• l’année dernière
Transcription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Ghesbert, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, un club de la BD ce mardi avec Jacques Ferrandez.
00:21 Il a adapté "L'étranger" et "Le premier homme" de Camus.
00:24 Il est auteur et illustrateur de bandes dessinées.
00:27 Il rouvre aujourd'hui ses carnets algériens pour nous raconter la suite de l'histoire.
00:31 Celle de l'après 1962, celle du début, celle du pays après l'indépendance.
00:37 Et il clôt ainsi sa grande fresque consacrée à l'Algérie, débutée il y a 30 ans avec la série des "Carnets d'Orient".
00:43 Une saga en dithome qui couvrait la période 1830-1954.
00:48 L'album "Suites algériennes" (1962-2019) seconde partie, publié chez Casterman, sort en librairie demain.
00:56 Et pour fêter ça, Jacques Ferrandez est aujourd'hui l'invité de "Bienvenue au Club".
01:00 *Musique*
01:04 Une émission programmée par Henri Leblanc et Camille Berne avec Laura Dutèche-Pérez et Sacha Mattei à la préparation-coordination.
01:11 Réalisation Phyllis Siffogère avec Grégory Wallon à la technique.
01:15 Et bonjour Jacques Ferrandez.
01:16 Bonjour, bonjour.
01:17 Vous êtes né, pour tous ceux qui ne le savent pas encore, en 1955, voilà, votre âge est donné, à Alger.
01:23 Ça c'est pour la localisation de cette naissance. Votre famille rejoint Nice trois mois après votre naissance.
01:29 Vous y êtes donc né à Alger sans y avoir jamais vécu.
01:33 Chose singulière, très particulière.
01:35 Et cette série, elle reprend ce passé, elle vous incarne.
01:40 Est-ce qu'elle serait aussi pour vous, cette série, ces "Suites algériennes", un nouvel acte de naissance ?
01:47 Est-ce que c'est une manière pour vous de donner corps à ce mot, "Alger", ce lieu où vous êtes né, qui figure sur vos papiers d'identité ?
01:55 Oui, évidemment, Alger, ça vous marque quand ce mot est inscrit sur votre carte d'identité parce que c'est l'origine en fait.
02:05 Donc c'est l'origine, mais moi je suis un petit peu le dernier, si vous voulez, à être né à Alger, puisque mes parents, mes grands-parents, s'étaient fixés en Algérie.
02:15 Ils m'ont trahi mes origines espagnoles.
02:17 C'était à la fin du 19e siècle.
02:19 Et puis ensuite, dès ma naissance, mon père a décidé de quitter sa ville.
02:24 Il était jeune médecin, il venait de s'installer depuis quelques années seulement.
02:27 Et il a décidé de tourner la page, comme il disait.
02:31 Ce qui pour moi a été finalement une espèce de questionnement assez vite.
02:35 C'est-à-dire, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Pourquoi est-ce qu'on est quelque part, comme le disait le chanteur ?
02:41 Ça a été, si vous voulez, en plus de ça, une espèce de plongée dans une histoire que je ne connaissais pas.
02:47 Alors, il y avait un peu de mémoire familiale, mais il y a surtout eu une recherche historique pour savoir d'où ça venait tout ça.
02:53 1830, 1962, 132 ans d'occupation.
02:57 Et puis, une mine inépuisable de scénarios.
03:01 Mais il y avait un manque d'histoire pour vous, un manque de mémoire. Pourtant, les historiens ont beaucoup écrit, beaucoup raconté aussi cette histoire de l'Algérie.
03:12 Je dirais qu'il y avait surtout un manque de compréhension de ma part du sujet.
03:15 C'est-à-dire, essayer de comprendre ce qui s'est passé, de comprendre les uns, les autres.
03:20 Qu'est-ce qui motive finalement les gens à aller s'installer dans une colonie au XIXe siècle ?
03:26 À l'époque, c'était très bien porté. C'était la gauche républicaine qui a incité, après la révolution de 1848 et après la Commune,
03:35 il y a eu tout un mouvement qui était soutenu plutôt par la gauche républicaine d'aller coloniser l'Algérie.
03:41 Là aussi, aujourd'hui, on peut considérer que c'est très, très paradoxal.
