• l’année dernière
Transcription
00:00 * Extrait de « France Culture » de Nicolas Herbeau *
00:19 Tout le monde connaît son nom, même s'il y a toujours une petite hésitation avant de le prononcer.
00:25 Antonio Gramsci est italien, né à la fin du XIXe siècle, philosophe et dirigeant politique
00:30 et l'un des penseurs majeurs du marxisme, l'un des plus convoqués, nous diront nos invités.
00:36 Tout le monde connaît son nom, mais la pensée de Gramsci connaît une notoriété restreinte,
00:41 une réception compliquée, notamment en France.
00:44 Pensée caricaturée, réduite à des formules mal comprises.
00:47 On va se demander pourquoi.
00:49 Les deux livres dont nous parlons ce midi nous éclairent sur la vie et la réflexion du penseur italien,
00:55 celui-là même qui refusait de séparer la théorie et la pratique.
00:59 Voilà le programme du Book Club du jour avec nos invités bien sûr et avec la communauté du Book Club.
01:04 * Extrait de « France Culture » de Nicolas Herbeau *
01:18 * Extrait de « France Culture » de Nicolas Herbeau *
01:25 Le lire ou écouter le Book Club avec Eude et Christina de la communauté du Book Club est avec vous.
01:30 Romain Dessens, bonjour.
01:31 - Bonjour.
01:32 - Vous publiez avec Jean-Claude Zancarini cet essai biographique que vous avez intitulé
01:37 « L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci » qui paraît aux éditions de La Découverte.
01:41 Tous les deux, vous avez dirigé l'ouvrage collectif « La France » d'Antonio Gramsci aux éditions de l'ENS Lyon,
01:45 tout comme vous animez un séminaire sur les cahiers de prison de Gramsci à l'école Nimbalsup de Lyon.
01:51 Donc, il faut le rappeler, le dirigeant communiste italien a été en effet condamné à 20 ans de prison.
01:58 Pour 20 ans, nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner.
02:01 Il y avait à l'époque, en 1928, déclaré le procureur fasciste du tribunal spécial.
02:06 Et donc en prison, Gramsci va écrire son journal, ses cahiers de prison dont on va parler évidemment.
02:11 « L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci », donc Romain Descendre, ce n'est pas une biographie au sens strict,
02:17 ni un précis de ses idées, ni une synthèse monographique, mais c'est ce que vous appelez une œuvre-vie.
02:23 Alors, dites-nous ce que c'est, vous expliquez le récit de l'élaboration d'une pensée indissociable d'un agir historique. »
02:30 - Oui, c'est cela. - Qu'est-ce que ça veut dire ?
02:32 - Alors, ça a un double sens en fait.
02:35 « Œuvre-vie », c'est à la fois l'œuvre-vie que nous écrivons, que nous avons écrite,
02:40 et qui, comme vous le rappeliez, n'est pas une biographie au sens classique du terme,
02:46 n'est peut-être pas simplement qu'une biographie intellectuelle, même si ça, on a tous les atours.
02:53 Et puis l'œuvre-vie qui est l'œuvre-vie de Gramsci, la vie de Gramsci,
03:00 que l'on présente comme une œuvre-vie.
03:04 Pourquoi ? Parce qu'il n'a pas d'œuvre au sens classique du terme.
03:11 Il n'a pas d'œuvre au sens classique du terme.
03:13 Alors, il faut tout de suite dire qu'on a emprunté ce terme à l'édition du centenaire des écrits de Rimbaud,
03:26 par Alain Borère, il y a un certain nombre d'années, qui s'intitulait donc « Rimbaud œuvre-vie ».
03:33 Et Alain Borère avait choisi ce titre pour dire le parti pris qui avait été le sien
03:40 de ne pas se contenter d'une édition qui soit une œuvre complète,
03:49 gardant que ce que le canon littéraire avait gardé, mais qui publiait la totalité des écrits de Rimbaud.
03:57 Dans notre cas, il ne s'agit pas d'une édition, il s'agit d'une œuvre-vie au sens biographico-intellectuel et politique du terme.
04:06 Mais il y a aussi ce parti pris est présent, c'est-à-dire qu'on a lu tout Gramsci,
04:14 on ne présente pas tout Gramsci parce que les 550 pages du livre n'y suffiraient pas, il en faudrait au moins le triple.
04:22 Mais en revanche, pour l'écrire, on a tout lu et on rend compte dans le livre d'un grand nombre de textes.
04:31 Donc ça, c'est une chose.
04:33 L'autre chose, c'est la signification que cette expression a pour nous,
04:39 qui est, comme je le disais, qu'il n'a pas d'œuvre, il n'a pas de livre.
