• l’année dernière
Jeudi 11 mai 2023, SMART IMPACT reçoit Natacha Tréhan (maître de conférences, CERAG)

Category

🗞
News
Transcription
00:00 (Générique)
00:06 L'invité de Smart Impact, c'est donc Natacha Tréant.
00:09 Bonjour, bienvenue.
00:10 Bonjour, merci beaucoup pour l'invitation.
00:11 Vous êtes maître de conférence, chercheuse au CERAG de l'Université de Grenoble,
00:17 Alpes, centre d'études et de recherche appliquée à la gestion.
00:20 Vous avez notamment étudié les freins, les limites aux actions des entreprises
00:23 pour limiter leurs émissions de CO2.
00:27 Le constat de départ a été réalisé par CDP, l'ancien Carbon Disclosure Project,
00:32 organisme britannique à but non lucratif.
00:34 Ils ont analysé les engagements de 4000 entreprises dans les 7 économies les plus avancées.
00:41 Je vais les citer, États-Unis, Canada, Japon, France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni.
00:44 Il en ressort quoi de ce constat ?
00:46 Il en ressort qu'en termes d'engagement, en termes de réduction d'émissions de CO2,
00:50 leur trajectoire va vers 2,7 degrés.
00:52 Donc on est bien loin de l'accord de Paris.
00:55 Du coup, ça a été vraiment le départ de ma réflexion et de me dire
00:58 quelles sont fondamentalement les limites de leurs engagements.
01:01 Ce qu'ils ressort, c'est qu'il y a trois limites à leurs engagements.
01:04 La première limite, c'est liée à leur engagement qui est mesuré en termes d'intensité et non en absolu.
01:10 La deuxième limite, c'est liée au fait qu'elles ne prennent pas en compte la totalité de leurs émissions de CO2.
01:14 Et la troisième limite, c'est qu'elles ne font pas valider scientifiquement leurs engagements,
01:18 notamment par l'OSBTI qui est aujourd'hui l'organisme le plus reconnu au niveau mondial.
01:21 On va dire les initiatives basées sur la science.
01:23 Tout à fait.
01:23 C'est ce que dit l'OSBTI.
01:24 On va détailler ces trois engagements juste par rapport à ce chiffre global de 2,7.
01:30 La France est un peu en dessous, les États-Unis, le Canada, le Japon un peu au-dessus.
01:34 Si on commence par les engagements en intensité,
01:38 réduire ses émissions de CO2 en intensité ou en absolu,
01:42 qu'est-ce que ça change ?
01:42 Ça veut dire quoi ?
01:43 Un engagement en intensité, c'est mesurer en termes de tonnes de CO2 émises par unité produite ou par chiffre d'affaires.
01:51 Ce qui veut dire que pour une entreprise, lorsque son activité augmente,
01:54 in fine, vous comprenez bien que c'est une augmentation en absolu de ses émissions de CO2.
01:58 Alors qu'une mesure en absolu, quelle que soit la variation de l'activité, la cible est fixe.
02:04 Face à l'urgence climatique, ce dont on a besoin aujourd'hui, c'est une diminution en absolu des émissions de CO2.
02:10 Les entreprises sont très réticentes à s'engager en absolu
02:14 parce qu'elles ont peur de devoir limiter leur activité économique, donc limiter leur performance financière.
02:19 L'étude que j'ai réalisée, elle montre que 12,5% des entreprises du CAC 40
02:25 se sont engagées en absolu et sur la totalité de leurs émissions.
02:29 Des entreprises comme Orange, comme L'Oréal, comme Schneider.
02:33 Et en fait, il est tout à fait possible de concilier
02:37 performance économique et diminution des émissions de CO2 en absolu.
02:41 Est-ce que ça veut dire changer un peu son modèle économique, par exemple, aller vers une économie beaucoup plus circulaire ?
02:47 Oui, tout à fait, vous avez entièrement raison.
02:49 Il y a beaucoup de solutions dans l'économie circulaire, vous avez entièrement raison.
02:53 Et parmi ces solutions, il y en a une qui, à mon avis, est encore trop peu développée, qui est l'économie de la fonctionnalité.
02:59 L'économie de la fonctionnalité, il s'agit de transformer son business model pour aller vers plus de servicisation.
03:04 Plutôt que de vendre un produit, vous vendez son usage.
03:07 Les anglophones parlent de "product as a service".
03:11 Peut-être juste pour vous donner deux exemples.
03:13 IPP, par exemple, l'entreprise IPP fabrique des palettes.
