• l’année dernière
Transcription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Gesper, bienvenue au club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, vous l'avez peut-être vu au cinéma, il y a longtemps que je t'aime,
00:21 ou à la télé, le bruit des trousseaux.
00:24 Écrivain, scénariste et réalisateur, membre de l'académie Goukourt,
00:28 mi-homme, mi-sapin, Philippe Claudel est aujourd'hui l'invité de Bienvenue au club.
00:33 Après La Noirceur de la Guerre, dans Meuse l'Oubli, ou encore Les Ames Grises,
00:37 pris Renaudot, adapté par Yves Angelot, il revient cet hiver avec un roman noir,
00:41 très noir, peut-être même un polar, crépuscule chez Stock,
00:45 et que de passions tristes dont on va vous reparler d'ici midi et demi.
00:50 *Musique*
01:05 Une émission programmée par Henri Leblanc et préparée par Didier Pinault.
01:09 Un village à une certaine époque, non définie, où vit une petite communauté musulmane,
01:14 54 âmes et une majorité de chrétiens, 1378 habitants, dans une province reculée,
01:20 presque arriérée pourrait-on dire, de l'Empire.
01:23 Un trou du cul du monde, un lieu abandonné de toute fantaisie,
01:26 dit l'une des voix de ce roman.
01:28 Un meurtre, un cadavre, celui du curé, permis, deux policiers,
01:32 le capitaine Nourriot et son adjoint Barrage qui mènent l'enquête.
01:36 Un meurtre et une profanation, voici pour le décor désormais campé de crépuscules,
01:41 votre nouveau roman publié chez Stock. Bonjour Philippe Claudel.
01:44 Bonjour Olivia Gheffner.
01:45 Bonjour à vous. Un polar qui, comme le crime, traverse les époques.
01:49 Un roman historique qui nous parle encore aujourd'hui.
01:52 L'époque est au noir pour vous Philippe Claudel.
01:54 Ah disons qu'elle contient un certain nombre de préoccupations, ça on ne peut pas dire le contraire.
01:59 Et depuis une dizaine d'années, puisque c'est à peu près le temps d'écriture de ce roman-là,
02:04 Dieu sait qu'on a vécu beaucoup de turbulences, d'émerveillements aussi.
02:09 Et les romans sont là finalement pour être les miroirs des mondes dans lesquels on vit.
02:15 Donc le monde dans lequel je vis, c'est un monde d'inquiétude et de foisonnement, je pourrais dire.
02:21 Et ça c'est extrêmement riche pour le romancier.
02:23 Alors il est un peu le miroir de votre âme aussi ?
02:26 Pas tout à fait, non.
02:27 Moi j'ai l'impression que quand j'écris, je fais abstraction beaucoup de ma propre sensibilité.
02:33 Alors elle va s'incarner quand même dans le texte à différents moments.
02:36 Peut-être pas là où on pense d'ailleurs, mais je suis très impliqué par exemple dans les paysages,
02:44 dans le sentiment de nature, comme on pourrait l'appeler dans ce livre-là,
02:47 où là on est dans une dimension très autobiographique.
02:50 L'amour des saisons et notamment d'une saison qui est l'hiver, qui est quand même la saison principale de ce livre.
02:55 Ça aussi c'est très personnel.
02:57 Mais j'ai l'impression que quand j'écris, j'essaye de devenir un autre, ou en tout cas les autres, ou tous les autres.
03:04 D'être à l'écoute finalement de tout ce que je ressens aujourd'hui de la part de mes contemporains,
03:10 face à ces inquiétudes que nous avons évoquées.
03:12 Mais elle est de quelle couleur alors votre âme aujourd'hui ?
03:15 Ah aujourd'hui ? Ecoutez, grâce à vous, elle est absolument rose.
03:18 Elle est radieuse.
03:19 Je suis heureux d'être en votre compagnie.
03:21 Mais non, elle est tournée comme la plupart de celles de nos contemporains vers des événements majeurs,
03:29 qui sont effectivement depuis un an la guerre en Ukraine,
03:31 qui sont effectivement ce drame depuis une semaine dans un pays que j'aime beaucoup, la Turquie et la Syrie,
03:38 avec effectivement cette dimension géopolitique qui se greffe sur un événement tectonique.