04:43 - Par exemple, les cahiers que j'évoquais tout à l'heure, les cahiers de prison, n'ont jamais été publiés tels quels.
04:49 On les a récupérés ensuite, ce n'était pas voulu comme une œuvre complète.
04:53 - Ça n'était pas voulu comme une œuvre complète.
04:55 Il serait impossible de les présenter comme une œuvre complète.
04:58 Ce sont 33 cahiers d'écoliers qu'il commence à remplir après plus de deux ans d'incarcération.
05:12 Donc au début de l'année 1929, alors qu'il a eu pendant ces deux ans le temps de réfléchir à un travail au long cours,
05:24 à plusieurs travaux au long cours qu'il aurait aimé mener,
05:30 qui éventuellement auraient pu donner lieu à des livres, mais qui ne pouvaient pas donner lieu à des livres.
05:38 Ce sont des notes, ce sont des centaines et des centaines et des centaines de notes, dont certaines sont extrêmement courtes,
05:44 d'autres sont très très longues. Ce sont de petits essais en tant que tels, voire on pourrait les considérer comme des petits livres.
05:52 Mais ils ne sont pas conçus comme des livres. Ce sont des notes préparatoires, avec beaucoup d'ailleurs de notes au sens strict,
05:59 c'est-à-dire de notes de lecture. Il écrit en lisant tout ce qu'il peut lire, tout ce qui se publie, toutes les revues auxquelles il a accès,
06:14 en particulier la quasi-totalité des grandes revues littéraires et politiques italiennes, mais aussi beaucoup de revues étrangères,
06:20 notamment beaucoup de revues françaises.
06:22 - Alors on va revenir évidemment sur sa vie de militant, de dirigeant politique, sur son rapport à Marx aussi,
06:26 et sur la construction de sa pensée, parce que c'est aussi ce qui est dans votre livre "Romain Descendre" avec Jean-Claude Zangarini.
06:33 Mais pour échanger avec nous, nous avons convié Vincent Charbonnier. Bonjour.
06:36 - Bonjour.
06:36 - Vous éditez et préfacez aux éditions Amsterdam l'essai d'André Tosell, intitulé "Le fil de Gramsci, politique et philosophie de la praxis".
06:45 André Tosell qui est mort en 2017 et qui a été un grand intellectuel organique, au sens donné par Gramsci d'ailleurs,
06:51 qui rejetait donc toute séparation entre la théorie et la pratique.
06:55 Le terme d'œuvre-vie m'a fait penser au néologisme que vous utilisez dans votre préface, Vincent Charbonnier, "d'œuvrage".
07:04 Contraction entre œuvre et ouvrage, vous dites qu'André Tosell n'a jamais cessé d'œuvrer à la connaissance de la pensée de Gramsci en France.
07:12 - Oui, c'est vraiment le caractère de l'élaboration d'André Tosell.
07:17 C'est pas un essai en tant que tel en fait, c'est d'abord un recueil de textes.
07:21 Et en fait le titre, c'est le mien, il me semblait qu'il y avait un fil de sa pensée qui était justement le fil de Gramsci.
07:28 Parce que de manière assez étonnante, André Tosell a commencé à travailler sur Gramsci au moment même où,
07:33 dans l'espace francophone et notamment en France, Gramsci sortait un peu de la sphère médiatique.
07:38 Il y a eu une vague d'italianophilie, comme Tosell le dit très bien, dans les années 70,
07:45 jusqu'au milieu des années 70, qui ensuite va assez vite s'éteindre.
07:50 Et il commence en fait un peu, j'allais pas dire dans le désert, mais c'était un peu presque si, peut-être.
07:57 Je repense toujours à la fin de théorème de Pasolini, où on a le chef de famille qui parle seul dans le désert.
08:04 Mais c'était un peu cette idée-là, et qu'effectivement André Tosell a maintenu ce fil.
08:08 Il l'a construit, il l'a revivifié avec des recueils qui se sont espacés,
08:13 et puis un regain qui d'ailleurs est complètement congruent avec ce qu'évoquent Jean-Claude Zancarini et Romain Descendre dans leur ouvrage,
08:21 sur le renouveau des travaux sur Gramsci au début des années 2000, enfin à peu près, mais Romain Descendre pourra me corriger sur cette imprécision,
08:29 qui donne lieu justement à une reprise de ce travail sur Gramsci.