03:17 En fait, elle ne vend plus ses palettes, elle vend un service de garantie de disponibilité et d'optimisation des flux de ses clients grâce à des capteurs.
03:26 Et elle va bien évidemment s'occuper de la réparation et de l'ensemble du cycle de vie.
03:30 Signify, par exemple, Signify ne vend plus un système d'éclairage à des clients comme des entrepôts ou des magasins.
03:36 Elle va vendre une solution "light as a service", c'est-à-dire qu'elle s'engage sur une performance énergétique avec des garanties d'économie d'énergie.
03:43 Donc elle installe des LED, elle reste propriétaire des LED, elle s'occupe de leur maintenance, de leur réparation, de leur fin de vie, etc.
03:49 Alors le deuxième engagement, la deuxième limite, c'est la question des scopes.
03:53 Je vais rappeler scope 1, les émissions directes, scope 2, émissions indirectes liées à l'énergie, scope 3, émissions indirectes liées aux fournisseurs et aux clients.
04:02 Si je simplifie, je dis c'est le scope 3 qui compte. Est-ce qu'on peut aller jusque là ?
04:07 Oui, alors pas dans tous les secteurs.
04:09 Il y a certains secteurs, bien évidemment, où le scope 1 et 2 sont beaucoup plus importants.
04:13 Vous prenez par exemple les ciments, vous prenez... d'accord.
04:15 Mais en moyenne, tous secteurs confondus, on considère que les émissions du scope 3, c'est 75% des émissions totales.
04:23 Et pour vous donner une idée, les émissions qui correspondent aux fournisseurs, ce qu'on appelle le scope 3 à mon, c'est 11 fois plus important que les émissions directes.
04:32 Or la difficulté c'est quoi ?
04:34 Peut-être pour vous donner des exemples, on prend Apple qui est très connu.
04:39 Simplement, les émissions qui sont liées à ses fournisseurs, c'est 78% de ses émissions totales.
04:43 Nestlé, c'est 80% de ses émissions totales.
04:46 Or la difficulté, c'est que les entreprises ne mesurent pas la totalité de l'ensemble de leur scope et en particulier, elles ne mesurent pas leur scope 3.
04:53 Donc ça, c'est une vraie problématique.
04:54 Elles ne le font pas d'autant... surtout quand ils pèsent aussi lourd ?
04:57 Parce que c'est très difficile de tenir des engagements quand on intègre le scope 3, c'est ça ?
05:01 A la fois, vous avez raison, c'est-à-dire que oui, effectivement, elles ne mesurent pas, parce qu'il y a déjà une complexité à mesurer.
05:06 On pourra en parler après.
05:07 Et puis ensuite, effectivement, il y a une problématique qui est celle que jusqu'à présent, il n'y avait pas véritablement de réglementation.
05:13 Il faut aussi voir les choses en face.
05:14 Simplement, pour vous donner une idée, en France, depuis 2012, les entreprises sont soumises à un bilan carbone.
05:19 Elles ont plus de 500 personnes.
05:21 Or, c'est que depuis janvier 2023, elles ont une obligation maintenant de calculer et de publier leur scope 3 s'il est significatif.
05:30 Et au niveau européen, ce qui va fondamentalement changer les choses, c'est l'arrivée de la CSRD.
05:35 Donc Corporate Sustainability Reporting Directive, qui est la nouvelle directive européenne sur le reporting de durabilité.
05:41 C'est les entreprises qui vont être soumises à deux des trois critères, plus de 250 personnes, 40 millions d'euros de chiffre d'affaires ou 20 millions d'euros de bilan.
05:48 Et bien, elles vont devoir dorénavant déclarer les éléments significatifs de leur scope 3.
05:52 Et donc se comparer les unes aux autres, et ça va devenir un élément de différenciation et un élément de concurrence.
05:59 Exactement, tout à fait.
06:01 Donc là, il y a un levier de transformation important.
06:03 Vous proposez de passer à l'évaluation inversée. C'est quoi l'évaluation inversée ?
06:07 Parce que, en fait, quand on essaie de regarder les problématiques des entreprises, il y a une problématique tout simplement déjà de mesure du scope 3 à mon par rapport aux fournisseurs.
06:15 Donc que font les entreprises ?
06:16 Elles vont voir leurs fournisseurs et elles exigent de leurs fournisseurs qu'ils leur donnent les émissions par produit, par entité, etc.
06:23 Or, il y a une pression énorme qui est faite sur les fournisseurs sur des choses qui sont assez compliquées à réaliser.
06:28 Et en fait, les entreprises clientes deviennent répulsives par rapport à ça.
