Delphine Horvilleur : "Nous sommes ce que nous faisons de notre naissance"

  • l’année dernière
Transcript
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis de culture.
00:05 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoir.
00:09 Place à la rencontre.
00:12 Aujourd'hui, notre invité est...
00:15 Voilà, c'est comme ça que nous commençons habituellement cet entretien.
00:18 Mais cette fois-ci, j'hésite à le dire car notre invité a écrit un monologue contre l'identité.
00:23 Il n'y a pas de hajard.
00:25 Pour un seul en scène avec Johanna Nizar, au théâtre de l'Atelier et bientôt en tournée à travers la France.
00:30 Ce monologue, je peux le dire, n'y va pas de main morte contre cette saloperie, cette merde, je cite, qu'est l'identité.
00:36 Celle qui enferme dans des "je suis", des communautés et des souffrances.
00:40 Mais bon, comme il faut bien la présenter malgré tout, nous allons dévoiler son nom.
00:44 Bonjour Delphine Horwiller.
00:46 Bonjour, bonjour, merci de cette invitation.
00:48 Et bienvenue dans les midis de culture.
00:50 Alors comment dois-je vous présenter Delphine Horwiller ?
00:53 J'adore l'idée qu'on puisse dire "et" et trois petits points.
00:57 Je me demandais même s'il fallait donner votre nom.
00:59 J'imaginais une émission où on ne vous présenterait jamais et juste on aurait une discussion sur ce texte sans savoir qu'il avait écrit.
01:05 J'adore, j'adore cette idée.
01:07 Mais ce ne serait pas complètement possible.
01:09 Parce que je crois que ce que vous venez de citer, par exemple, des phrases un peu exubérantes,
01:12 que l'identité est une saloperie, est une merde, je recite.
01:16 En fait, ça n'a de sens que si on sait qui parle, qui est en train de parler.
01:19 Bien sûr, les gens souvent le savent, je suis rabbin, j'écris des livres, beaucoup sur la pensée juive.
01:26 Je m'exprime souvent autour de cette pensée juive.
01:29 Et bien évidemment, ces phrases, elles sont audibles quand on perçoit, on sait qui les a prononcées
01:34 et de quelle manière, évidemment, il faut les entendre au second degré,
01:37 comme une critique un peu humoristique de ce qui nous arrive.
01:40 Alors il y a quelque chose de très beau dans votre texte, Delphine Horwiller,
01:43 qui est donc adapté pour un seul en scène au théâtre.
01:46 Dans ce texte, vous dites que le verbe "être" ne se conjugue pas au présent en hébreu.
01:51 Il se conjugue au passé, on a été, au futur, on est en train de devenir.
01:56 Mais alors comment on fait en hébreu pour se présenter ?
01:59 En fait, on oublie le verbe "être" au présent, on le gomme.
02:02 Donc on va dire "je Delphine", "je grande", "je petite".
02:07 Et là, on complète comme on veut.
02:09 En fait, on peut dire "j'étais", "j'ai été", donc l'inaboutie,
02:13 de la même manière qu'on peut dire "je suis en train de devenir", "je serai".
02:17 Mais effectivement, le verbe "être" suggère en hébreu, et c'est intéressant philosophiquement,
02:21 qu'on est toujours en pleine mutation, qu'on est en transformation.
02:24 Ce qui fait dire au personnage dans la pièce, de façon assez culottée,
02:27 c'est vrai que l'hébreu, c'est la langue des trans.
02:30 Mais ce que le personnage veut dire là, c'est qu'évidemment, en hébreu,
02:33 il y a une incapacité à se figer dans son identité, à dire "je suis une fois pour toutes".
02:39 Voilà ce que je suis et qui je suis, et rien d'autre.
02:42 - Est-ce que c'est ce qu'on fait quand on se présente à quelqu'un ?
02:44 Est-ce qu'on est définitif quand on dit "voilà qui je suis", "voilà ce que je suis" ?
02:49 - Alors moi, j'ai envie de croire que non.
02:51 En principe, on devrait dire, d'une certaine manière, la phrase devrait être implicite,
02:55 on devrait dire "voilà qui je suis aujourd'hui", "voilà qui je suis"
02:57 ou "ce que je suis au moment où je vous parle".
03:00 Ça a quelque chose à voir, évidemment, avec ce que j'ai été.
03:03 On n'est pas ex nihilo, on n'arrive pas comme ça dans une conversation,
03:06 sans que notre passé, notre héritage, soit présent dans notre discours.
03:10 Mais il faudrait toujours pouvoir suggérer qu'on n'a pas dit le dernier mot de soi-même.
03:13 Et je crois que toute la problématique de l'obsession identitaire,
03:16 et des carcans identitaires aujourd'hui, vient de ça.
03:19 Que beaucoup de gens, quand ils disent "je suis", suggèrent qu'ils ne seront pas autre chose d'abord,
03:25 et surtout qu'ils ne sont que cela.
03:27 On entend de plus en plus de gens qui vous disent "je suis"
03:29 chrétien, juif, musulman, végan, homosexuel, femme, etc.
03:34 Comme si cette identité excluait tous les autres éléments de ce qu'il raconte, de ce qu'il énarre.
03:40 - Alors au contraire, on pourrait peut-être imaginer vous présenter Delphine Orvilleur
03:43 comme rabbine, autrice, ex-étudiante en médecine, que sais-je, fille, mère, sœur ?
03:51 - Oui, mère de famille, ayant vécu à l'étranger, essayant de faire un régime...
03:57 - Portant un t-shirt "dirty dancing" !
03:59 - Portant un t-shirt "dirty dancing" aujourd'hui...
04:02 - Voilà, bien sûr, je plaisante maintenant, ce n'est pas fondamental dans mon identité,
04:06 mais quand même, tout ça, d'une certaine manière, raconte ou peut-être un sujet engagé dans notre discussion.
04:13 - Je m'appelle Ajaar, Abraham Ajaar, initial A-A.
04:25 Mon père, il tenait absolument, il voulait que ma signature ressemble au commencement de tout,
04:34 A-A, faire comme s'il n'y avait rien eu avant moi.