03:44 Et puis voilà tout ce qui s'est déroulé pendant toutes ces périodes-là, avec à chaque fois...
03:50 Ce qui m'intéressait surtout, c'était des histoires humaines, c'est-à-dire comment on se débrouille quand on est au milieu de tout ça,
03:55 qu'on ne comprend pas ce qui vous arrive et qu'on est confronté à des conflits, à des histoires qui vont ensuite bousculer les destins.
04:03 Donc vous n'avez suivi qu'à moitié le conseil aux voyageurs que donne Kamel Daoud dans la préface de ses "Suites algériennes", tome 2.
04:11 "Il ne faut pas aller en Algérie pour chercher une explication, seulement des histoires."
04:16 Alors, je me souviens quand Kamel m'a écrit cette préface, j'ai dit c'est marrant parce que je crois que c'était dans "La guerre fantôme",
04:23 qui était la reprise de la série pour traiter la guerre d'Algérie, 54-62, j'avais mis une phrase que j'aimais beaucoup de Jim Harrison qui disait
04:30 "Il n'y a pas de vérité, il n'y a que des histoires." Et ça, je trouve ça formidable. C'est un moyen justement de rentrer dans les destins, dans les parcours individuels.
04:39 Et puis après ça, chacun fait sa vérité. Mais ce qui est aussi fascinant, c'est que les vérités d'un moment sont les mensonges d'avant ou d'après.
04:48 On est toujours confronté à un contexte historique qui fait que ce qui est vrai un jour devient faux le lendemain.
04:55 Les héros d'un jour sont les salauds le lendemain. Tout ça, c'est compris dans cette histoire coloniale.
05:01 Et moi, c'est ça aussi qui m'intéressait, de rentrer dans ces histoires pour, encore une fois, essayer de comprendre ce qui s'était passé.
05:09 Donc voilà, il y avait à la fois l'envie de renouer avec la mémoire familiale, l'envie de comprendre l'histoire de ce pays, d'incarner ce mot, cette ville, Alger,
05:19 qui était inscrite sur votre carte d'identité. Et au-delà de ça, comment vous pourriez raconter l'évolution du projet ?
05:26 Parce que ça vous travaille depuis plus de 30 ans cette histoire. Vous avez eu plein de pas de côté. On en reparlera, des échappées belles aussi,
05:32 tout au long de ce projet, de cette grande fresque qui a débuté avec les carnets d'Orient, il y a plus de 30 ans,
05:39 qui s'est poursuivie avec vos carnets algériens et puis aujourd'hui avec ses suites algériennes. Est-ce que la démarche a beaucoup changé ?
05:47 Vous savez, j'ai souvent l'habitude de dire que j'ai la démarche du feuilletonniste. C'est-à-dire que je ne sais pas du tout à l'avance ce que je vais faire.
05:54 Je mets en place les éléments pour un récit. Puis une fois que le récit est fini, je dis « tiens, maintenant, qu'est-ce qui va se passer ?
05:59 Comment vont évoluer les personnages ? Qu'est-ce qu'ils vont devenir ? » Et c'est comme ça que j'ai travaillé à chaque fois,
06:04 en me renseignant évidemment sur la période que j'avais à traiter.
06:07 Le Dumas de la BD.
06:09 C'est trop gentil. Mais ce qui m'a importé, c'était de mettre en place des éléments pour essayer de raconter l'histoire de façon assez chronologique.
06:21 Parce que les Carnets d'Orient, c'est des années 1830. Ensuite, je déroule la pelote comme ça jusqu'à l'été 1954 pour rendre compte de cette période coloniale.
06:33 Ensuite, je pensais m'arrêter là. Et puis, parce que la guerre d'Algérie dans les années 80-90, c'était très compliqué à traiter.
06:41 Et puis finalement, beaucoup de choses se sont passées dans les années 90, notamment la situation même de l'Algérie, ce qu'on appelle la décennie noire.
06:48 Et puis tout ce qui était en train de surgir en France comme témoignage des anciens appelés, l'affaire Auxarès.
06:54 Je ne sais pas si vous vous souvenez. Ce général qui a déclaré qu'il avait non seulement utilisé la torture, mais que c'était une pratique qui était tout à fait usuelle, etc.