08:33 Et donc du coup, effectivement, le travail d'André Tosell a été effectivement d'œuvrer à la connaissance de Gramsci,
08:40 de montrer, alors de manière quelquefois ardue, parce que sa langue n'a pas la clarté et la simplicité quelquefois de l'œuvre-vie de Jean-Claude Zancarini et Romain Descendre,
08:51 mais de rentrer dans le vif de Gramsci et de montrer effectivement quelle auteur cela a été,
08:56 et d'insister justement, comme l'a bien dit Romain Descendre, sur le caractère très fragmentaire de l'œuvre de Gramsci,
09:03 qui effectivement est une construction qu'il n'a jamais pensé en faire une œuvre.
09:08 C'était presque, j'ai envie de dire, des pensées pour lui-même, un peu à la Marc Orel.
09:12 Il y a quelque chose d'ailleurs de très stoïcien chez Gramsci, quand on y réfléchit, de se donner justement,
09:18 comme il le dit dans les premières lettres de la prison, de se donner quelque chose à penser pour tenir.
09:25 Parce qu'effectivement, comme vous l'avez bien rappelé au début, il faut interdire ce cerveau de pensée pendant 20 ans.
09:31 Ce que les fascistes avaient bien vu qui était Gramsci et la puissance de sa pensée qu'on retrouve justement en le lisant.
09:38 Et peut-être qu'on pourrait rajouter que le fait que Gramsci a été aussi... André Tosell en a parlé dans une préface à un petit texte de jeune Gramsci,
09:48 qui est paru peu de temps avant sa disparition, a été un journaliste.
09:52 Et ça se retrouve effectivement aussi dans l'écriture quelquefois très incisive qu'il a de ces textes,
09:58 et effectivement quelquefois des notes très longues et quelquefois très courtes.
10:00 Et donc voilà, le but aussi c'était de rendre hommage aussi à André Tosell et à son travail,
10:06 et de restituer quelques éléments qui viennent appuyer son dernier ouvrage qui a été publié un peu avant sa mort, "Étudier Gramsci".
10:13 De l'appuyer aussi de tout ce travail antérieur qu'il a amené à rédiger cet ouvrage et à le publier en 2016.
10:20 - Gramsci, militant, on l'a dit, journaliste, dirigeant politique.
10:23 On va évidemment parcourir toute sa vie.
10:26 Pour être totalement transparent avec vous, c'est Christina, une de nos lectrices,
10:29 qui nous a demandé de faire ce book club autour d'Antonio Gramsci.
10:32 Et bien, nous y voici, Christina. Et Christina nous livre sa lecture de Gramsci.
10:37 - L'œuvre de Gramsci est intemporelle.
10:40 Elle est peu ou pas connue dans sa globalité en France.
10:43 Des citations d'une grande force, certes, ou l'utilisation d'un spin-doctor,
10:49 mais sa pensée déborde aux complexités.
10:52 Le lire reste la meilleure façon de faire connaissance avec lui.
10:56 Par exemple, dans l'excellente traduction de « Pourquoi je hais la différence » de Martin Rueff.
11:03 Pour utiliser ces mots dans l'introduction, je dirais que l'histoire est toujours contemporaine.
11:09 La vision Gramscienne, qui lie la théorie à l'action en politique,
11:15 est une approche qui mérite encore et toujours d'être étudiée.
11:20 Gaël Bustier, en 2015, a aussi sorti un petit livre qui explique clairement
11:26 en quoi et pourquoi la gauche française aurait bien besoin de Gramsci.
11:32 - Gramsci aimait se faire apporter des livres dans sa prison.
11:36 Ça le soulageait probablement de cette situation incroyable.
11:41 L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci vient de sortir.
11:44 Et c'est un plaisir de lire cette biographie,
11:48 car la découverte pas à pas de la vie et de la pensée de Gramsci
11:54 sont vraiment bien établies.
11:57 - On a bien compris que Christina était une passionnée,
12:00 qu'elle lit tout, qu'elle relit tout de cet auteur et philosophie italien.
12:05 Pour aller rentrer dans sa démarche,
12:09 on peut dire que Gramsci incarne ce que Marx décrit comme la nouvelle figure du philosophe
12:14 dans les thèses de Feuerbach.
12:17 Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières,
12:20 mais il s'agit maintenant de le transformer.
12:22 C'est ça l'idée. Il est véritablement dans l'action, Romain Dessandre.
12:25 - Oui, alors il l'est aussi bien dans sa vie
12:33 en tant qu'il n'est pas un philosophe d'abord et avant tout.
12:39 C'est un auteur qui est extrêmement important pour la philosophie.
12:43 Il y a énormément de philosophie et l'importance de la philosophie est absolument centrale
12:47 dans toute sa pensée, pas seulement dans les cahiers de prison,
12:51 y compris dans ses textes d'intervention politique,
12:54 d'abord comme journaliste militant,
12:55 puis comme dirigeant, l'un des principaux fondateurs du Parti communiste italien,
13:03 puis dirigeant à partir de 1924
13:09 et jusqu'à son arrestation principale dirigeant du parti.