04:39 Suggérer qu'on est l'alpha du monde, cacher l'origine, la tentative est louable, bien sûr,
04:46 mais il n'y a rien à faire, on vient tous de quelque part, et l'origine, elle vous rattrape toujours à la fin.
04:53 Parmi tous les prénoms en A qu'il aurait pu choisir, par exemple,
05:00 Anatole, Albert, Adam, Arnaud, Alain, Alexandre, Alphonse, Ribot, Arthur, Achille, Adam, on braque.
05:28 Mon père, qui ne manquait pas de ressources, a choisi Abraham, le prénom du père de tous les croyants.
05:38 Tu connais l'histoire d'Abraham dans la Bible ? Dans la catégorie folie littéraire, à part mon père, on n'a rien fait de mieux.
05:47 - Voilà un extrait de votre texte, Elphi Norviller.
05:50 Il n'y a pas de Ajaar qui est donc adapté, mis en scène par Johanna Nizar, qu'on a entendu interpréter.
05:56 C'est quand même une performance époustouflante, parce qu'on la voit pendant 1h25 réciter tout votre texte,
06:03 en entier, et vraiment l'interpréter.
06:05 Avant qu'on revienne peut-être à cette question, Elphi Norviller, un mot sur ce titre, il n'y a pas de Ajaar.
06:10 Pour ceux qui ne connaissent pas Ajaar, Emile Ajaar, il faut peut-être nous expliquer qui il est.
06:15 - Oui, il faut effectivement connaître la clé littéraire, ou liée à l'histoire littéraire de la France.
06:21 C'est peut-être la plus grande histoire d'entourloupe littéraire du XXe siècle.
06:25 Elle concerne un certain Romain Garry, que beaucoup de gens connaissent.
06:28 Souvent les gens ne savent pas que Romain Garry n'est pas son vrai nom.
06:30 D'ailleurs, il s'appelait Romain de Cadeceff.
06:32 Il devient Romain Garry, une vie extraordinaire, avec une capacité à se renouveler en permanence,
06:37 être résistant, ambassadeur, réalisateur, il fait mille choses.
06:41 Et puis à un moment donné, Romain Garry écrit sous pseudo.
06:44 Pas un seul pseudo d'ailleurs, plusieurs pseudos.
06:46 Mais le plus célèbre d'entre eux, c'est celui d'Emile Ajaar.
06:49 - Il le crée en 1974.
06:52 - Oui, et à peu près en 1974 sort les premiers livres d'Emile Ajaar.
06:56 Il écrira quatre livres sous ce pseudo.
06:58 Mais la grande histoire, c'est qu'Emile Ajaar va, pour la vie devant soi, gagner le Goncourt.
07:04 Or, Romain Garry avait déjà gagné le prix Goncourt.
07:06 On ne peut pas gagner deux fois le Goncourt.
07:08 Donc à ce moment-là, il y a effectivement un moment incroyable, dramatique.
07:12 Est-ce qu'on peut avoir deux fois le Goncourt en l'ayant sous un autre nom ?
07:15 - Jusqu'à la fin de sa vie, Romain Garry n'a pas révélé qu'il était Ajaar.
07:19 On l'a su à titre posthume.
07:21 Il y avait beaucoup de rumeurs.
07:23 Mais je crois que Romain Garry s'amusait beaucoup de cette entourloupe.
07:26 Et notamment de quelque chose que je trouve fascinant pour tout auteur, à vrai dire.
07:29 Cette idée que pas mal de critiques écrivaient à cette époque que les livres d'Ajaar,
07:34 ça c'était quelque chose de la vraie littérature.
07:36 Contrairement à ces romans de garre de Romain Garry.
07:41 Je pense que c'est assez jubilatoire d'imaginer pour un auteur que sous un autre nom,
07:45 il puisse ne pas être lui-même et complètement se réinventer.
07:48 - On l'a entendu dans l'extrait d'Elphine Horviller.
07:51 Le narrateur, narratrice justement, il y a une question, un flou autour du genre,
07:55 dit qu'il s'appelle Abraham Ajaar.
07:58 Donc qu'il serait le fils d'Émile Ajaar.
08:00 Lui-même une invention.
08:02 Pourquoi avoir inventé, vous aussi Delphine Horviller, ce personnage d'Abraham Ajaar ?
08:09 - D'abord parce que j'aimais l'idée de cette identité impossible.
08:12 Abraham Ajaar dit qu'il est le fils d'Émile Ajaar.
08:15 Donc il est le fils d'un pseudo, le fils d'une invention littéraire.
08:18 Ce n'est pas possible. A priori on ne peut pas être le fils d'une invention littéraire.
08:22 Et donc j'aimais l'idée qu'à travers ce personnage se pose une question
08:25 que je trouve très pertinente pour chacun d'entre nous.
08:27 A savoir, est-ce qu'on est l'enfant de quelqu'un ?
08:30 L'enfant de nos parents biologiques ou adoptifs ?
08:32 Ou bien est-ce qu'on n'est pas plutôt, ou tout autant, l'enfant des livres qu'on a lus ?
08:37 L'enfant des fictions qu'on nous a racontées, des narratifs qui nous ont construits, qui nous ont fait grandir ?
08:42 Donc j'aimais cette idée de créer un personnage qui se dit le fils, d'une certaine manière,
08:45 d'une invention, d'une fiction ou d'un livre.
08:47 Et assez vite s'est imposé à moi le prénom d'Abraham.
08:52 Pourquoi ? Parce que Abraham c'est la figure du père dans toutes les religions monothéistes.
08:57 Donc c'est un personnage qui incarne justement la filiation, l'ancêtre, le père de tous les croyants.
09:03 Il y a un petit élément que je trouvais extraordinaire dans l'histoire biblique d'Abraham.
09:07 Peut-être que tous les auditeurs ne le savent pas ou ne s'en souviennent pas.
09:09 Moi je ne la connaissais pas.
09:11 C'est un détail biblique mais souvent la culture biblique n'est pas très développée chez beaucoup de gens.
09:15 Mais les gens oublient que l'histoire d'Abraham, de cet homme qui va devenir le père de tous les monothéistes,
09:20 le père des croyants monothéistes, Abraham est un homme qui a quitté son père.