07:02 Tout ça m'a incité à parler aussi de cette période de guerre d'Algérie. Donc cinq volumes pour décrire la période 1954-62.
07:11 Je pensais à mon tour en avoir fini cette fois-ci. On est arrivé en 62, c'est l'indépendance.
07:16 Mais en effet, l'histoire ne s'arrête pas en 1962 pour l'Algérie et même, j'allais dire, pour les relations entre la France et l'Algérie.
07:23 Donc, ce qui m'a poussé aussi, c'est que je retourne régulièrement en Algérie et je me suis retrouvé finalement le 1er novembre 2019 en plein Hirak, comme on dit Alger.
07:34 Et là, je me suis dit, j'ai fait en plus un petit pèlerinage personnel sur les tombes de mes deux arrières-grands-pères qui sont enterrés à Alger, dans deux cimetières différents.
07:43 Et là, j'ai dit, je tiens le début de l'histoire. Et c'est comme ça que j'ai mis les choses en place pour parler aussi, ce qui me tenait à cœur finalement, de ce qu'est devenu l'Algérie depuis 1962.
07:53 Alors, non seulement elle ne s'arrête pas en 62, mais peut-être diriez-vous, Jacques Ferrandez, qu'elle recommence.
07:58 Pourquoi avoir voulu prolonger ces suites, le récit des cinq volumes des carnets d'Algérie, celui des années de la guerre, 1954-52, et surtout pourquoi ne pas les avoir pensés ?
08:07 En fait, c'est ça qui est intéressant, pas totalement dans la continuité, d'avoir fait le choix de les désolidariser avec une nouvelle série.
08:14 Est-ce que 62, pour vous, c'est quand même une rupture d'abord, plus qu'une continuité, une rupture historique dans la grande histoire du pays ?
08:23 Évidemment, évidemment. C'est l'indépendance de l'Algérie. C'est le départ d'une nouvelle nation.
08:28 C'est un peuple, là aussi, on peut charger les mots de significations diverses, mais c'est tout un peuple, disons, qui obtient l'indépendance, qui chasse le colonisateur.
08:40 Tout ça se déroule dans une période de droits des peuples à disposer d'eux-mêmes, de décolonisation générale.
08:46 Et puis, moi, je suis pas mal placé d'un côté pour considérer qu'en effet, il y a eu un exode massif de toute la population dite européenne,
08:55 c'est-à-dire espagnol, italien, maltais. J'étais il y a 15 jours à Malte pour voir un peu cette île.
09:02 Et il y a une grande partie de la population de Malte qui est venue pour des raisons économiques, c'est-à-dire qu'ils crevaient de faim,
09:07 s'installaient en Afrique du Nord à l'époque française, Tunisie, Algérie. Donc, vous voyez, il y a toutes ces populations qui, à un moment donné, on leur dit
09:15 « Vous n'êtes plus chez vous », donc ils s'en vont. Et puis il y a un nouvel élan, enfin une nouvelle histoire qui démarre.
09:20 Et cette histoire-là, d'abord, elle est très peu connue, parce que nous, ici, de ce côté de la Méditerranée, on la connaît mal.
09:27 Et j'allais dire même de l'autre côté de la Méditerranée, il y a une histoire officielle aussi, une forme de langue de bois officielle qui est dictée
09:34 par le pouvoir en place, qui est toujours le même. Je le rappelle, depuis 1962, c'est le FLN. Il n'y a jamais eu d'alternance en Algérie depuis 1962.
09:41 Donc évidemment, le pouvoir en place raconte ce qu'il arrange par rapport à cette histoire depuis l'indépendance.
09:47 Et moi, ce qui m'intéressait, c'était, à travers les témoignages d'Algériens que je connais, parce que souvent en Algérie, j'ai plein de copains algériens,
09:55 et de reprendre, si vous voulez, ce qui a été le ferment qui a mené tous ces gens dans la rue tous les vendredis pendant un an, en 2019,
10:03 à partir de février 2019, le mouvement qui a été éteint à cause du Covid, opportunément, j'allais dire pour le pouvoir,
10:11 exactement un an après, en mars 2020, c'était fini. Et le mouvement qui a tenté de redémarrer après le Covid, aujourd'hui,
10:18 ce n'est plus du tout la même histoire. Les gens sont réprimés, ils vont en prison, ils sont en garde à vue.
