Gary / Ajar : retour sur une folle histoire littéraire avec Paul Pavlowitch

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00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Gesper, bienvenue au club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, un club de lecteurs passionnés dans les coulisses de l'affaire Émile Ajar ce midi.
00:23 Dans un récit étonnant, le petit cousin de Romain Garry,
00:26 notre invité, l'écrivain Paul Pavlovitch, témoigne du stratagème mis en place par le romancier
00:32 pour se dédoubler dans le plus grand secret.
00:34 D'autant qu'il a lui-même, Paul Pavlovitch, incarné le personnage d'Émile Ajar pendant près d'une décennie.
00:40 Son récit, qui est aussi un livre de souvenirs, s'intitule "Tous Immortels"
00:44 et paraît aux éditions Bûcher-Chastel.
00:46 L'histoire d'un trafic d'âmes, comme il le dit, une folle aventure humaine et littéraire
00:51 dont on vous parle jusqu'à midi et demi.
00:53 * Extrait de "Tous Immortels" *
01:04 Une émission savamment programmée par Henri Leblanc, préparée par le très bibliophile Didier Pinault,
01:10 avec Félicie Fauger à la réalisation et Ludovic Auger à la technique.
01:14 Bonjour Paul Pavlovitch.
01:16 Bonjour.
01:17 Bonjour. Où devrais-je dire ? Encore peut-être un peu Émile Ajar.
01:20 Car il faut tout de suite raconter à ceux qui nous écoutent que vous avez incarné ce double de fiction.
01:26 Vous lui avez donné voix et figure humaine.
01:30 Oui. L'affaire, ou plutôt l'invention de Romain s'est construite de façon tout à fait inattendue.
01:44 Jamais il ne m'a demandé de le faire, jamais il ne m'a poussé.
01:51 C'est une affaire d'époque.
01:55 Quand il a inventé cet auteur, il manquait de vis-à-vis.
02:05 Nous étions assez proches, Romain et Annie, ma femme, et d'autres gens qui forment ce groupe autour desquels je rédige ce livre de souvenirs.
02:24 À cette époque-là, nous étions assez proches, et donc il m'a mis au courant, de façon discrète, m'expliquant qu'il allait faire toute autre chose.
02:40 J'ai été immédiatement passionné par cette invention, en me disant que le type était culotté.
02:49 Il courait des risques dans la réalité qu'il laissait de côté.
02:54 Ancien de la France libre, compagnon de la Libération, récent diplomate.
03:04 Il mettait tout ce barda de côté et avait décidé d'inventer quelque chose qui le mettrait à l'abri de critiques littéraires prêts à l'assassiner, comme à chaque sortie de ses romans.
03:18 - Il faut raconter qu'au départ, c'est un simple pseudonyme.
03:23 Il imagine d'abord cela, récidivant, puisqu'il avait déjà signé sous le nom de Fosco Cinibaldi, l'homme à la colombe, et sous celui de Chatan Bogat, les têtes de Stéphanie.
03:32 La machine, d'une certaine manière, va s'emballer, peut-être tout doucement.
03:36 Gary veut un peu plus que Pessoir, un peu plus que Stendhal, un peu plus qu'un pseudonyme.
03:40 Il veut incarner ce nom des millagères, donner un visage à ses livres.
03:45 Et ce sera vous, son cousin, à l'automne 1975.
03:48 Mais pourquoi ? Vous dites qu'il ne vous l'a pas clairement demandé, qu'il ne vous l'a pas non plus imposé.
03:53 Alors comment ça s'est passé ?
03:55 - Ça a commencé par ces conversations tenues avec lui, puisque nous étions à cette époque-là très proches.
04:06 J'habitais chez lui, je faisais des études encore, etc.
04:10 Et je l'écoutais, je considérais immédiatement qu'il était très culotté, que c'était quelque chose que personne n'aurait fait.
04:23 Et donc, d'auditeur admiratif, je suis devenu acteur de cette invention.
04:38 - Et ça s'était consenti de votre part ? S'il ne vous le demande pas clairement, vous consentez en tout cas à devenir acteur de cette invention ?
04:47 - Oui. Je ne courais aucun risque personnellement. J'étais un jeune type qui ne voyait pas de mal à faire ça.
04:56 Je n'avais aucun enjeu personnel qui m'aurait interdit d'y participer.
05:05 Et puis surtout, j'admirais cet homme déjà âgé, capable de ficher en l'air tout un acquis au profit de quelque chose qui était dangereux.
05:21 Puisque si on découvrait par hasard qu'il était réellement l'auteur, alors à ce moment-là, ça devenait un scandale.
05:32 - Oui, d'ailleurs, il n'a rien dit jusqu'à après sa mort avec « Vie et mort d'Émile Ajar ».
05:39 - Là, je dois dire qu'il a achevé de me bluffer parce que c'est un auteur qui n'a jamais cherché à recueillir les applaudissements pour son ouvrage.
05:52 - Et d'autant que des applaudissements, il y en a eu, puisque le 17 novembre 1975, Émile Ajar, écrivain inconnu, recevait le prix Goncourt pour son roman « La vie » devant soi.
06:03 Tout le monde, d'ailleurs, s'interroge à ce moment-là sur ce mystérieux auteur.
06:07 * Extrait de « La vie » de Émile Ajar *
06:11 - C'est un auteur mystérieux, un romancier dont c'est apparemment le premier livre, dont on nous dit qu'il habite l'Amérique du Sud.