13:16 Mais il l'est aussi dans sa réflexion.
13:20 Alors, la 11e thèse sur Feuerbach, que vous rappeliez,
13:25 est comme un leitmotiv dans les cahiers de prison.
13:29 Ça fait partie de ces textes de Marx que Gramsci lit et relit, traduit,
13:37 et à partir desquels il repense en toute la philosophie de Marx.
13:45 Il la repense à partir de cette idée de philosophie de la praxis,
13:50 qui n'est pas de lui au départ,
13:54 qui caractérise une longue tradition déjà du marxisme italien.
13:59 C'est l'expression même de philosophie de la praxis
14:02 pour parler de la pensée marxienne et marxiste,
14:09 bien comprise vient d'Antonio Labriola,
14:12 d'abord un des premiers philosophes marxistes italiens de la fin du 19e siècle,
14:19 puis a été reprise par Giovanni Gentile,
14:24 qui est avec Benedetto Corce, un élève de Labriola au départ,
14:30 et en prison, Gramsci se réapproprie cette notion
14:39 qui dit bien le cœur même de toute la pensée,
14:43 qui est l'unité de la théorie et de la pratique.
14:46 Unité de la théorie et de la pratique qui signifie aussi
14:50 un passage constant de la politique et de l'histoire à la philosophie et vice versa,
14:57 et qui d'ailleurs la première fois qu'elle apparaît dans les cahiers,
15:02 cette expression est rapportée non pas spécifiquement à Marx,
15:07 même s'il est là en filigrane et bien évidemment, mais à Machiavel.
15:12 Et ce n'est pas un hasard,
15:14 Machiavel est l'autre grande auteur de Gramsci avec lequel il est en constant dialogue.
15:20 Et c'est l'auteur qui lui permet, au-delà de Marx et avant Marx,
15:26 de penser cette unité de la politique et de la pensée.
15:30 - Justement, on se demande ce rapport à Marx,
15:32 quel est-il ? Est-ce qu'il veut révolutionner sa pensée ?
15:36 Comment est-ce qu'il se présente vis-à-vis de ces théories, de cette philosophie-là ?
15:42 Est-ce qu'il se dit "moi je suis là pour révolutionner en prenant en compte ce que j'ai vécu dans ma vie" ?
15:48 On va peut-être y revenir dans un instant.
15:51 Est-ce que c'est ça, son idée, sa démarche en tout cas ?
15:54 Ou est-ce que... Quelle est sa démarche en fait ?
15:57 - Alors, il y a plusieurs étapes.
16:00 D'abord, avant les cahiers de prison, dans sa jeunesse,
16:05 il connaît Marx mais mal très tôt.
16:10 D'une part parce qu'il est dans un milieu socialiste quand il est encore en Sardegne,
16:15 quand il est lycéen, il vit avec son grand frère qui est un militant socialiste.
16:20 Marx est omniprésent dans le parti socialiste italien à cette époque-là.
16:24 Mais comme le dit Gramsci, Marx est le penseur des bourgeois, pas le penseur des prolétaires.
16:30 C'est-à-dire que Marx est un...
16:33 Le Marx qui est sans cesse convoqué au sein du socialisme de l'époque de Gramsci jeune,
16:44 cette lecture, alors qu'on appellera révisionniste si on veut,
16:52 en tout cas traditionnellement on l'appelle révisionniste,
16:55 social-démocrate-réformiste si vous voulez,
16:59 mais en tout cas, pas forcément, elle peut être révolutionnaire aussi,
17:03 mais qui est extrêmement déterministe
17:06 et qui se fonde sur toute une série de relectures de penseurs et militants de l'époque de la deuxième internationale,
17:17 donc qui s'appuient sur le capital et qui pourrait être...
17:20 C'est beaucoup trop schématique de dire les choses comme ça,
17:24 mais qui prétend qu'il y a des lois de l'histoire qui s'enracinent dans la structure économique de la société
17:36 et que ces lois ont des valeurs et une force semblable à celles des lois naturelles.
17:44 Il se trouve que dans le milieu de Gramsci à ce moment-là,
17:47 dans le milieu du Parti Socialiste, qui est un énorme parti avec plein de tendances,
17:53 c'est ce Marx-là qui est dominant.
17:55 Puis arrive la Révolution.
17:57 D'abord la guerre, évidemment, la première guerre mondiale est fondamentale.
18:01 Puis la révolution bolchévique,
18:03 enfin la révolution russe qui n'est pas bolchévique dès le début de 1917.