10:23 Le pouvoir a verrouillé tout ça, si vous voulez, de façon très, très, très autoritaire aujourd'hui.
10:29 Ça, c'est évidemment passionnant parce que cette histoire se continue et puis elle surgit dans notre actualité, bien entendu.
10:35 Oui, donc il y a un besoin de récit, mais aussi peut-être un besoin de fiction. Comme le rappelle là encore Kamel Daoud, dans ce prologue,
10:42 « Voilà un homme, dit-il, en parlant de vous, dont le regard a su préserver la fiction et la dénoncer. »
10:47 La fiction, c'est qu'est-ce qu'être algérien, en fait ? Qu'est-ce que l'Algérie, aujourd'hui ?
10:51 « L'affixer à la lumière du dessin, sans la tarir, l'extraire vers le soleil du récit. »
10:56 Quand on est algérien, on s'agace souvent de la caricature immanquable dans le regard sur soi de l'étranger.
11:01 À la fois, on veut épargner le mystère du pays, l'offrir à voir comme signe supérieur.
11:05 On veut qu'il soit interrogé et on s'agace lorsqu'il l'est. L'Algérie, c'est l'autre, vous dira-t-on toujours.
11:12 Alors, on va revenir sur le fait que vous n'avez jamais choisi votre camp à travers ces histoires.
11:17 Vous avez essayé de raconter le point de vue de tous, essayez d'écrire finalement une histoire algérienne, plus encore que votre histoire algérienne.
11:24 Mais sur ces années post-62, il y a quelque chose qui est assez peu connu, qu'a raconté notamment Hélène Moctefi dans « Alger, capitale de la Révolution ».
11:33 C'est cette période où vraiment l'Algérie, Alger tout particulièrement, est en ébullition.
11:38 Et devient presque l'endroit où se retrouvent tous les mouvements de contestation, les mouvements de libération africains, palestiniens, les Black Panthers.
11:45 Il y a eu des années folles comme ça aussi à Alger.
11:47 Oui, « Alger, capitale du tiers-mondisme », à ce moment-là. Et j'ai lu le livre de Moctefi, qui était très intéressant.
11:54 Publié aux Émissions de la Fabrique.
11:56 Oui, et publié en premier chez Barzak, qui est un excellent éditeur algérien, qui est très, très courageux, qui a beaucoup d'opiniâtreté.
12:05 Ce n'est pas facile aujourd'hui d'être éditeur en Algérie. C'est d'ailleurs l'éditeur de Kamel Daoud aussi.
12:09 Je suis très fier d'avoir une préface de Kamel Daoud, puisque je trouve qu'il a un regard sur son pays qui est extrêmement tranchant, extrêmement intelligent.
12:22 C'est un livre qui s'appelle « Mes indépendances ». C'est quelqu'un qui a une très forte indépendance d'esprit.
12:28 Je pense que c'est dans les temps qui courent, ça mérite d'être vraiment salué.
12:33 Mais en effet, cette période-là, pour moi, ce n'est pas que j'ai découvert, parce que j'avais lu aussi le livre de Catherine Simon sur les Pieds-Rouges.
12:41 Vous savez, qui sont ces Français qui avaient soutenu l'indépendance de l'Algérie, qui étaient dans la lutte anticolonialiste.
12:47 Et qui sont dans votre histoire, à travers la figure de Mathilde.
12:50 Mathilde s'installe en Algérie pour accompagner cette révolution, mais avec là aussi probablement des désillusions,
12:57 puisque déjà le ferment de l'islamisme est là aussi. On l'a très mal vu, on n'a peut-être pas voulu le voir dès cette période-là.
13:07 Et ça s'est traduit exactement une génération après l'indépendance par cette décennie noire.
13:12 Donc tout ça aussi, c'est intéressant de faire des espèces de liens entre cette période coloniale, ce qui a été fait, ce qui a été subi,
13:21 et de quelle manière ça a ressurgi aussi une génération plus tard, là, de la part d'Algériens entre Algériens.
13:27 C'est ça aussi qui est assez fascinant dans cette histoire.