09:25 Ou même plus que ça, qui a envoyé bouler et rejeté radicalement le monde de son père.
09:31 Et je trouve assez surprenant, voire subversif ou humoristique,
09:35 de penser que nos religions se sont choisis comme père quelqu'un qui a envoyé bouler le sien.
09:41 Ça nous pose à tous la question de qu'est-ce que ça veut dire d'être un fils d'Abraham ?
09:45 Est-ce que pour être fidèle à Abraham, on ne devrait pas faire comme lui et l'envoyer bouler à notre tour ?
09:51 C'est la question de l'héritage fidèle-infidèle.
09:54 Ça veut dire que vous remettez en cause la filiation ?
09:59 Ça veut dire que je suggère qu'elle ne peut pas entièrement nous conditionner.
10:04 En fait, on est les enfants de nos parents, on est les enfants de notre temps aussi.
10:08 Parce qu'à l'école, quand on arrive à l'école, on nous demande qui est ton père, qui est ta mère,
10:13 qu'est-ce qu'ils font dans la vie ? Et c'est presque comme ça qu'on se présente au professeur.
10:17 Oui, mais on sait bien que dans tout récit, il y a un élément d'abord de réécriture.
10:23 On pourrait dire mille choses sur nos parents.
10:25 Pourquoi on va décider de les présenter de telle manière et pas de telle autre ?
10:28 Pourquoi on va raconter d'abord une identité qui est la leur et pas telle autre ?
10:32 Pourquoi est-ce que certains font décider de raconter la religion de leurs parents
10:35 et d'autres la ville de province où ils ont grandi ou d'autres un élément culturel ?
10:40 Et puis à l'école, on le sait bien, et c'est d'ailleurs un gimmick important dans notre pays,
10:43 on dit "nos ancêtres les Gaulois".
10:45 Mais on accepte tous d'une certaine manière ce narratif, certains le remettent en question.
10:49 Mais aucun de nous qui adhérons à ce narratif n'y croit littéralement.
10:54 Nous y croyons littérairement, j'ai envie de dire.
10:57 En fait, on est des êtres créés, je le dis dans le livre, par procréation littérairement assistée.
11:03 En fait, on est créés par des histoires, on se fabrique.
11:06 Et ce n'est pas anodin de dire "nos ancêtres les Gaulois".
11:08 Je n'ai pas besoin de croire que mes ancêtres sont vraiment les Gaulois
11:11 pour reconnaître qu'il y a dans ce narratif quelque chose, une histoire qui me construit,
11:16 qui m'interroge et qui parfois m'oblige.
11:19 Mais il y a une différence à faire Delphine Horviller,
11:21 entre la filiation qu'on peut se recréer et l'identité,
11:25 où là, pour le coup, vous vous en prenez à elle de manière assez véhémente.
11:30 Alors, est-ce que c'est votre voix, vraiment, Delphine Horviller, d'ailleurs, dans ce texte ?
11:34 Est-ce que c'est vous ? Ou est-ce que c'est un narrateur qui vous ressemble, Abraham Ajar ?
11:39 Est-ce que vous rêveriez d'être justement ce personnage de fiction
11:42 qui peut dire que l'identité c'est de la merde ?
11:44 Est-ce que vous en voulez à l'identité, ce qui n'est pas tout à fait pareil que la filiation ?
11:48 Je vous remercie de me poser cette question, parce que beaucoup de gens ont cru que c'était vraiment ma voix,
11:52 que c'était tout moi, qu'Abraham c'était mon clone ou une version de moi-même.
11:56 En fait, pas du tout. La raison pour laquelle j'ai écrit ce livre de cette façon,
11:59 avec un personnage que j'ai créé, et pas en prenant la parole à la première personne du singulier,
12:03 c'est que ce n'est pas moi qui parle.
12:05 Et c'est la force du récit que de pouvoir affronter un personnage
12:08 qui est beaucoup plus en colère que je ne le suis,
12:12 beaucoup plus virulent et beaucoup plus...
12:15 De mauvaise foi aussi !
12:17 Oui, je l'espère !
12:19 Mais c'est vrai qu'à travers ce personnage, il m'importait de tirer le trait un peu plus loin
12:25 de choses qui sont effectivement des choses que je conteste dans la société d'aujourd'hui.
12:30 J'ai l'impression que oui, nous sommes pris en étau dans des exacerbations,
12:35 des obsessions identitaires qui viennent de lieux très différents,
12:38 parfois de sphères politiques, parfois de sphères religieuses.
12:42 On sait le poids qu'a aujourd'hui le fondamentalisme et les obsessions identitaires religieuses et fanatiques dans nos sociétés.
12:48 Mais on voit aussi d'un point de vue politique,
12:51 bien des sphères politiques différentes, d'ailleurs,
12:54 des discours d'obsessions identitaires qui, a priori, disent l'une et l'autre l'inverse,
12:58 mais qui sont tout aussi problématiques.
13:00 Je vous donne un exemple.
13:01 Aujourd'hui, on vit dans une société où il y a des gens qui ont très envie de définir leur identité
13:05 comme étant un pur héritage.
13:07 C'est-à-dire qu'on serait fidèle à une identité en reproduisant l'histoire de nos origines,
13:11 de nos grands-parents, de nos arrières-arrières-grands-parents,
13:14 en ne changeant rien à notre naissance.
13:16 On serait conditionné par notre naissance et notre héritage.
13:19 Et puis, d'un autre côté, on a des gens qui sont obsédés par des définitions identitaires ultra-individualistes
13:25 et qui vous disent "Nous ne sommes que ce que nous ressentons, que notre désir,
13:30 que ce que nous sentons et percevons de nous-mêmes où voulons être".
13:33 Et je crois que ce n'est pas vrai non plus.
13:35 Je crois que nous sommes toujours...
13:37 Nous ne sommes pas notre naissance, mais nous ne sommes pas non plus notre désir,
13:42 nous ne sommes pas la pure invention de nous-mêmes.
13:44 Si je devais le dire en une phrase, je dirais que nous sommes ce que nous faisons de notre naissance.
13:49 Voilà, j'allais vous poser la question Delphine Ordinaire.
13:51 Alors, qu'est-ce qui reste ? Qu'est-ce qu'on est si on n'est pas notre origine ?