03:45 C'est-à-dire on voit comment la politique soudain va se servir d'un événement qui est avant toute chose un drame humain,
03:52 où des dizaines de milliers de personnes sont mortes,
03:55 et où quelqu'un, un dirigeant, un dictateur en l'occurrence,
03:57 va essayer de se revirginiser ou en tout cas d'apparaître à nouveau au premier plan,
04:02 quitte à maintenir en otage à la fois des survivants et surtout les vivres et le matériel qui pourraient leur venir en aide.
04:10 Mais ce roman, il naît d'où ? Il naît comment ?
04:13 Qu'est-ce qui vous a pris d'avoir envie d'aller gratter le vernis, gratter les ors et le vernis,
04:19 pour y découvrir une part de ténèbre, pour reprendre aussi la citation que vous mettez en exergue de ce roman ?
04:26 Il y a plusieurs raisons, plusieurs racines, plusieurs sources.
04:30 L'une très très simple, c'est le plaisir de raconter des histoires, de créer des contes, de créer des fables,
04:36 et peut-être, de façon un petit peu prétentieuse, de créer des fables modernes ou des mythes modernes.
04:42 Moi je suis quelqu'un qui a été extrêmement influencé par les lectures d'enfance,
04:45 soit celles qu'on me faisait, soit celles que j'ai pu faire à partir du moment où j'ai commencé à lire.
04:50 Et dans ce cadre-là, cette merveilleuse série que vous connaissez sans doute,
04:54 où vous avez connu les Contes et Légendes 2, etc., a été vraiment des moments de lecture absolument passionnés.
05:01 Et j'ai toujours aimé après, les écrivains qui réussissaient, sous couvert de récits historiques,
05:07 d'aller fouiller justement dans le fond commun des fables, des légendes, des mythes,
05:13 qui, on le sait, racontent toujours quelque chose d'intemporel sur la nature humaine.
05:18 Donc il y avait ce plaisir de raconter une histoire, de camper un décor dans une sorte d'empire imaginaire
05:22 qui ressemble un petit peu quand même à l'Empire Austro-Hongrois,
05:25 d'être dans une saison particulière dont je parlais, l'hiver,
05:29 et de voir une communauté à l'œuvre à partir du moment où un de ses membres éminents,
05:33 vous l'avez dit, le curé, est assassiné.
05:35 Que se passe-t-il lorsqu'un prêtre, celui qui incarne une religion dominante, est mort, la tête fracassée ?
05:41 - Alors c'est justement là presque tout le "suspense" du livre.
05:45 On avait tué le curé.
05:47 Et tuer le curé, ce n'est pas rien, et ça de l'avis de tous, ce n'est pas un simple mort.
05:52 Tuer un prêtre, c'est comme si c'était Satan qui avait pris la main, le diable, la fin des temps.
05:57 Mais pour le policier, c'est au contraire, ça c'est l'adjoint qui le pense et qui le dit,
06:01 mais pour le policier c'est au contraire une perspective de changement.
06:04 Et pour le romancier, on sent bien que l'excitation, elle est partagée.
06:08 On avait tué le curé.
06:10 Pour le romancier, il se passe quoi à ce moment-là ?
06:12 Un monde qui s'ouvre ? Des temps nouveaux à inventer, presque à écrire ?
06:16 - Oui, à ausculter.
06:18 Alors déjà, un genre d'une telle souplesse qu'on peut tout y mettre, je pense au récit policier.
06:25 Les textes qui se fondent sur une intrigue, une énigme et sa résolution
06:31 permettent d'aller dans des directions très différentes.
06:33 Et justement, on peut déborder du cadre strictement policier.
06:37 Et on a eu des grands maîtres en l'espèce, moi je renvoie toujours à la littérature de Simnon quand même,
06:42 qui est essentiellement policière, mais pas que, et qui est d'une grande richesse psychologique.
06:48 Et je pense aussi à deux autres écrivains qui sont moins connus en France,
06:52 mais le Suisse d'expression allemande Friedrich Dürrenmatt,
06:55 qui a écrit des très très beaux textes, très courts,
06:57 qui sont entre le récit policier et la fable humaine.