13:31 Alors le rôle des écrivains, l'hôte, l'étranger, le premier homme, trois récits, trois livres de Camus que vous avez adaptés.
13:39 Ça reste votre idole à vous, Camus ? Comment vous le définiriez ?
13:42 Camus, c'est une espèce de boussole. Et surtout, comme je disais, on est soumis à des dogmes idéologiques.
13:51 Ce n'est pas nouveau, mais de toute part.
13:54 Et je pense que Camus, à travers sa production philosophique, littéraire, journalistique,
14:01 s'est toujours défendu d'appartenir à des chapelles intellectuelles.
14:09 D'ailleurs, à ce prix qu'il a été excommunié copieusement dans les années 50 par Sartre et les Sartriens.
14:16 Mais il y a cette indépendance d'esprit de la part de Camus, cette manière de considérer qu'on peut penser par soi-même.
14:25 Et surtout quand on est soi-même dans des milieux qui se chargent justement de penser,
14:31 mais qui souvent ont tendance à bloquer le débat et peut-être à fournir une sorte de prête à penser contre lequel il faut évidemment lutter.
14:41 Albert Camus, en 1958, quatre ans avant 1962, qui est le point de départ de votre bande dessinée.
14:48 L'une des chances principales est justement le fait d'être né en Algérie.
14:53 Je dois à l'Algérie non seulement mes leçons de bonheur, mais je lui dois mes leçons de souffrance et de malheur.
15:04 L'une des choses dont je suis fier en tant qu'écrivain et en tant qu'écrivain algérien,
15:11 c'est que nous autres écrivains algériens, nous avons fait notre devoir.
15:16 Et nous l'avons fait depuis longtemps.
15:19 Ce que je veux dire de plus précis, c'est que nous sommes beaucoup à espérer ce qu'on appelle maintenant l'Algérie de demain.
15:27 Je ne sais pas si cette Algérie se fera. Je ne sais pas non plus dans quelles conditions elle se fera.
15:32 Je ne sais pas non plus ce qu'elle nous coûtera encore en sang et en malheur.
15:37 Mais ce que je puis dire, c'est que cette Algérie de demain, nous autres écrivains algériens, nous l'avons faite hier.
15:46 Dans ces suites, vous racontez vous l'Algérie de demain, Jacques Ferrandez.
15:50 Celle dont Camus rappelle que les écrivains algériens l'ont faite hier.
15:54 Et dans ces suites, vous dites justement avoir voulu rendre hommage à la génération suivante,
15:58 celle des écrivains qui vivent et écrivent en Algérie aujourd'hui, dont Rachid Mimouni,
16:02 qui a inspiré le personnage de l'écrivain et qui est l'auteur notamment de La Ceinture de Logres.
16:07 Tous ces livres sont parus en France chez Stock, pour ceux qui voudraient s'y reporter.
16:12 Leçons de bonheur, leçons de souffrance et de malheur, nous dit Albert Camus dans cet extrait, dans cet archive.
16:18 C'est intéressant de réaliser, de comprendre quelle est la place des écrivains, à la fois hier et aujourd'hui.
16:24 Je pense qu'ils sont les porteurs justement d'une forme d'indépendance qui aurait dû être celle à laquelle l'Algérie a accédé en 1962.
16:33 Tous ces écrivains, Kateb Yassin et puis par la suite, effectivement, Rachid Mimouni,
16:39 que j'ai eu l'honneur de rencontrer, de côtoyer dans les années 90.
16:43 C'était d'ailleurs le sujet de mon premier voyage à Algérie en 1993.
16:47 C'est ça que je raconte en fait, parce que ce qui est marrant, c'est que dans cette histoire-là,
16:50 c'est la première fois que je me mets, entre guillemets, légèrement en scène, évidemment, en en faisant tout de même une fiction.
16:57 Mais j'avais, comme le tout début, j'expliquais tout à l'heure que c'est lié à cette journée du 1er novembre 2019,
17:06 où j'étais à Alger avec la visite des cimetières.
17:09 J'ai raconté ça comme le début du premier chapitre du premier tome.
17:13 Et j'avais un peu comme une espèce de travail un peu provisoire, donné mes traits au personnage.
17:21 Et puis j'avais dit à mon éditeur, je pense que je vais changer, je vais donner une autre tête, etc.