13:55 Si l'affiliation, on peut la fabriquer ? Si l'identité, en fait, ça nous enferme ?
14:00 Est-ce qu'on peut vivre ? C'est une vraie question.
14:03 Est-ce qu'on peut vivre en se passant de se dire tous les matins
14:06 "Je suis cette personne qui va aller travailler, qui doit assurer tel engagement,
14:13 qui est une personne dont on attend des choses, qu'on regarde d'une certaine manière ?"
14:17 Je crois qu'on ne peut pas faire sans ces repères, mais on peut toujours faire en les interrogeant
14:23 et en les questionnant, en se posant la question de ce qu'on leur doit,
14:26 de quelle manière ils nous émancipent ou de quelle manière au contraire ils nous aliennent.
14:30 Il y a toujours une phrase de Romain Garry que je cite, je l'ai mise en exergue d'un de mes livres précédents.
14:36 Romain Garry a écrit dans un de ses livres où il signe Émile Hajard, un livre qui s'appelle "Plus de dos".
14:42 Il commence en disant cette phrase "J'ai tout fait pour me soustraire, mais il n'y a rien à faire,
14:47 on est tous des additionnés". J'adore cette phrase. Je trouve qu'elle dit très bien la problématique
14:52 de chacun d'entre nous. Il y a bien des moments dans l'existence où on rêve de se soustraire,
14:56 de se soustraire au poids des héritages, de se soustraire à tout ce qui nous conditionne,
15:01 de s'imaginer qu'on va pouvoir complètement se réinventer ou faire du passé table rase.
15:05 Mais ce n'est pas possible parce que nos vies portent une addition ou un produit, je ne sais pas,
15:11 de ce qu'on nous a donné, de la langue qu'on nous a enseignée, mais aussi de notre possibilité
15:16 de la twister, cette langue, de la parler un tout petit peu autrement, de lui être infidèle.
15:20 Moi j'y pense beaucoup aujourd'hui dans mon rôle de mère, c'est vrai, avec mes enfants,
15:24 je me rends compte que je leur ai transmis plein de choses qu'ils ont interprétées autrement,
15:28 qu'ils ont un peu déviées. Je leur ai appris le français, ils parlent français,
15:31 mais ils ne le parlent pas tout à fait comme moi. Et je trouve ça fascinant, par exemple,
15:35 le fait qu'à chaque génération, on altère un peu l'usage des mots, chaque génération les détourne un peu.
15:42 Vous critiquez d'ailleurs beaucoup cette notion de pureté, c'est-à-dire de l'idée qu'il y aurait
15:46 une sorte de fixité ou de fidélité pure, inaltérable.
15:50 Oui, parce qu'en fait tout ça c'est un mensonge. Les gens qui sont dans des narratifs de pureté
15:54 mentent, et souvent, parfois en faisant preuve de mauvaise foi, mais parfois avec vraiment
15:59 de mauvaises intentions. On le voit dans bien des domaines, dès qu'on est dans un narratif de pureté,
16:03 en général, soit on n'a rien appris de l'histoire, soit on a vraiment envie d'enfermer
16:08 quelqu'un dans un carcan. Alors, on pourrait parler dans le monde religieux des effets dévastateurs
16:14 du discours de pureté sur la liberté des corps, sur la liberté des croyances,
16:18 et sur la liberté des femmes, bien évidemment, qui sont toujours les premières victimes
16:22 de ce discours de pureté. Quand on commence à parler de pureté dans la pensée religieuse,
16:26 vous pouvez être sûr qu'au coin de ce discours, il y a une aliénation des femmes.
16:31 - Donc il faut fuir à ce moment-là ? - Il faut stopper la conversation, et il faut
16:34 ramener les gens à l'histoire, avec un grand H. Bien souvent, ce que les gens considèrent
16:39 comme étant purement leur tradition, purement leur rite, il est bon de leur rappeler que
16:45 ces rites et ces traditions sont le fruit d'une évolution, sont le fruit d'une rencontre
16:49 de leurs ancêtres avec des civilisations autres. En fait, nos pensées religieuses,
16:54 ça a beau ne pas plaire à nos fondamentalismes, elles sont, véritablement, le fruit d'une
16:59 altération. C'est-à-dire, comme son nom l'indique, elles ont rencontré une altérité,
17:04 un autre, quelqu'un ou quelque chose qui les a fait évoluer, qui les a bouleversés.
17:08 Et c'est vrai, sans aucune exception, de toutes nos traditions religieuses. En fait,
17:12 je vous mets presque au défi de trouver une tradition religieuse, ou un rite, qui n'aurait
17:16 pas été, d'une certaine manière, modelé, ou adapté à une rencontre, c'est-à-dire
17:22 métabolisé, fertilisé par une rencontre avec quelqu'un d'autre. Moi, je peux en
17:26 donner mille exemples dans ma tradition juive, mais c'est vrai du christianisme et de
17:29 l'islam tout autant. - Mais alors, pourquoi on invoque la pureté,
17:32 justement ? À quoi ça sert d'invoquer cette notion-là ?
17:36 - Parce que le discours de la pureté va de pair avec un discours d'authenticité. Et
17:41 donc, beaucoup de gens s'imaginent que l'enjeu, aujourd'hui, c'est d'être authentique,
17:46 d'être authentiquement soi. Tendez l'oreille, c'est vrai partout, en fait, politiquement,
17:51 religieusement. C'est un discours qui obsède beaucoup de gens. Et peut-être que c'est
17:57 renforcé. - Peut-être parce qu'il y a eu aussi des
17:59 mensonges, des faux-semblants, qu'on a besoin de savoir à qui on parle, qui a eu aussi
18:04 tromperie, et que la garantie de l'authenticité, c'est aussi un...