07:00 Et puis le Sicilien Leonardo Chachin,
07:02 qui a aussi utilisé justement le récit policier, mais pour aller au-delà.
07:06 Et moi ce qui m'intéressait dans ce meurtre du curé,
07:09 c'était pratiquement d'essayer de voir ce qu'était devenu cette église,
07:15 qui pendant 2000 ans a quand même forgé une culture européenne,
07:19 mais qui, en l'espace d'une vie, la mienne en tout cas,
07:22 moi qui étais enfant de cœur quand j'avais une dizaine d'années,
07:25 et qui officiais à côté du prêtre face à des églises pleines,
07:28 les voit aujourd'hui absolument vides.
07:30 Donc cette petite communauté villageoise, elle est à cette image.
07:33 Il y a une petite communauté musulmane, mais qui est très active.
07:36 À côté de la frontière, il y a un pays musulman qui bouillonne de forces vives.
07:40 Et puis il y a un vieil empire qui commence à s'éteindre, qui commence à décliner.
07:44 - Vous envisagez avec Nouriaud la mort de Dieu.
07:48 On se demande pourquoi.
07:50 On plonge quand même avec vous Edens Romand dans un nihilisme presque total.
07:54 En attendant, ils sont nombreux dans le village à lui en vouloir, à ce Dieu.
07:57 La femme du policier pense que Dieu lui a tourné le dos,
08:00 et qu'il n'écoute plus personne.
08:02 Le sabotier le traite même de salaud, jaloux des hommes qu'il a créés,
08:06 et dont l'existence est sans doute plus riche que la sienne.
08:09 Dans le rapport de Brodec déjà paru en 2007,
08:11 il y avait un curé qui ne croyait plus en Dieu.
08:15 Cette question traverse vos romans Philippe Claudel.
08:17 Est-ce qu'elle vous traverse ou est-ce qu'elle vous travaille sacrément aussi ?
08:22 - Oui, oui, selon les jours, je peux vous l'avouer.
08:25 C'est une question qui me taraude, comme je l'ai dit.
08:27 - Vous le confessez même.
08:29 - D'ailleurs, le premier titre du rapport de Brodec que j'ai vite abandonné,
08:33 c'était la confession de Brodec.
08:35 Il y avait déjà une dimension religieuse.
08:37 Il y a souvent des curés dans mes livres,
08:39 des curés solitaires, désespérés, alcooliques parfois,
08:41 ou alors morts dans celui-là.
08:43 Mais c'est vrai que c'est quelque chose qui me travaille,
08:45 parce que j'ai été élevé et éduqué dans cette dimension chrétienne.
08:49 Et de voir cette religion s'effondrer totalement aujourd'hui,
08:52 ça me pose une question.
08:54 Une chute aussi brutale, si vous voulez, après 2000 ans d'hégémonie,
08:57 presque, en tout cas dans notre Europe occidentale,
09:00 il y a de quoi questionner.
09:02 Mais il n'y a pas de regret chez moi.
09:04 Il y a simplement le constat de voir que les hommes ont tué Dieu
09:09 et là, ils se retrouvent vraiment nus et au bord du vide.
09:13 Et avec ce sentiment de totale impuissance et de totale perdition,
09:18 parce qu'ils n'ont plus rien à quoi se raccrocher.
09:21 Et c'est ce que je vois aujourd'hui.
09:24 C'est que s'être débarrassé de Dieu,
09:27 nous autonomiser, mais dans une autonomie qui est l'autonomie du vide.
09:31 - Il y a d'autres religions.
09:33 - Bien sûr.
09:34 - Non, non, peut-être plus laïques qui se sont mis en place aussi.
09:37 - Oui, plus laïques, peut-être plus mercantiles.
09:41 On a de nouveaux dieux, de nouvelles déesses.
09:44 Alors si elles nous aident à vivre ou elles nous aident à vivre, pourquoi pas ?
09:48 Mais j'ai l'impression que ces nouveaux dieux, ces nouvelles déesses
09:51 sont relativement éphémères et de peu de consistance.
09:53 - Et donc ce pauvre curé, vous l'a voulu jeter carrément la pierre.
09:57 Il va mourir la tête fracassée par une pierre pour le coup.