17:26 Il m'a dit, n'en fais rien surtout, c'est la première fois que tu peux utiliser ta propre expérience à travers justement un récit qui est contemporain.
17:34 Et alors ça m'a poussé à reprendre les notes que j'avais de tous mes voyages précédents,
17:39 et notamment cette rencontre avec Rachid Mimouni, avec qui d'ailleurs j'ai fait un livre à l'époque,
17:44 "La colline visitée" sur la Casbah d'Alger, et d'essayer d'introduire dans mon récit des choses que j'avais réellement vécues.
17:51 Alors tout, évidemment, n'a pas été vécu par moi. À un moment donné, mon personnage se fait enlever par un groupe islamiste armé.
17:56 Donc évidemment, fort heureusement, ça ne m'est pas arrivé.
17:58 - Ça n'était pas votre cas.
18:00 - Mais il y a beaucoup de choses qui m'ont permis de nourrir le récit avec les rencontres que j'ai pu faire.
18:05 Momo de la Casbah, qui était un personnage formidable que j'ai pu rencontrer,
18:09 et qui était déjà présent dans le cimetière des princesses, que j'ai remis en scène dans les épisodes qui se passaient pendant la guerre d'Algérie.
18:18 Et là, que j'ai pu représenter tel que je l'ai connu en fait en 1993.
18:23 Donc il y a une part, je ne dirais pas autobiographique, mais on peut dire auto-fictionnelle, si vous voulez, par rapport à ce que je peux raconter dans cet album-là.
18:32 Mais c'est vrai que le fait d'être moi-même amené à aller souvent en Algérie, de fréquenter beaucoup d'Algériens, c'est évidemment très précieux dans ce genre de récit.
18:40 - Oui, et on vous voit avec une écharpe bleue, aussi bleue que cette chemise et ce gilet que vous avez aujourd'hui.
18:47 Ce bleu, c'est intéressant, on parlera peut-être de cette gamme chromatique que vous avez utilisée d'ailleurs dans ce volet-là de cette histoire des suites algériennes.
18:57 Mais un mot justement de cette rencontre avec l'écrivain qui vous dit, d'un côté il y a les livres et de l'autre côté il y a le livre.
19:03 De quels livres parle-t-il ?
19:04 - C'est ce que j'ai constaté au Salon du Livre d'Alger, c'est qu'il y a deux bâtiments.
19:08 L'un où il y a toute la production littéraire, c'est-à-dire romans, essais, même bandes dessinées, avec un public assez diversifié.
19:15 Et puis un autre bâtiment avec les livres religieux.
19:18 Et là, on voit le public est tout à fait différent.
19:20 La tenue des gens qui fréquentent ce bâtiment, c'est vraiment l'image de l'islamiste, du salafiste.
19:30 Enfin même, vous voyez, avec quelque chose qui est même assez presque caricatural.
19:35 C'est-à-dire on voit des gens sortir avec des sacs remplis de livres parce qu'ils sont quasiment donnés.
19:39 Alors que les livres, eux, coûtent. Tout le monde le sait.
19:44 Donc ça représente un sacrifice un peu pour les gens qui viennent acheter des livres.
19:47 D'autant plus que le Salon du Livre d'Alger, chaque année, c'est un peu la grande librairie d'Algérie.
19:52 Il y a des gens qui viennent de partout, de tout le pays, parce que c'est là qu'on trouve vraiment tout.
19:56 Les librairies sont de plus en plus rares en Algérie.
19:59 Et donc d'un côté il y a ça, il y a ces livres.
20:01 C'est-à-dire une manière de pouvoir s'ouvrir, de pouvoir se cultiver, s'interroger, etc.
20:07 Et d'un autre côté, ce livre qui dicte sa manière d'être dans tous les compartiments de la vie, de la naissance à la mort.
20:14 Et qui se réfère à un seul livre. On l'aura compris, c'est évidemment le Coran.
20:18 Voilà. Alors il y a Camus dans votre vie, mais il n'est pas le seul.
20:22 Pagnol, Giono, vous racontez aussi cet autre vous en adaptant leur roman à eux, "La Provence où vous avez grandi".