18:08 - C'est rassurant ? - Oui, c'est rassurant, et c'est d'autant
18:10 plus rassurant quand on est dans un temps de crise, quand on est dans un temps de flou
18:14 sur l'avenir, de changement de civilisation. Enfin, je pense que vous en parlez sans doute
18:17 souvent autour de cette table. Il y a tout plein de choses qui tentent de nous rassurer
18:20 aujourd'hui, parce qu'on ne sait pas exactement vers où on va. Mais ce qui est problématique,
18:24 et moi j'en ai fait l'expérience mille fois, vous vous en doutez comme femme, rabbin, engagée
18:29 dans une pensée religieuse plutôt progressiste, c'est que les gens ont une fâcheuse tendance
18:33 à considérer que plus vous êtes dans un rapport, on va dire, dans une orthodoxie ferme,
18:39 ou un fondamentalisme affirmé, plus vous représenteriez une forme d'authenticité religieuse.
18:46 Vous voyez, je ne compte pas le nombre de fois où dans une interview, des gens vont
18:48 me demander, mais finalement, vous, comme femme, rabbin, progressiste, vous représentez
18:53 qui ? C'est quoi votre authenticité ? Mais j'entends beaucoup plus rarement ces mêmes
18:57 personnes demander, pardon du détail physique, à quelqu'un de plus barbu que moi, si sa
19:03 pratique, son rite ou sa croyance est authentique. C'est vrai dans toutes les religions. On
19:07 a tendance à considérer que la voie la plus orthodoxe serait la plus authentique et la
19:12 plus autorisée. Alors que ce n'est qu'une voie parmi d'autres. Il est formidable qu'elle
19:16 existe, cette voie, mais elle n'en est qu'une parmi d'autres et nos traditions ont toujours
19:21 parlé des voies plurielles.
19:24 Bonjour. Bonjour. Le bureau du rabbin, s'il vous plaît. Vous avez tout droit et c'est à droite.
19:30 Merci. Je vous en prie. En gros, si j'y vais et que je vais à fond et qu'un jour je regrette
19:40 et que j'ai envie de revenir, comment ça se passe ? Il y a un numéro, on appelle ? Un
19:44 service à présente ? Tu ne pourras pas revenir parce que tu ne pourras pas partir. La maison
19:57 juive, je crois que tu peux chercher la sortie, mais personne ne l'a jamais trouvée. On ne
20:02 sait pas à quoi ça tient la maison juive. Les Juifs, ils habitent depuis des milliers
20:05 d'années dans une maison un peu cassée, un peu bancale. Ça fait 2000 ans qu'ils se
20:09 racontent que le temple est détruit. Ça fait tellement longtemps que Moïse a cassé l'étape
20:13 de la loi. À chaque fois qu'il se marie, il pète un verre. À chaque fois qu'il y a un
20:16 bébé qui vient au monde, on lui retire un petit quelque chose. La maison juive, c'est
20:21 une maison un peu bancale. Mais ce que je te dis, tu le sais très bien. Tu le sais très
20:25 bien parce que tu sais que tu es cassée. Un extrait du film de Gad Elmaleh qui date
20:31 de 2022 reste un peu. On vous y entend, Delphine Horviller, interpréter pour le coup votre
20:36 propre rôle. C'est votre voix, vous auriez pu dire ça ? Ça s'est passé totalement
20:41 autrement. Gad m'avait demandé de participer à son film. Mais moi, je ne suis pas comédienne,
20:45 je ne suis pas actrice. Je lui ai dit que je ne pouvais pas faire ça. Je joue mon rôle.
20:48 Je lui ai dit qu'on allait procéder complètement autrement. Tu vas venir à mon bureau à la
20:52 synagogue et toquer à la porte. Tu as une question à me poser. Tu vas me poser la question.
20:56 Il n'y a pas de script, il n'y a pas de texte. Moi, je vais te répondre comme je te répondrais
21:00 si tu venais, s'il n'y avait pas de caméra. On a fait une scène comme ça, filmée. Il
21:04 n'y avait pas de texte. C'était une vraie question, une vraie réponse de rabbin. Dans
21:08 ce film, Gad Elmaleh fait part de son désir de quitter la religion juive. Il vous pose
21:14 la question à vous, Delphine Horviller, et vous lui répondez que tu ne peux pas véritablement
21:19 quitter cette religion. Comment peut-on articuler cette idée de s'échapper d'une religion,
21:24 de ne pas pouvoir s'en échapper, avec l'idée de se réinventer ? C'est un peu particulier
21:29 parce que ça me force à parler davantage d'identité juive. Peut-être qu'il y a des
21:33 traditions où on peut fermer la porte, aller ailleurs et se réinventer ailleurs. Mais
21:38 c'est un peu plus compliqué dans la tradition juive. Parce que le judaïsme, contrairement
21:42 à ce que beaucoup de gens pensent, n'est pas une religion, ou en tout cas n'est pas
21:46 qu'une religion. Il y a beaucoup de gens qui vont se définir comme étant très juif
21:49 et ne croyant en rien, ne croyant pas en Dieu, se définissant comme totalement athée, mais
21:55 faisant partie d'une culture, ou étant porteur d'un certain héritage, ou ayant un rapport
21:59 particulier à leur histoire. Et donc on n'est pas dans la définition d'un dogme, d'un
22:03 héritage religieux. Donc c'est très compliqué de sortir du judaïsme, précisément pour
22:08 cette raison. Parce que dans l'histoire, il y a eu beaucoup de gens pour qui leur judaïsme
22:13 est passé, ça va sembler paradoxal, c'est comme un énoncé complexe et paradoxal, leur
22:17 judaïsme de beaucoup de gens est passé par un questionnement de leur authenticité. C'est
22:21 à dire que de façon paradoxale, c'était précisément au moment où les gens se disaient
22:25 "peut-être que je ne suis pas un bon juif, peut-être que je ne suis pas un juif comme
22:29 il faut, peut-être que ce n'est pas exactement là qu'est ma place". C'est dans ces moments-là,
22:34 d'une certaine manière, que leur judaïsme se réveillait le plus fortement. Comme si
22:38 la condition juive et l'identité juive étaient toujours une certaine façon de ne pas être
22:44 complètement soi, de ne pas être complètement sûr d'être légitime, ou d'être à sa place,
22:49 ou d'être complètement un insider. Il y a plein de gens qui seraient en désaccord
22:52 avec ce que je viens de dire. Maintenant, il y a des gens qui vivent sans doute leur
22:55 identité juive de façon peut-être plus traditionnelle, peut-être plus orthodoxe
22:59 dans leur pratique. Mais en tout cas, c'est quelque chose de très partagé dans le monde
23:03 juif. Il y a beaucoup de gens qui considèrent que ce n'est pas une croyance, mais c'est
23:07 comme ce que je crois que Derrida a dit un jour, une façon de ne pas être complètement
23:11 soi, de ne pas être sûr d'être complètement à sa place. Et donc, quand Gad El Maneh
23:15 vient de me demander si en questionnant sa place dans le judaïsme, il cessera d'être
23:19 juif, moi j'ai envie de lui répondre que c'est peut-être à ce moment-là qu'il est
23:23 complètement à la maison, quand il n'est pas complètement sûr d'être chez lui.