10:02 Qu'est-ce qu'il y a entre vous du coup et ces hommes d'Église
10:07 qui finalement pour vous aujourd'hui ont contribué à cette perte de foi,
10:12 cette perte de croyance, cette institution qui est quand même largement ébranlée,
10:17 on le sait aussi aujourd'hui.
10:19 - Alors je suis content que vous citiez l'institution
10:21 parce qu'en ce qui concerne les hommes d'Église que j'ai connus et que je connais,
10:25 j'ai un immense respect pour eux et pour leur sacerdoce
10:28 et ce qu'ils essayent toujours de faire.
10:30 À preuve, j'avais consacré un petit documentaire pour Arte
10:33 à Louis-Marcel Lopi qui est un curé de Côte d'Ivoire
10:36 qui est venu dans les Vosges exercer son ministère
10:39 et on avait passé plusieurs journées ensemble remarquables
10:43 où je suivais cet homme qui allait d'église en église,
10:46 vide et froid, mais à la rencontre des derniers paroissiens.
10:49 Non, je crois que l'institution est davantage coupable que les hommes qui la constituent.
10:54 C'est-à-dire que l'Église, je ne vais pas me lancer dans une analyse
10:58 dont je n'aurais pas forcément les compétences, je suis un simple homme,
11:03 mais je constate quand même qu'elle n'a pas réussi à prendre
11:06 un certain nombre de virages ou de décisions depuis une cinquantaine d'années
11:09 qui auraient permis peut-être de moderniser l'institution,
11:12 d'appeler à elle de nouveaux fidèles et surtout de nouveaux ministres, de nouveaux pasteurs.
11:18 Et si on faisait appel au cinéma pour essayer de poser ou résoudre un peu
11:23 les questions que vous soulevez dans votre roman,
11:25 extrait de « Crimes et délits » de Woody Allen.
11:28 [L'écriture de « Crimes et délits » de Woody Allen]
11:55 Qu'est-ce que tu veux dire, Meille ?
11:57 Tu nous dis que c'est toute notre structure morale que tu veux remettre en question ?
12:00 Quelle structure morale ? C'est à tes élèves que tu enseignes ce genre de bobards ?
12:04 Tu ne crois pas que l'homme est mue à la base par la bonté ?
12:07 À la base il n'y a rien
12:09 C'est une cynique ma sœur, c'est une nihiliste. Repars en Russie !
12:12 Qu'est-ce que tu veux dire, Meille ? Qu'il n'y a de moralité nulle part dans le monde ?
12:16 Moi je dis que celui qui tue et qui n'est pas pris
12:18 et qui choisit de ne pas s'embarrasser d'éthique est un homme libre
12:22 Admettons que ce soit la foi qui se trompe seule. Je dis bien admettons.
12:27 Alors ?
12:28 Alors j'aurai quand même une meilleure vie que tous ceux qui doutent
12:31 Attends une minute. Est-ce que tu es en train de dire que tu préfères Dieu à la vérité ?
12:35 Si c'est nécessaire, je choisirai toujours Dieu plutôt que la vérité
12:38 Moi je suis d'accord avec toi
12:40 Je crois que ça commence à devenir intéressant
12:43 Un monde sans Dieu tel que nous le raconte aussi Woody Allen dans ce film en 1989
12:49 Quelle place pour la morale du coup ? Est-ce que c'est au romancier de s'en choisir une ?
12:55 Ou d'en choisir une pour ses personnages, ses protagonistes ?
12:58 Je crois que c'est au romancier de poser des questions morales
13:01 Pas forcément de les répondre
13:03 D'y répondre parce que bon il n'est pas ni meilleur ni plus mauvais qu'un autre
13:07 Mais en tout cas de poser des questions morales
13:09 Je crois qu'il est important justement de...