20:31 Mais restons en Algérie et parlons peut-être de cette politique mémorielle française vis-à-vis de la colonisation, vis-à-vis de l'Algérie, vis-à-vis de la guerre.
20:40 Vous le savez, Benjamin Stora, l'historien, a rendu il y a un an ou deux un rapport demandé en juillet 2020 par le président de la République sur cette question.
20:49 On l'écoute en 2021. Il était l'invité de la grande table.
20:52 Lorsque j'ai rédigé "La gangrène et l'oubli", on était dans une période d'occultation en France.
20:57 C'est-à-dire le fait que cette histoire, qu'on appelait encore les événements d'Algérie, à l'époque on ne l'avait pas reconnu, l'existence de la guerre d'Algérie.
21:05 Ce n'était le cas qu'en 1999 à l'Assemblée nationale, donc après.
21:09 Donc je m'étais évertué à expliquer en quoi et pourquoi cette occultation s'était installée dans la société française.
21:19 Pourquoi il fallait ne pas regarder en face cette histoire qui était extrêmement douloureuse.
21:24 Et malgré la somme de films, de livres, de travaux, de romans produits, il y avait toujours cette sensation de manque, d'absence.
21:32 Et qu'on pouvait, disons, voir à travers peut-être cette sorte de blessure narcissique du nationalisme français dans la perte de l'Algérie française.
21:40 L'Algérie française qui était considérée un peu comme le joyau de l'Empire.
21:43 Et donc il fallait oublier pour vivre, pour exister, pour reconstruire.
21:47 Le général de Gaulle a joué un très grand rôle, bien sûr, dans cette fabrication d'oubli, comme il l'avait fait d'ailleurs après 1945.
21:53 30 ans plus tard, et bien ce n'est pas tout à fait la même situation, bien sûr, car nous sommes sortis de l'oubli.
22:00 Nous sommes sortis de l'oubli dans une sorte de confrontation des mémoires.
22:04 J'ai même utilisé à un moment donné, il y a une quinzaine d'années, l'expression de guerre des mémoires.
22:08 C'est-à-dire que cette sortie d'oubli, elle s'est faite dans le désordre, dans la confusion, dans le repli identitaire,
22:15 dans le fait que tous les groupes porteurs de cette mémoire, chacun de ces groupes en fait, a voulu que l'on reconnaisse sa vérité de manière exclusive.
22:25 C'est-à-dire le fait qu'ils avaient été les seuls pratiquement à souffrir de cette guerre, de cette tragédie, de cette histoire et du colonialisme,
22:34 sans essayer de comprendre la souffrance des autres.
22:37 - Voilà, il y a toutes ces Algéries dans vos personnages, Jacques Ferrandez, des pieds noirs aux pieds rouges.
22:42 Et justement, il n'y a pas qu'une vérité. À travers les parcours d'Octave et Samia, les parents de Paul Yanis,
22:47 le journaliste que l'on suit de Nour, de Mathilde, du général Bouzide aussi, vous avez toujours pris soin de ne pas prendre partie
22:54 dans ce que Stora appelle justement cette guerre des mémoires. Pourquoi ?
22:58 Pourquoi est-ce qu'il était important de garder vos distances avec ça ?
23:01 - Justement parce qu'il aurait été naturel que je sois le porte-parole de la communauté dont je suis originaire, c'est-à-dire les Français d'Algérie.
23:10 Et je ne voulais surtout pas ça. Je ne voulais pas rentrer dans un récit qui est déjà fabriqué, qui est déjà illustré même.
23:17 Donc ce qui m'intéressait, c'était justement le point de vue de l'autre, à quel moment ça se confronte
23:22 et de quelle manière on peut considérer que chacun a ses raisons.
23:26 Vous savez, c'est Jean Renoir qui disait "ce qui est effroyable dans la vie, c'est que chacun a ses raisons".
23:31 Je crois qu'il disait ça à l'occasion de La Règle du jeu.
23:35 C'est ça qui est intéressant finalement, c'est que la confrontation de différentes vérités,
23:43 ça peut aboutir à du conflit, ça peut aussi aboutir à du débat, ça peut aboutir à une forme de compréhension mutuelle.
23:49 Bon là, on a peut-être raté des choses. Moi souvent, c'est ce que je dis, c'est un grand gâchis quand même cette histoire-là.