23:26 Donc là, il y a vraiment une adéquation entre la religion juive et ce questionnement
23:30 sur l'identité. Est-ce que c'est un questionnement qu'on peut avoir indépendamment de cette
23:35 religion-là ? J'ai presque envie de vous demander Delphine Horwiller, moi qui ne suis
23:39 pas juive, si finalement on ne peut pas adhérer à cette religion parce qu'on se pose cette
23:44 question-là. Est-ce qu'on ne peut pas partager ces traits-là parce que ces questions-là
23:48 nous conviennent ? En tout cas, on peut entrer en dialogue, même si on n'est pas juif, avec
23:52 la pensée juive en toutes circonstances. A chaque fois qu'on se pose la question, vous
23:55 avez l'idée centrale du judaïsme, elle est très simple, elle est connue de tous, c'est
23:58 le récit de la sortie d'Egypte. Donc je pense que quiconque, à un moment donné dans sa
24:01 vie, se pose la question de l'aliénation, qu'on pourrait appeler l'Egypte, de l'enfermement,
24:06 et se demande comment il va se mettre en route vers sa terre promise. On pourrait dire qu'à
24:10 ce moment-là, il entre en débat avec de la pensée juive sans nécessairement devenir
24:15 juif. Mais je crois que cette interrogation sur la sédentarité, finalement ce dont on
24:20 parle depuis tout à l'heure, le fait de se sentir complètement à la maison ou pas,
24:22 il est présent dans bien d'autres traditions religieuses. On n'a pas besoin d'aller
24:26 explorer le judaïsme pour ça. Vous voyez, je pense souvent à la question des figures
24:30 clés ou des textes clés des autres religions monothéistes. Je pense que le personnage
24:36 de Jésus, par exemple, dans le christianisme, est quand même un personnage qui par excellence
24:40 rompt avec sa filiation. Jésus est né quelque part, mais son père n'est pas vraiment son
24:44 père, ou son père est un autre père. Donc en fait, d'une certaine manière, comme Abraham,
24:48 il rejoue la scène de la mise en route à partir de sa filiation pour s'engager sur
24:53 un autre chemin. Et je pourrais dire la même chose de Mahomet, du prophète Mahomet. En
24:57 fait, les musulmans comptent le temps, c'est tout de même assez extraordinaire, à partir
25:01 de l'Egypte, c'est-à-dire à partir du moment où Mahomet s'arrache à un lieu
25:06 pour se mettre en route. En fait, toutes nos religions monothéistes racontent l'histoire
25:12 de héros qui, d'une certaine manière, se séparent d'une origine pour aller vers
25:17 un ailleurs. Mais ce qui est troublant, c'est que ceux qui aujourd'hui parlent en leur
25:21 nom, et affirment souvent qu'ils sont les voix autorisées et authentiques de ces traditions,
25:26 sont des gens qui vous disent "attention, faut pas bouger de la maison".
25:29 - Comment on fait alors pour se sentir chez soi ? Sans être dans l'identité, en ayant
25:33 une filiation, ce sentiment en fait, comment cohabiter avec une étrangeté en soi, tout
25:38 en se sentant chez soi ? - C'est presque une question de vie quotidienne,
25:44 même de survie ! - Je pense que c'était une question de Feng
25:47 Shui, d'organisation de sa maison ! - Développement personnel !
25:51 - Pas de la déco ! - Il y a une formule Feng Shui, on va dire
25:58 juive, pour ça, qui en tout cas, je trouve très inspirante. Dans la tradition juive,
26:02 quand on construit une maison, on est censé laisser toujours un mur pas complètement
26:08 peint, un carrelage pas encore placé, ou une fêlure dans le mur qu'on n'a pas eu le temps
26:15 de colmater. Pourquoi ? Parce qu'il faut toujours symboliquement habiter un lieu qui n'est pas
26:20 fini. Il faut s'efforcer d'habiter l'infini, dans tous les sens du terme. Et il y a quelque
26:25 chose de dangereux, comme une mise en garde, à s'imaginer que notre logis, notre foyer,
26:31 a lui aussi dit son dernier mot. Il faut laisser de l'infini dans nos vies. Donc je dirais
26:35 que c'est peut-être comme ça qu'il faut toujours construire sa maison.
26:38 - C'est en résonance avec ce qu'on disait tout à l'heure sur le verbe "être". On n'est
26:41 pas une bonne fois pour toutes. Donc là, c'est de la même manière, on n'habite pas
26:45 définitivement dans cette maison. - Oui, c'est la même idée. C'est l'idée
26:49 dont je parlais dans cet extrait que vous avez diffusé aussi avec Gad, de la cassure
26:53 de la maison juive, mais qui raconte notre cassure humaine à tous, bien au-delà du
26:57 judaïsme. Je pense qu'on devient beaucoup plus fort quand on se sait ultra vulnérable,
27:03 quand on se sait cassé, brisé. Je pense qu'on est en danger dans la vie quand on
27:09 a l'impression qu'on est totalement colmaté. Quand on fait un, quand il y a quelque chose
27:14 en nous d'un peu trop construit. En fait, on a désespérément besoin, je crois, de
27:19 ces failles qui créent en nous du jeu, au sens presque de bricolage, c'est-à-dire
27:23 du jeu entre deux portes, quelque chose qui... - Qui ne colle pas bien quoi.
