droit de nous gouverner.
04:55 (Générique)
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