23:54 Là, des amis algériens que je vois toujours sont aujourd'hui très proches, si vous voulez, par la culture, par les attitudes.
24:03 Je considère qu'on aurait pu forger quelque chose de formidable dans ce pays.
24:08 Ça ne s'est pas produit, ça n'a pas pu se produire.
24:10 Alors dans ces suites algériennes, on retrouve toujours votre trait à la fois très précis, très délicat,
24:18 notamment dans la manière de cerner vos personnages, des couleurs aussi à travers l'aquarelle qui sont assez douces,
24:25 avec aussi des langues qui varient de l'arabe au français, l'arabe que vous avez écrit, calligraphié à votre manière aussi.
24:36 Or, pour illustrer les carnets d'Orient, on se souvient que vous vous étiez inspiré de la peinture orientaliste française,
24:42 dont Delacroix, le fameux. Pour cette longue route vers l'indépendance, quelles ont été vos sources graphiques ?
24:48 Vous savez, effectivement, au départ, j'avais envie de me remettre dans la manière dont ces régions ont été décrites
24:58 par ceux qui portaient les images à l'époque, qui ont été avant l'invention de la photographie.
25:02 À partir du moment où la photographie existe, il y a énormément de sources documentaires dont je m'inspire.
25:07 Donc moi, j'ai un style de dessin qui est plutôt réaliste en réalité, en fin de compte.
25:12 C'est l'école franco-belge que vous suivez. Je viens de cette fameuse ligne claire, évidemment.
25:18 Là aussi, pour moi, c'est très important la lisibilité, à la fois du dessin, mais aussi du propos.
25:24 Le fait de pouvoir essayer de raconter des choses, que ça soit intelligible, ce qui n'est pas évident,
25:32 parce que ce sont quand même des histoires peu connues, assez compliquées, il faut les mettre en scène.
25:36 En effet, peut-être mon maître mot, c'est la lisibilité. Et donc c'est pour ça le cerner des personnages,
25:42 parfois hors texte ou hors image, totalement à l'aquarelle, pour essayer de donner aussi peut-être plus de nuances,
25:49 plus d'ambiance. En fait, ça, c'est un peu ma marque de fabrique. Mais en effet, il y a cette école dont je suis l'héritier.
25:58 Si vous voulez, c'est Hergé, c'est Jacob, surtout Hergé d'ailleurs, plutôt, mais avec un propos là aussi
26:03 lié à des choses qui nous arrivent aujourd'hui.
26:06 - Le tableau de Jeanne Delacroix est de nouveau accroché dans les galeries du Musée du Louvre.
26:11 Vous savez de quel tableau je parle ?
26:13 - Alors non, là comme ça, vous me posez une colle.
26:16 - Les femmes d'Alger dans leur appartement, qui a été peint dans les années 1830 par Delacroix,
26:21 qui a été raccroché l'an dernier après une longue restauration et dont on peut louer aujourd'hui encore la modernité des couleurs.
26:27 - Absolument, c'est vrai que j'ai eu l'occasion de voir la manière dont il a été restauré.
26:31 Et là, les couleurs éclatent alors qu'on avait un tableau qui était assez terne,
26:35 qui avait été recouvert par une forme de... Les vernis s'étaient oxydés, etc.
26:40 Donc, c'est vrai qu'on retrouve là l'espèce d'élan naturel qu'on retrouve dans les carnets de Delacroix, d'ailleurs,
26:47 qui était la manière la plus spontanée de parler de ce qu'il avait vu.
26:50 - Voilà. Et là, quelle est l'image référence, le tableau référent pour les Suisses algériennes ?
26:56 - Là, on est vraiment dans l'actualité, donc on n'est plus dans le tableau.
26:59 - Ce serait une photo ?
27:00 - Oui, ce serait plutôt des photos, ce serait plutôt même des vidéos.
27:03 Vous voyez, les images du Hirak, par exemple, qu'on a beaucoup vues à la télévision, c'est plutôt ça qu'on peut retenir.
27:09 - Voilà. Merci mille fois à vous, Jacques Ferrandez, d'être venu nous parler de vos Suisses algériennes, seconde partie, 1962-2019.
27:17 L'album paraît demain et c'est chez Casterman.

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