18:09 Et c'est à partir de là que Gramsci se plonge complètement dans Marx une première fois.
18:19 Plus de dix ans plus tard, parce que là, on est en 1917, 1918, 1919.
18:25 Une fois qu'il est en prison, il fait un retour à Marx qui,
18:30 désormais, va toujours dans la même direction.
18:33 Un Marx penseur de l'action, un Marx penseur du changement politique.
18:39 Un Marx qui révolutionne complètement la pensée politique, bien sûr.
18:47 Mais surtout, un Marx qu'il faut repenser contre ce qui est appelé à ce moment-là,
18:54 notamment par Gramsci, le matérialisme vulgaire ou le marxisme orthodoxe.
19:00 Porté désormais par la troisième internationale,
19:04 dont l'un des livres "Catéchisme fondamentaux" est un livre de Boukharine
19:11 et qui est après repris et continue à être fondamental
19:17 à partir du tournant stalinien à partir de 1928-1929, quand lui est en prison.
19:25 C'est contre ça qu'il repense Marx entièrement.
19:28 - C'est là ce qui est intéressant, c'est véritablement l'évolution de sa démarche et de sa pensée.
19:33 Et cette relecture, ce retour à Marx, cette nouvelle vision,
19:38 ou en tout cas cette nouvelle réflexion qu'il veut mettre en place, Vincent Charbonnier.
19:43 - C'est surtout que Gramsci était un militant aussi.
19:49 Il a été un militant toute sa vie, même en prison il a été un militant, finalement.
19:53 Mais effectivement, un militant qui, comme ça a été dit, faisait partie du Parti Socialiste,
19:59 mais qui a participé à toutes ces périodes du "Bienno Rosso" en Italie,
20:05 ces deux années de 1900 qui font suite, juste après la guerre,
20:10 et dans lesquelles pratiquement vont se créer, d'une certaine manière, des "soviets à l'italienne".
20:15 Je fais cette expression un peu peut-être hasardeuse, mais...
20:18 - Elle est employée à l'époque. - Elle est employée, bon, pas très bien.
20:22 Où effectivement, les ouvriers prennent en main l'outil de production,
20:25 c'est-à-dire qu'il y a ce qui était évoqué par Romain Descente,
20:30 cette idée de l'unité de la théorie et de la pratique,
20:33 elle a été mise en œuvre par les ouvriers qui ont expérimenté,
20:35 qui ont travaillé justement cette autonomie, cette autonomisation
20:40 de participer à la production de la pensée et de la réfléchir.
20:43 Et Gramsci a été très attentif, il a participé, il a été très attentif,
20:49 il s'en est, comment dire, il en a fait son miel après coup dans les cahiers de prison,
20:53 parce qu'effectivement il y revient de manière tout à fait constante.
20:56 Il y a cette idée, alors, à la fois de...
20:59 Et un thème intéressant et important, qui est le thème de la traduction dans la pensée de Gramsci,
21:02 auquel Jean-Claude Zancarini, Romain Descente ont consacré des textes,
21:07 et aussi André Tosell, qui a beaucoup insisté sur cette dimension-là,
21:11 c'est-à-dire cette idée que, effectivement,
21:14 et on pourrait dire que la théorie et la pratique, c'est dans cette même perspective-là,
21:16 c'est cette thèse d'inter-traduction et de retour systématique de l'un à l'autre,
21:25 pour justement, et c'est d'autant plus exigé avec cette classification
21:32 d'un marxisme dogmatique de formule,
21:36 où, comme le disait plaisamment Georges Labica,
21:40 parlant de Staline, "Il n'est de science que du général Aristote,
21:43 il n'est de science que du secrétaire général Staline."
21:46 Voilà, c'était un peu ça.
21:47 Et effectivement, je pense que c'était contre ça,
21:49 et effectivement, le bienheur-aussi a été l'occasion pour Gramsci de mettre en œuvre ça,
21:53 et de le réfléchir, et de penser justement ce marxisme pratique,
21:59 on pourrait presque dire ça comme ça,
22:01 ce marxisme pratique que les ouvriers ont su mettre en œuvre,
22:03 et qui ont su indiquer une perspective d'évolution de la société,
22:07 et effectivement de révolution de la société.
22:10 - On pense notamment à son article de juin 1919, "Démocratie ouvrière",
22:14 où il évoque notamment les conseils d'usines comme centre de vie prolétarienne,
22:18 et futur organe du pouvoir prolétarien.
22:20 Alors, dans les années 20, il participe d'ailleurs à la constitution du Parti communiste d'Italie,
22:26 on l'a dit, puis il va partir à Moscou,
22:29 et il va revenir ensuite au début des années, au milieu des années 20,
22:34 avant d'être arrêté.