13:11 Le mot éthique a été prononcé là dans l'extrait du film
13:14 De retrouver une forme d'éthique ou de questionnement éthique
13:19 J'ai l'impression que ces questions, on les a un peu perdues de vue pendant quelques temps
13:24 Il semblerait qu'elles reviennent et ça c'est une bonne chose
13:28 Et le roman sans être moralisateur doit être moral dans le sens où effectivement
13:33 Il est le lieu où la lectrice, le lecteur, pourra se trouver face à des questions
13:39 Quelles où il ne se poserait peut-être pas sans cette rencontre
13:43 Assez vite ce meurtre apparaît presque dérisoire
13:46 Ce qui comptait désormais était que certaines forces à l'oeuvre
13:50 Avaient décidé d'en faire ce qu'elles avaient décidé d'en faire
13:53 Nous dit-on, nous dites vous, Philippe Claudel dans le roman
13:57 Et vous montrez en effet l'engrenage, la montée de la violence
14:01 Ce mécanisme de la haine qui va se mettre en place
14:03 La recherche du bouc émissaire
14:05 Et là on y voit évidemment des échos avec l'époque dans laquelle on vit
14:09 Est-ce que vous avez le sentiment qu'on est de plus en plus entrés
14:11 Dans une époque, comme ici dans le roman, du ressentiment ?
14:15 On est de moins en moins dans une époque de discussion
14:20 Et on est de plus en plus, mais Camus le disait déjà il y a longtemps
14:23 Dans une époque de polémique, c'est-à-dire la polémique a remplacé la discussion, la conversation
14:28 On le voit de façon grotesque ces derniers temps à l'Assemblée Nationale
14:32 Regarder un petit peu sur un débat qui doit être riche, doit être posé
14:38 Mais on voit finalement plutôt de l'invective, de la haine
14:41 Des pratiques qui rappellent quand même très fortement
14:45 Celles qu'on a connues sous les régimes fascistes dans les années 30
14:48 Où vous avez des turbulents comme ça qui agitaient l'insulte
14:52 Qui traitaient les autres d'assassins, qui contrecaraient le processus démocratique
14:58 Qui faisaient entrave à toute discussion, enfin les nazis étaient spécialistes de ça
15:02 Et moi je suis consterné de voir qu'aujourd'hui des représentants du peuple
15:05 Les députés utilisent des langages extrêmes comme ça
15:08 Donc on est dans une époque qui évacue finalement, me semble-t-il
15:13 De façon en tout cas assez constante, la profonde réflexion, la discussion
15:18 Pour n'être plus qu'une époque réactive ou réactile
15:22 D'humeur, de superficialité taxile comme ça
15:26 Donc c'est ça qui me gêne le plus
15:28 Et puis l'autre élément aussi qui est au cœur des choses
15:32 C'est le principe de vérité
15:33 C'est-à-dire qu'on est depuis quelques années dans une sorte de questionnement
15:38 De ce qu'est la vérité depuis que certains ou non-certains
15:41 Et notamment des présidents comme Trump et jusqu'à aujourd'hui Poutine
15:46 Essaient de tordre le cou à une vérité historique pour lui en substituer une autre
15:51 Donc là c'était au cœur de mon processus d'écriture pour ce crépuscule
15:56 S'interroger sur qu'est-ce qui fonde la vérité historique et comment on la fabrique
16:01 Parce qu'aujourd'hui je trouve qu'on est dans une époque de fabrication justement de la vérité
16:04 Et non plus d'évidence de cette vérité
16:06 D'où elle peut naître la vérité ?