06:32 Donc, plutôt que d'aller exiger des choses aux fournisseurs, demandez aux fournisseurs ce qu'ils pensent de vos méthodes,
06:38 demandez aux fournisseurs ce qu'ils pensent de vos approches, de votre organisation, de vos exigences.
06:42 Et donc, plutôt que systématiquement d'évaluer aux fournisseurs sur ce qu'ils font, ce qu'ils ne font pas,
06:45 vous donner des émissions, c'est bien, ce n'est pas bien, et on va vous "sanctionner" si vous n'êtes pas capable de mesurer ou de diminuer vos émissions,
06:53 à ce moment-là, vous nous évaluez en tant que client. C'est de l'évaluation inversée.
06:57 Et ça nous permet ensuite d'avoir des éléments beaucoup plus tangibles en termes d'axe d'amélioration,
07:03 et on a beaucoup plus d'engagement de la part des fournisseurs.
07:05 Et en termes d'efficacité, est-ce que ça permet d'accélérer la transformation ?
07:10 Parce qu'il est là le défi d'aujourd'hui, on est tous conscients qu'il faut transformer l'économie,
07:13 mais est-ce qu'on peut le faire aussi vite que nécessaire, sans trop de casse sociale, etc. ?
07:19 Pour accélérer la transformation, il faut déjà être capable, bien évidemment, de mesurer.
07:22 Si on ne peut pas mesurer, on ne peut pas agir.
07:25 Et donc le point clé, c'est non pas d'exiger de la part des fournisseurs,
07:28 mais de les accompagner déjà dans cette mesure et dans cette transformation.
07:32 Et l'accompagnement, c'est le deuxième point qui est clé de la part des clients.
07:36 Juste pour vous donner un exemple que je trouve très bien, c'est celui de Walmart.
07:39 Walmart s'est engagé en absolu à réduire un milliard d'émissions de CO2 à horizon 2030 auprès de ses fournisseurs.
07:45 C'est ce qu'ils appellent le Gigaton Project.
07:48 Ils ont dédié un site uniquement pour leurs fournisseurs,
07:51 en leur mettant à disposition des calculateurs carbone, en leur proposant des formations
07:55 et aussi en les aidant à travailler sur des choses très concrètes,
07:59 qui sont l'agriculture, l'électricité, le packaging.
08:03 Ça, c'est de l'accompagnement.
08:04 Est-ce que la grande distribution en France prend ce chemin ?
08:07 Carrefour s'inspire totalement de cette approche-là.
08:09 D'accord.
08:10 Donc on est...
08:11 Bon, ça bouge.
08:13 Allez, la troisième limite, le manque d'engagement validé par la science.
08:17 Là aussi, il y a très peu d'entreprises dans le monde qui vont jusque-là ?
08:22 Oui, tout à fait.
08:23 Alors, à nouveau, l'organisme qui effectivement valide ça, c'est le SBTI, on l'a bien dit.
08:28 Aujourd'hui, il y a 4 900 entreprises qui se sont engagées dans cette démarche-là.
08:31 Au niveau mondial ?
08:32 Au niveau mondial.
08:33 Donc c'est rien du tout.
08:33 Eh bien voilà, oui, exactement.
08:35 Ce n'est pas grand-chose.
08:37 Alors qu'il faut bien être conscient aussi qu'un engagement dans cet aspect-là,
08:42 ça permet aussi pour l'entreprise d'avoir une meilleure notation extra-financière.
08:45 Or, c'est essentiel.
08:46 C'est comme travailler, ce que j'ai dit tout à l'heure sur l'économie de la fonctionnalité,
08:49 qui a beaucoup d'avantages en termes financiers aussi.
08:52 Et donc tout ça permet d'avoir véritablement une meilleure notation extra-financière.
08:55 La notation extra-financière, ça va permettre de fidéliser les investisseurs,
08:59 d'attirer de nouveaux investisseurs,
09:00 et puis bien évidemment d'avoir une meilleure valorisation de l'entreprise.
09:03 Donc l'impact est très positif aussi, à la fois en termes d'extra-financiers,
09:07 mais ça a une implication financière sur l'entreprise.
09:09 Donc bien évidemment, il faudrait plutôt...
09:11 Il faut que les entreprises prennent conscience que c'est une nécessité d'accélérer en tout cas dans ce sens-là.
09:16 – Merci beaucoup, merci Natacha Tréant et à bientôt sur Bsmart.
09:20 C'était passionnant, on passe à notre débat tout de suite,
09:23 débat sur l'avenir du bio, notamment en France.

Recommandations