22:35 Et puis sa pensée, elle est arrivée jusqu'à nous aujourd'hui,
22:38 même si, on l'a dit tout à l'heure, et Christina en disait un mot,
22:41 Gramsci est peu connu, voire mal connu,
22:45 et c'est aussi l'expérience de notre lecteur Eude que l'on va écouter.
22:49 - Je crois que lorsqu'on s'intéresse, ou même lorsqu'on étudie le socialisme ou le communisme,
22:57 le nom d'Antonio Gramsci finit un moment par nous tomber dessus.
23:01 Je me suis rendu compte que plusieurs notions que j'entendais ou même utilisais
23:04 venaient de lui, sans même que je le sache.
23:07 Je pense par exemple à celle de société civile ou bien d'hégémonie culturelle.
23:12 Donc en le lisant, j'en ai découvert d'autres, tout aussi stimulantes, intéressantes.
23:17 Je pense à celle d'intellectuel organique, je pense au césarisme,
23:21 à la guerre de position, à la guerre de mouvement.
23:23 Donc j'ai énormément mûri avec lui.
23:26 La lecture de son œuvre, en fait, elle m'a permis de comprendre
23:30 pourquoi est-ce que sa pensée a traversé ces époques,
23:32 et comment il y est récupéré aussi bien à gauche qu'à droite.
23:37 Malheureusement.
23:38 - Alors justement, on va voir sa récupération et si sa pensée est toujours d'actualité.
23:42 Peut-être pour faire simple, on va essayer,
23:45 et pour donner envie de découvrir ce qu'il a écrit aussi,
23:48 parmi les concepts politiques qui occupent une place importante dans sa réflexion,
23:53 dans sa réflexion politique d'ailleurs, c'est l'hégémonie.
23:56 Qu'est-ce que ça signifie ?
23:57 Essayez de nous donner envie de rentrer dans ce concept.
24:00 Et je sais que ce n'est pas facile, mais de manière assez simple,
24:04 - Je vais vraiment descendre, ça tombe sur vous.
24:06 - Oui, mais je ne vais pas me défiler.
24:09 Mais juste avant, je voulais revenir sur ce qu'avait dit Vincent,
24:13 parce que André Tauzel, puisqu'on parlait de réception en France,
24:19 a été extrêmement important, et resté un passeur,
24:23 et resté le seul pendant des années et des années à s'occuper de Gramsci.
24:28 Et moi, j'ai toujours le plaisir à rappeler que c'est avec André Tauzel
24:34 que j'ai fait mes premiers travaux de recherche sur Gramsci,
24:39 quand j'avais 20 ans, que j'étais allé voir,
24:44 il était à l'université de Besançon à ce moment-là.
24:46 Et j'ai fait deux années de travaux sous sa direction sur Gramsci,
24:52 puis sur Gramsci et Crotch, et ce que disait Vincent est extrêmement important,
24:56 c'est-à-dire que cette notion de traductibilité,
25:00 qui aujourd'hui, de façon unanime chez les spécialistes,
25:04 est reconnue comme étant absolument centrale,
25:08 une importance clé pour comprendre l'ensemble de sa pensée,
25:14 eh bien André Tauzel l'avait bien vu,
25:19 et était à peu près le seul à le voir dès le début des années 80,
25:26 dès la fin des années 70, début des années 80,
25:29 et a toujours continué à travailler là-dessus.
25:30 Et il se trouve que moi, mon premier travail était sur langage et traductibilité avec Tauzel.
25:39 Voilà, je ferme là-dessus.
25:41 - Je ne vais pas vous oublier sur l'hégémonie,
25:44 mais peut-être d'abord sur cette réception, puisqu'on en parle.
25:48 Dans les années 50-60, le parti communiste français lui-même
25:53 ne veut pas de Gramsci et est très réticent à ce qu'il dit.
25:57 Peut-être sur cette idée-là, Vincent Charbonnier ?
26:00 - Alors, la grande chose, c'est qu'effectivement, Gramsci est suspect,
26:06 parce qu'en fait, il est traduit, justement,
26:10 mais il est traduit et filtré par le parti communiste français.
26:13 On essaye finalement de recomposer les quelques éléments qui ont été publiés.
26:18 Alors, c'est l'édition thématique des cahiers,
26:20 qui a été la première édition après la guerre,
26:22 mais qui était déjà une reconstruction,
26:23 puisque c'était évoqué dans le livre de Romain et de Jean-Claude,
26:29 c'est bien indiqué que c'est une certaine image de Gramsci
26:32 qu'on a voulu quand même mettre en avant
26:33 et qu'il y a des textes qu'on a mis de côté,
26:35 parce que ça ne correspondait pas.