16:09 La vérité elle peut naître déjà d'une approche honnête et non pas d'une approche partisane
16:15 Or ce qui est fait à partir du meurtre de ce curé dans ce roman
16:19 C'est que certains vont utiliser, vont instrumentaliser comme on le dit aujourd'hui
16:23 En utilisant un mot qui est assez répandu
16:25 Instrumentaliser ce meurtre pour faire en sorte que des communautés s'affrontent
16:30 Parce qu'il y a un dessein qui est celui de l'Empire
16:32 D'éradiquer finalement au sein de cet Empire une communauté vive et naissante
16:37 Ou en tout cas de plus en plus active qui est la communauté musulmane
16:40 Donc on se sert d'un mort d'un curé pour jeter la pierre, une autre pierre encore
16:46 Vers cette communauté et essayer de la pogromiser si je puis dire
16:51 Donc c'est ce qui est intéressant aujourd'hui
16:53 C'est de voir comment finalement dans les discours de dirigeants
16:57 On va instrumentaliser tel ou tel effet, on va les retourner
17:00 On va tordre le cou à cette vérité historique ou à la vérité des faits
17:03 Pour aller dans le sens d'eux, travailler en direction d'eux
17:07 Et ça on en revient, je parlais du nazisme tout à l'heure, des historiens
17:11 Oui votre comparaison ne va pas plaire à tout le monde en tout cas, dans les rangs de l'Assemblée
17:15 Ah écoutez, quand même, moi j'étais, c'est aller très loin dans le langage
17:21 Traiter un ministre d'assassin de façon comme ça vitupérante
17:26 Dans l'hémicycle
17:27 Dans l'hémicycle, alors que encore une fois c'est le lieu du débat
17:31 C'est le lieu de la discussion, ça ne doit pas être le lieu de la haine
17:34 Et quand des mots comme ça sont lancés, on voit bien que c'est la haine qui prend le dessus
17:38 Et quand les anathèmes sont là, le débat, en tout cas de faire émerger une vérité n'est plus possible
17:43 Pour vous Philippe Ledel
17:44 Oui, d'autant plus qu'à un moment, surtout quand on est dans l'esprit de celles et ceux qui veulent s'en servir
17:53 La vérité n'est plus utile, elle est inefficace
17:58 D'où ce concept qui est avancé à un moment dans le livre de "Vérité efficiente"
18:01 Mais qui reprend simplement avec d'autres termes ce qui était déjà formidablement dit par Pascal dans une de ses pensées
18:07 Quand il exprimait le fait que mieux vaut une erreur commune qu'une vérité mal partagée
18:13 Et ça c'est terrible comme pensée, mieux vaut une erreur commune qu'une vérité mal partagée
18:17 Donc là dans le livre, et bien voilà, on met en place une erreur commune parce qu'elle est plus pratique
18:21 On sent aussi du Claudel dans le livre, mais on sent aussi une influence d'un Bernanos
18:26 Quels sont les écrivains qui vous ont nourri ?
18:29 Oui, alors Bernanos, vous faites référence à un auteur qui m'a profondément perturbé
18:36 Je citerai un autre auteur perturbant pour moi qui a été Dostoïevski
18:40 Quand je parle d'auteur perturbant, je veux dire que leur lecture n'a pas été un plaisir
18:46 A la limite je pourrais presque dire que je lisais contre un sentiment d'abandon, ou en tout cas un désir d'abandonner le texte
18:54 Mais en lisant Dostoïevski, et beaucoup de romans de Dostoïevski, et en lisant Bernanos
18:59 Il y avait quelque chose qui me disait que ces textes là je devais les lire parce qu'ils allaient fondamentalement me marquer
19:06 Ce qui est le cas, moi je sais que "Crime et Châtiment" je l'ai lu quand j'avais 17 ou 18 ans
19:11 Ça reste toujours aujourd'hui, ça reste très très présent
19:15 Alors, si on veut citer d'autres auteurs, j'ai cité tout à l'heure déjà Chacha ou Dürenmatt
19:22 Mais je citerai un auteur que j'ai énormément lu et apprécié quand il a commencé à être traduit en français
19:28 Et notamment dans ses romans historiques, c'est Ismail Kadare
19:31 Kadare qui avait le talent de revenir lui aussi aux sources, aux légendes, aux mythes de l'Albanie contemporaine ou plus ancienne
19:40 Et de forger des récits historiques ou parfois des fables un peu policières avec aussi un tribut payé à l'imaginaire
19:48 Parce que ce qu'on n'a pas peut-être évoqué jusqu'à présent c'est quand même la foi que j'ai en l'imaginaire
19:53 Vous voulez qu'on l'évoque ?
19:55 Si vous voulez !
19:56 On y arrive tout de suite !
19:57 Alors je rappelle juste qu'il est 12h21 sur France Culture et qu'on est aujourd'hui en compagnie du romancier Philippe Claudel
20:03 à l'occasion de l'apparition de son roman "Crépuscule" chez Stock
20:07 France Culture, bienvenue au club !