27:28 - Voilà, quelque chose qui n'est pas complètement un, pas colmaté et qui donc, comme dans
27:31 les petits jeux qu'on jouait quand on était enfant où il fallait qu'il y ait un trou
27:34 pour pouvoir bouger les petits carrés, je ne sais plus comment ça s'appelle ce jeu,
27:37 je trouve qu'il faut tout le temps s'assurer que dans le jeu de notre existence, il y a
27:40 un petit espace où on peut encore faire basculer les morceaux.
27:46 - Le prix concours 1975 a été attribué au 8ème tour à M. Émile Ajar pour son roman
27:57 intitulé "La vie devant soi".
28:00 - Que croyez-vous qu'il va devenir, Démi Lajar ?
28:05 - Tout ce que je veux, c'est qu'il continue à écrire.
28:07 - On a parlé de rewriting à propos du livre Démi Lajar.
28:11 - Merde, merde, merde et merde.
28:15 - Oui, rewriting par qui ?
28:17 - J'étais pas tellement bon comédien, parce que là on retrouve la force des créateurs,
28:24 c'est que la fiction a un pouvoir réellement, je dirais, moins excessif.
28:28 Quand les gens m'interrogeaient ou quand ils voyaient Ajar dans moi, il n'était même
28:33 pas question d'être un bon comédien.
28:35 Ça suffisait, j'étais une image qui marchait, ils arrivaient avec leur certitude.
28:40 Je ne veux pas dire qu'ils étaient des couillons, je dis simplement que la fiction de qualité suffisait.
28:47 - Alors voilà un ensemble d'archives de 75 et aussi de 1981, au moment où a été dévoilé
29:02 le subterfuge, c'est-à-dire qu'Émile Ajar c'était en fait Romain Garry.
29:07 J'aimerais qu'on revienne sur cette idée d'Elphine Horvilleur pour la fin de l'émission
29:10 parce que dans ces archives, ce qui est frappant, c'est le pouvoir de la fiction.
29:14 Et ça c'est une idée très importante dans votre monologue et qui peut parler à tout le monde.
29:19 C'est la manière dont on peut à la fois se fabriquer une identité mais dont les livres
29:22 en fait nous fabriquent cette identité.
29:25 Est-ce que c'est le rôle que Romain Garry a joué pour vous ?
29:28 Est-ce qu'il a fabriqué quelque chose, peut-être pas de votre identité pardon, mais de vous en fait ?
29:32 - Oui, j'en ai la conviction.
29:34 Le mot que j'utilise souvent, c'est un mot en yiddish, c'est que j'ai l'impression qu'il est un "deebook" personnel.
29:39 Vous savez, le "deebook" c'est comme un fantôme, et littéralement ça veut dire en hébreu
29:43 quelqu'un qui vous colle à l'âme ou qui vous colle à la peau.
29:46 J'ai l'impression qu'il me rend visite très souvent à travers des livres.
29:50 Tout à coup, il surgit de bien des manières dans ma vie.
29:54 Parfois c'est plus ou moins surnaturel, mais je vais passer maintenant vraiment pour une folle.
29:58 Mais il surgit à des dates clés, comme ça tout à coup, j'ai l'impression que je tombe
30:03 sur un texte de lui, qui vient répondre à une problématique.
30:06 Mais ça nous est tous arrivé, en réalité pas juste avec Romain Garry, heureusement.
30:09 On a l'impression que tout à coup, les livres ou les textes, ou parfois des articles,
30:13 ou quelque chose qu'on entend, ou une émission de radio, je sais pas,
30:15 vient à un moment donné nous parler rien qu'à nous.
30:19 Répondre à une problématique qui n'est que la nôtre, un tenté à un moment précis.
30:24 Et voilà, j'ai la conviction que les livres nous construisent, qu'ils ont un rôle parfois de parents dans nos vies.
30:30 Parfois ils ont un rôle aussi de médicaments, ou thérapeutiques.
30:34 Il y a quelque chose qui, dans la littérature, vient nous soigner, nous fait grandir.
30:39 Entendons bien, ça veut pas dire que tous les livres font du bien.
30:43 Il y a des livres peut-être qu'il ne faut pas lire.
30:45 Il y a des livres qui ont fait du mal dans l'histoire.
30:47 Mais en tout cas, les livres, si je devais le dire simplement, ont un pouvoir de construction massive,
30:51 ou de destruction massive, mais ils ne sont jamais neutres.
30:56 C'est pour ça que détruire les livres, les autodaffer, c'est toujours ce qui précède les grands crimes contre l'humanité.
31:03 Parce que tout le monde perçoit, parfois même sans le savoir,
31:07 que les livres sont comme des réserves, des refuges de l'humanité en nous.
31:15 Est-ce qu'on prend forcément conscience de ces livres qui nous forgent ?
31:20 C'est-à-dire que Romain Garry, pour vous, c'est assez clair,
31:23 est-ce qu'il y a des livres qu'on lit, qui vont résonner en nous sans qu'on s'en rende compte,
31:27 qui vont nous habiter mais on n'arrivera pas à savoir d'où vient l'idée ?
31:31 On a parfois le souvenir d'une page, son souvenir de l'auteur.
31:34 Il y a quelque chose de très flou dans cette filiation qu'on se construit.
31:37 Oui, c'est assez fou.
31:38 La première chose qui me vient à l'esprit quand vous parlez, c'est l'impact des contes sur nos vies.
31:42 Tout ce qu'on nous a raconté quand on était enfant.
31:44 J'ai beaucoup réfléchi à ça au moment où j'écrivais il y a quelques années,
31:48 en tenue d'Ève, un livre sur le féminin et la pudeur, le corps des femmes.
31:54 Je percevais évidemment, à ce moment-là, j'avais des enfants en bas âge,
31:57 à qui je racontais tous les soirs les plus beaux contes de nos traditions,
32:01 que ce soit La Petite Sirène, Pau d'Âne, Réponse et tant d'autres.
32:05 En fait, évidemment, tous ces contes qu'on raconte à nos enfants et qui sont magnifiques,
32:09 racontent presque tous un féminin domestiqué, un féminin enfermé dans les profondeurs de la mer
32:16 ou dans les hauteurs d'une tour ou à l'intérieur d'un château
32:19 et qui est en danger quand il sort à l'extérieur et qu'il a une voix publique
32:22 ou alors carrément, dans l'histoire de La Petite Sirène, qui perd sa voix.