26:37 Pareil pour la correspondance.
26:39 - Mais qu'est-ce qui dérange ?
26:41 - Et de fait, comment dire ça ?
26:49 - Il y a une forme de parti communiste français,
26:52 qui dit "il n'y a rien à apprendre de Gramsci",
26:54 alors que j'imagine que vous n'êtes pas d'accord avec cette idée-là.
26:58 - C'est-à-dire qu'il n'y a rien à apprendre au sens où
27:01 il se méfie de Gramsci parce qu'il n'est pas, comment dire...
27:06 J'ai envie de dire que ce n'était pas un communiste orthodoxe.
27:10 C'était un peu cette idée-là, quand même.
27:12 C'est-à-dire que, oui, il y a des influences idéalistes dans sa pensée,
27:18 notamment Gentile, qui a été évoquée au...
27:20 Enfin, pas "crochet", mais "Gentile" au moins, cette idée de...
27:23 Voilà.
27:24 Et puis, c'est une pensée qui ne correspond pas au canon de la pensée française,
27:28 d'une certaine façon.
27:30 Et que, bon, Gramsci, on essaie toujours de le réinterpréter
27:34 dans le cadre de la politique du Parti communiste français de l'époque.
27:39 Et du coup, ça ne rentre pas.
27:40 Donc, voilà, on ajuste.
27:42 Et puis, je pense qu'il y a effectivement peut-être aussi,
27:45 je vais dire, une couleur de pensée ou une teinte de pensée
27:50 qui est liée vraiment à la sphère italienne.
27:52 Mais là, Romain serait plus à même que moi d'en parler.
27:55 Une forme de, moi, ce que j'estimais,
27:56 être une civilité de la pensée italienne qu'il n'y a pas en France.
28:00 Et que, voilà, Gramsci était un peu...
28:02 Débordait un peu les cadres.
28:03 Il ne correspondait pas à des cadres prédisposés
28:06 dans lesquels on pouvait le mouler facilement.
28:08 Il dérangeait ces cadres-là, je pense.
28:10 Oui, oui, tout à fait.
28:12 Alors, après, il y a aussi un autre élément historico-politique très concret,
28:18 qui est que tout le monde savait que Gramsci, en octobre 1926,
28:25 avait envoyé une lettre au PCUS,
28:28 au Parti communiste de l'Union soviétique,
28:31 et directement à Staline,
28:34 où il expliquait aux camarades russes,
28:37 chef de la Révolution mondiale,
28:39 vous vous plantez complètement.
28:40 Vous vous plantez complètement
28:43 en mettant sur la brèche
28:48 et en étant dans une attitude de répression complète
28:51 par rapport à l'opposition, l'opposition trotskiste.
28:55 Pas que Trotski, il y en a un certain nombre, mais...
28:58 Donc, première chose, ce genre de choses,
29:02 on ne le faisait pas.
29:03 On savait que ça avait été fait.
29:06 Et avant même d'arriver en prison,
29:09 il est déjà suspect à Moscou.
29:12 Et ça, ça va surdéterminer toute une série de choses.
29:14 Par ailleurs, il y a,
29:16 comme je l'évoquais rapidement tout à l'heure,
29:19 on peut lire, et c'est ce que nous on fait,
29:22 même si on réduit pas tout à ça,
29:23 mais on peut lire l'ensemble de...
29:29 l'attirail conceptuel.
29:31 Et cette grande pensée, ce livre monde,
29:39 c'est pas un livre, mais en tout cas, c'est un livre monde,
29:41 "Les Cahiers de prison", c'est un livre qui prend en charge
29:44 des milliers de questions de sa contemporanéité,
29:48 qui vont de la littérature à la culture,
29:51 à des questions qui ont trait à ce qui se passe en Inde
29:54 à ce moment-là, l'américanisme, etc.
29:58 Enfin, c'est vraiment une pensée complètement ouverte au monde.
30:03 Eh bien, en faisant cela, il réinvente,
30:08 il reprend, resémantise et crée toute une série de concepts,
30:13 celui dont notre auditeur tout à l'heure...
30:15 ceux dont notre auditeur parlait,
30:17 qui sont depuis devenus des concepts communs
30:20 de la gauche, j'allais dire mondiale,
30:24 qu'on retrouve parce que quelqu'un qui a une expérience
30:27 de militant aujourd'hui en France les entend,
30:29 ces concepts-là, mais beaucoup moins qu'en Amérique latine,
30:34 aux États-Unis ou en Asie, et depuis des dizaines d'années.