20:11 Olivia Ghesbert
20:13 Philippe Claudel, vous avez un nom de peintre, vous avez un nom de sculpteur
20:18 Pourtant vous avez déclaré un jour être un peintre raté
20:21 Vous écrivez aujourd'hui comme vous auriez aimé peindre
20:24 Vous écrivez en fait avec vos yeux et c'est peut-être là que l'imagination d'ailleurs intervient
20:29 Oui, c'est vrai que les yeux, enfin les sens, tous les sens m'intéressent
20:35 C'est-à-dire que j'avais écrit il y a quelques années un livre qui s'appelle "Parfum" pour rendre grâce justement à ce sens qui est l'olfaction
20:41 et qui a été très très important pour moi
20:44 Mais le toucher, la vue, l'odorat, l'ouïe, ce sont des éléments que j'utilise beaucoup plus finalement pour parler vite l'intelligence ou l'intellect
20:55 J'ai toujours l'impression quand j'écris un texte d'être comme un animal
20:59 qui est entré aux affûts, à la guée, qui regarde, qui renifle, qui respire, qui suit une trace
21:05 Et pour parler de la vue, il y a beaucoup de lectrices ou de lecteurs qui me disent
21:10 "Ah là là, c'est très cinématographique vos textes" etc.
21:13 Je leur dis "Non, vous trompez, ce n'est pas cinématographique, c'est visuel"
21:16 C'est-à-dire que les mots opèrent une alchimie qui fait que la personne qui vous lit soudain imagine ou voit la scène
21:24 Et c'est ça qui est important pour moi
21:26 En ce qui concerne la peinture, il y a des moments où des descriptions de personnages, de paysages ou de lieux
21:32 sont croquées comme des lavis, parfois c'est comme des sanguines, parfois c'est comme des peintures à l'huile ou des aquarelles
21:38 C'est-à-dire que les différentes techniques que je ne maîtrisais pas justement, avec lesquelles j'étais très mal habile
21:46 me servent tout de même à composer une écriture qui rend grâce à la peinture
21:50 Il y a toute une palette dans l'écriture qui permet de faire tableau et on le sent, on le voit dans ce roman, Philippe Claudel
21:56 Et puis il y a aussi ces images qui ont marqué votre imaginaire
22:01 Lémia, la fillette qui ressemble au sujet d'un tableau avec sa grâce de madone telle que vous la décrivez
22:07 Le visage doux de la femme de Nouriaux aussi qui semble comme échapper de certaines peintures d'église
22:12 Et puis il y a la découverte du cadavre du curé par les deux enfants que vous qualifiez de "tableau macabre"
22:18 À quelles toiles vous avez pensé d'ailleurs ?
22:21 Aucune en particulier, sinon peut-être à...
22:24 Le macabre, comme vous le savez, a été un sujet de prédilection pour beaucoup de peintres de la fin du 19e, notamment belges
22:32 J'invite tout le monde à se rendre au musée royaux de Bruxelles où on peut les admirer
22:38 Donc peut-être un peu à cela, mais toute l'histoire de la peinture finalement m'a nourri, toutes les peintures que j'ai pu rencontrer
22:45 Dans ce livre en particulier, c'est vrai qu'il y a des emprunts à Bosch, à Bruegel
22:50 Mais sur les paysages divers, on va plutôt être du côté de Gaspard David Friedrich par exemple
22:55 C'est l'ambiance, c'est cette période, cette époque même non définie que vous décrivez qui appelle à cela
23:00 "Le peintre n'a qu'une obligation, créer ce qu'il ressent" disait Picasso
23:04 Liberté extrême que lui jalousait un peu la romancière Nathalie Sarrault, on l'écoute
23:10 J'avais vu une exposition de Picasso en 1935 avec les portraits de Dora Maar décomposés
23:18 Et je me suis dit "Mon Dieu, c'est comme ça qu'on devrait écrire"
23:21 Mais nous ne pouvons pas faire à la fois le nez qui sort à gauche et à droite
23:27 Nous sommes obligés de le faire les morceaux les uns après les autres alors qu'on le perçoit en même temps
23:34 Et que lui comme peintre, il le perçoit en même temps, il nous le montre en même temps
23:38 Ça a l'air tout à fait difforme et monstrueux et c'est d'une ressemblance profonde
23:44 Ils sont à tel degré en avance sur nous les peintres, malheureusement pour la littérature
23:52 Nous sommes empêchés par le fait que nous avons un instrument le plus banal qui soit
23:58 dont on se sert quotidiennement, qui sert à la polémique, qui sert à la littérature engagée, qui sert à n'importe quoi
24:08 C'est vraiment la chose à tout faire et qu'ils ont eux un instrument à eux très particulier et on ne lui demande rien
24:16 Elle disait, Nathalie Sarrault, que les peintres avaient cette liberté que les écrivains n'ont pas
24:22 Parce qu'on attend tout de la littérature aujourd'hui encore, qu'elle éduque, qu'elle instruise, qu'elle montre des personnages
24:27 C'est un handicap pour vous ? Vous n'avez pas parfois ou vous avez le sentiment de ne pas toujours avoir le bon outil
24:33 pour être totalement libre de dire ce que vous voulez ?