32:25 Et en fait, on est obligé de se poser la question de l'impact de ces contes.
32:28 À partir du moment où vous percevez que ces contes créent un référent féminin ou masculin d'un certain type dans nos vies,
32:35 après ça, vous avez plusieurs choix devant vous.
32:37 Vous pouvez décider que vous arrêtez de les raconter,
32:39 que vous ne voulez rien avoir à faire avec ces constructions-là et littéraires.
32:42 Mais moi, je ne suis pas en faveur de cette solution parce que, que ça nous plaise ou non,
32:46 on est dans des civilisations où ces histoires nous ont construits et continuent de nous construire.
32:50 Mais par contre, je pense qu'on a des outils à notre disposition pour continuer à raconter ces histoires
32:55 mais donner aux nouveaux lecteurs des outils critiques pour les lire, des conceptualisations.
32:59 Ce seraient des outils critiques à part, comme par exemple Disney qui va prévenir ses spectateurs
33:06 que ce dessin animé a été fait à telle époque ou ce serait au contraire carrément réécrire les contes eux-mêmes ?
33:12 Non, je ne sais pas, je dirais quelque chose de plus subtil, c'est-à-dire engager des conversations
33:16 peut-être avec nos enfants sur la place de la contextualisation historique.
33:20 C'est vrai de discuter avec nos enfants, moi je le fais souvent avec les miens, aujourd'hui ils sont un peu plus âgés,
33:25 mais essayer de comprendre dans quel contexte ça se passe.
33:29 Qu'est-ce que le féminin vient raconter dans cette histoire qui n'appartient pas qu'aux femmes,
33:34 quand on décrit un féminin dans sa vulnérabilité par exemple,
33:38 ça devient intéressant à mon sens quand on commence à dire qu'il appartient à tout le monde,
33:43 qu'en fait les femmes n'en sont pas uniquement les propriétaires.
33:48 Et là la conversation devient beaucoup plus intéressante.
33:50 Mais c'est vrai que ça oblige à être tout le temps dans une addition de regard critique sur nos lectures.
33:58 Mais c'est vrai que moi je crois au dialogue avec les livres,
34:01 ça s'est passé pour moi par des petites manies qui énervent beaucoup de gens,
34:04 mais je les revendique, c'est les miennes, je ne peux pas lire un livre sans stylo.
34:07 Je ne sais pas lire un livre sans stylo.
34:10 Pour écrire ? Pour renoter ?
34:12 Je mets des notes, je souligne, j'écris des notes dans les marges,
34:17 ça énerve beaucoup de gens parce que si vous allez dans ma bibliothèque, tous les bouquins sont grébouillés.
34:21 Mais ça ne vous énerve pas vous-même parce que quand on retrouve un bouquin comme ça qu'on a noté,
34:24 généralement on trouve que ce qu'on a dit en marge était stupide.
34:27 Absolument, mais c'est ça qui est fascinant.
34:29 C'est vrai qu'on n'est plus le même trois ans après.
34:31 Parfois on se dit "c'était stupide, pourquoi tel passage m'a plu ?"
34:35 Mais parfois au contraire, ça m'est arrivé encore très récemment,
34:38 je me dis "mais c'est troublant parce que je comprenais ce passage il y a quelques années,
34:41 clairement puisque je l'ai souligné, et aujourd'hui je ne vois plus du tout ce qu'il veut dire".
34:45 Comme quand on se réinvente soi-même, parfois même sans le décider.
34:48 Les années passent et on voit bien qu'on est en décalage par rapport à une phrase ou à un état.
34:53 Oui, ça veut bien dire que le livre a une vie tellement incroyable
34:56 qu'il va nous parler à un temps de notre vie, et puis plus le lendemain, et puis à nouveau le surlendemain.
35:01 J'ai une dernière question Delphine Horviller, si vous deviez prendre un pseudo, ce serait quoi ?
35:06 C'est extraordinaire ! Je ne sais pas, une fois j'ai lu qu'il fallait choisir comme pseudo
35:11 comme prénom le nom de son chien quand on était petit, et comme nom de famille la rue où on habitait.
35:16 Alors le mien serait dorénavant Opus Colbert.
35:20 On saura tout, merci. Opus Colbert, c'est ça ?
35:24 Oui, j'avais un cocker magnifique.
35:26 Je vous remercie de cette manière-là Delphine Horviller, de vous.
35:29 On peut donc lire "Il n'y a pas de hajar monologue contre l'identité", c'est disponible chez Grasset.
35:34 On peut le voir adapté sur scène au Théâtre de l'Atelier à Paris dans une mise en scène de Johanna Nizar et Arnaud Aldiger.
35:40 Il faut bien le dire, et je ne l'ai pas assez dit, c'est jusqu'au 1er octobre 2023.
35:44 Puis ce sera en tournée dans toute la France jusqu'à fin mai 2024.
35:48 Pour finir Delphine Horviller, non pas votre pseudo, mais vous avez le choix entre une chanson
35:53 qui évoque un nom ou une chanson qui n'évoque pas de nom.
35:57 De nom NON ou de nom NOM ?
36:01 Évoquons les noms, il faut toujours pouvoir nommer.
36:04 * Extrait de "Dites-moi d'où il vient" de Delphine Horviller *
36:20 * Extrait de "Dites-moi d'où il vient" de Delphine Horviller *
36:36 * Extrait de "Dites-moi d'où il vient" de Delphine Horviller *
36:52 * Extrait de "Dites-moi d'où il vient" de Delphine Horviller *
37:10 Merci donc à vous Delphine Horviller et un grand merci à l'équipe des Midi de Culture
37:14 qui sont préparés par Aïssa Touendoy, Anaïs Sisbert, Cyril Marchand, Zora Vignier, Laura Dutèche-Pérez et Manon Delassalle
37:20 et à la réalisation Félicie Fauger et Nicolas Berger, prise de son Ruben Karmazine.
37:24 Pour réécouter cette émission, rien de plus simple, rendez-vous sur le site de France Culture à la page des Midi de Culture.
37:30 Merci Nicolas, à demain !
37:32 Merci Géraldine, à demain !

Recommandée