30:37 Donc, les concepts de subalterne, de révolution passive,
30:42 de guerre d'opposition, etc.
30:45 Tous ces concepts, si on analyse ce qu'on a essayé de faire,
30:51 leur mode d'apparition et les moments où ils apparaissent,
30:55 ils apparaissent précisément dans des moments de conflictualité
30:59 extrêmement intenses avec le parti communiste italien.
31:03 À partir du moment où le parti communiste italien,
31:05 qui en exil et en clandestinité, à ce moment-là,
31:09 à la toute fin des années 1920 et tout début des années 1930,
31:13 accepte le tournant stalinien, s'y range,
31:16 et où Gramsci se trouve en prison, mis en minorité
31:22 par les camarades qui, au fur et à mesure, arrivent
31:24 et qui sont tous de bons communistes bien disciplinés,
31:28 qui disent "Mais Gramsci a...
31:31 enfin voilà, passez-moi l'expression, il a pété un plomb".
31:34 Il est sorti du cadre, et c'est ce que racontait Vincent Charbonnier.
31:38 Comme il nous reste deux minutes sur l'hégémonie,
31:42 là vraiment je pense qu'il va falloir y aller fort.
31:46 Vous commencez, Romain Descendre et Vincent Charbonnier, conclure.
31:51 - D'abord, ce n'est pas l'hégémonie culturelle.
31:54 L'hégémonie, elle est avant tout politique,
31:56 et elle est culturelle, intellectuelle, morale, économique,
32:00 elle est dans tous les niveaux de la société,
32:04 elle est liée directement aussi au pouvoir politique et à l'État.
32:08 Voilà, donc ça, première chose.
32:10 Ça vient de Lénine, au départ.
32:12 Chez Lénine, c'est l'alliance des ouvriers et des paysans
32:16 sous la direction, c'est-à-dire sous l'hégémonie des ouvriers.
32:19 À un moment où il faut arrêter de faire des choses,
32:23 au début de la révolution, de la guerre civile,
32:26 qui font des paysans, à savoir 99% de la population russe,
32:30 nos ennemis.
32:31 Donc c'est ça, l'hégémonie.
32:32 Lui, il transforme ça, d'une part, en un concept beaucoup plus large
32:37 d'un point de vue stratégique et politique,
32:40 c'est-à-dire c'est la pensée de l'alliance,
32:43 la pensée d'une union des dirigeants et des dirigés.
32:50 C'est créer les conditions de possibilité pour que les dirigés deviennent dirigeants.
32:55 Et par ailleurs, c'est aussi un concept opératoire historiquement,
33:00 qu'il analyse dans le détail à partir de l'histoire de l'hégémonie bourgeoise
33:07 sur le 18e et le 19e siècle entre France et Italie.
33:10 - Et pour la suite, je renvoie évidemment à votre livre,
33:13 "L'œuvre ouvrie d'Antonio Gramsci, Romain Descendre avec Jean-Claude Zancarini".
33:16 Un dernier mot, Vincent Charbonnier,
33:18 en quoi est-ce que c'est toujours d'actualité tout ce qu'il a écrit ?
33:21 - En tant que construction intellectuelle et à la fois théorique, politique,
33:27 c'est toujours l'union de la théorie et de la pratique.
33:30 C'est comment se battre pour non pas gagner la bataille des idées,
33:34 mais faire construire, avancer et montrer non seulement qu'un autre monde est possible,
33:39 mais qu'il faut aussi le faire.
33:41 C'est là-dessus que se fait finir le beau signe de l'établi.
33:45 Le dernier mot, c'est "il faut penser le monde,
33:49 il faut la transformation, mais il faut le faire".
33:51 C'est là-dessus que se finit.
33:51 Je pense que voilà, c'est un peu ce que dit Gramsci aussi.
33:54 Il faut transformer le monde.
33:56 - Il faut transformer le monde et pour ça, il faut lire ces deux ouvrages.
33:58 Merci à tous les deux.
33:59 Vincent Charbonnier, vous éditez et préfacez aux éditions Amsterdam
34:02 l'essai d'André Tozel intitulé, pas un essai, le livre avec plusieurs recueils de textes,
34:09 "Le fil de Gramsci, politique et philosophie de la praxis"
34:12 et Romain Descendre avec Jean-Claude Zancarini aux éditions de La Découverte.
34:16 "L'œuvre ouvrie d'Antonio Gramsci", on n'a pas pu tout dire.
34:18 C'est certain et je suis certain aussi que Christine, notre lectrice, ne nous en voudra pas.
34:23 Merci à tous les deux.
34:24 - Merci.
34:25 ♪ ♪ ♪

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