24:36 C'est très beau et très juste ce que disait Nathalie Sarrault
24:39 Il y a cette position suprême de la peinture qui fait qu'on voit le tableau en un instant
24:48 Il n'y a pas de chronologie, il n'y a pas de langage non plus, sinon celui des formes et des couleurs
24:53 On n'a pas à apprendre une langue, on n'a pas à la traduire non plus, on est devant une sorte d'immédiat
24:58 Ce qu'elle dit est tout à fait juste, mais je dirais qu'il y a quand même une partie de la littérature qui s'approche un petit peu de cette fulgurance
25:06 et de cette liberté qui serait la poésie, plus que le roman
25:09 C'est vrai que dans le roman, on est dans autre chose
25:12 J'ai oublié votre question Olivia, excusez-moi
25:16 Moi aussi je l'ai oublié, est-ce que vous vous sentez parfois handicapé avec cet outil qu'est la littérature ?
25:20 On est souvent responsable mais pas handicapé, on est devant un paradoxe
25:25 On a l'impression qu'aujourd'hui la littérature est peut-être dans un moment difficile, que les gens lisent moins ou lisent autre chose que de la littérature
25:33 Ils lisent des livres mais qui ne sont pas forcément de la littérature
25:36 Mais en même temps on a cette place dans le quotidien d'électrices et d'électeurs qui est essentielle
25:43 Un roman c'est donner, comme on l'a dit tout à l'heure, un questionnement, c'est proposer un questionnement
25:48 C'est prendre place dans l'intime aussi, c'est le partage de deux intimités
25:52 Et on a la durée, c'est-à-dire que ce qui se passe la plupart du temps c'est qu'un roman procure une infusion très lente
26:00 Et comme ce que je disais tout à l'heure à propos de Stéveski ou de Bernanos, ce sont des lectures anciennes mais qui sont toujours en moi
26:06 C'est-à-dire qu'il y a quand même une permanence en âme de la littérature qui est indépassable
26:11 La littérature dans son ambition démesurée à dire le monde n'en est claire qu'une très modeste part
26:16 Vous faites aussi un clin d'œil au dessin peut-être gigantesque du conteur du 18e Zaropov
26:23 Et il faut peut-être simplement du coup remettre la littérature à sa place, à sa juste place, et pas trop en attendre
26:29 Oui, et en même temps en être violemment orgueilleux, c'est-à-dire qu'il faut être modeste dans une grande immodestie
26:37 J'ai eu le plaisir hier d'animer une masterclass avec Brigitte Giraud, la Prix Goncourt 2022, c'est un livre que vous avez soutenu ?
26:45 Absolument, je trouve que déjà l'œuvre de Brigitte Giraud m'intéresse beaucoup
26:49 Et avec ce livre, vivre vite, elle a atteigné une forme de simplicité et de pureté qui me semble-t-il peut nous toucher toutes et tous
26:57 Voilà, monsieur le secrétaire général de l'Académie Goncourt, on en revient à la simplicité et à la beauté de la littérature
27:03 Parfois on n'en verra pas parler de sexe, qui est pourtant très présent et bien triste dans ce roman
27:07 Mais je laisse les lecteurs le découvrir, Brigitte Giraud s'était hier dans l'auditorium de la BNF
27:13 Un entretien qui sera diffusé cet été dans le cadre des masterclass de France Culture
27:17 Merci beaucoup à vous, Philippe Claudel
27:19 Merci à vous, Elisabeth
27:21 Trépiscule, vient de paraître chez Stock, merci

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