06:18 - Pourquoi n'a-t-on pas vu de photographie d'Émile Ajar ? Mystère complet.
06:23 - Le prix Goncourt 1975 a été attribué au 8e tour à monsieur Émile Ajar pour son roman intitulé « La vie » devant soi.
06:37 - Le mystère ou le faux mystère du Goncourt, Émile Ajar continue de se cacher.
06:41 - Il y a un mystère qui est très troublant et qui fait qu'on s'interroge sur l'identité de l'auteur, n'est-ce pas ?
06:47 - Oui, j'ai voté pour Ajar.
06:48 - On ne sait pas qui est Ajar.
06:49 - Paul Pavlovitch, c'est son véritable nom, a de solides attaches à Kaor.
06:52 - En tout cas, Ajar est-il un homme difficile, peu sociable ? Ce n'est pas la vie d'un de ses voisins.
06:56 - Moi, je l'ai toujours trouvé rigolo. Il rit très bien et on discute assez bien avec lui.
07:02 * Extrait de « La vie » de Émile Ajar *
07:06 - Ça, c'est votre voisin qui témoigne et qui vous trouvait plutôt rigolo.
07:10 Alors voilà, 1975, second cours, Paul Pavlovitch qui est donc Émile Ajar et c'est là que votre nom apparaît.
07:18 Est-ce que c'est votre première sortie publique ? Votre première sortie en Émile Ajar ?
07:24 - Ce n'est pas ma première sortie parce que Romain avait installé une sorte de tactique avec plusieurs étapes.
07:34 Et j'avais déjà rencontré Michel Cournaud, à l'époque éditeur principal au Mercure de France,
07:45 sorte de journaliste très connu à l'époque encore à France Observateur.
07:55 - Voilà, l'ancêtre du Nouvel Observateur.
07:57 - L'ancêtre du Nouvel Observateur et chargé d'une réputation, comme me disait Romain, il a une réputation, je connais ça.
08:08 Mais enfin bon voilà, il a épousé une Russe et pour lui épouser une Russe a commencé à être un début de catastrophe.
08:17 Il a épousé une Russe et on dit que, et là il ouvrait les guillemets lourdement en m'expliquant que rien n'était garanti dans cette réputation.
08:31 Cournaud allait en vacances en Russie, etc. Il semblait un agent d'influence culturelle.
08:42 Et donc je le rencontre. Je le rencontre, j'aperçois un bonhomme entre deux âges qui était relativement, paraissait relativement indifférent.
08:58 Romain m'avait équipé de quelques munitions, c'est-à-dire que je disposais de quelques âgarismes, comme on a dit plus tard,
09:08 c'est-à-dire expressions écrites que j'ai pu faufiler dans le manuscrit qu'il détenait, si bien que ça a si une sorte d'authenticité.
09:22 Si je pouvais spontanément rajouter ces quelques phrases, c'était donc bien moi.
09:32 Et d'ailleurs votre éditeur Michel Cournaud, dont vous nous parlez Paul Pavlovich, a témoigné même bien plus tard que vous n'êtes pas pour rien dans ce succès des mille âges.
09:40 Il le soulignera après coup. Gary tenait la plume mais Pavlovich apportait sa voix, son style, son caractère, ses fantasmes.
09:47 Voilà ce qu'il a rapporté dans un cahier de Lerne à ce sujet.
09:52 Sous cet autre nom, Gary va complètement se réinventer. Autre plume, autre écriture.
09:58 Et c'est aussi de cela dont vous témoignez dans ce livre "Tous Immortels" Paul Pavlovich.
10:03 Ce masque, est-ce que vous diriez aujourd'hui qu'il a fonctionné pour lui, pour Gary, comme un moteur de créativité ?
10:09 Certainement. Certainement, c'était clairement voulu.
10:16 Et c'était pour lui une piste de création qu'il a envisagée de façon indéfinie.
10:25 Nous ne nous étions jamais posé la question de comment ça allait finir cette histoire.
10:32 C'est souvent ça avec un petit mensonge au départ. On ne sait jamais comment on en sortira.
10:36 Voilà, on ne savait pas. Personnellement, je m'en fichais parce que, encore une fois, je n'avais pas d'enjeu.
10:42 J'ai aidé mon "oncle". Il m'avait dit "écoute, on va dire que tu es mon neveu, c'est plus simple".
10:51 Effectivement, quand on rencontrait des gens, il me présentait comme son neveu. Je n'étais que le fils de sa cousine.
11:00 Et donc, on ne savait pas où ça nous mènerait. Ce qui était clair, c'est qu'effectivement,
11:08 même dans le livre le plus tragico-comique de l'œuvre d'Ajar, il a pu dire et faire des choses qu'il n'aurait pas pu écrire en tant que Gary.
11:23 Et cet auteur a donc été à la tête de quatre romans, tous les quatre très frappants, reconnus, ayant beaucoup vendu pour le Goncourt.
11:39 Et par ailleurs, tous étape dans la vie d'un auteur, un nouvel auteur. Romain était donc relativement âgé et il voyait son ex-femme Jane Seberg
12:00 descendre une pente tragique de 1970 à 1979. Et lui, il avait trouvé comme solution cette invention, faire un nouvel auteur qui n'aurait pas les antécédents qu'il a eu lui
12:20 et la réputation qu'il a dû subir pendant des années. Donc pour lui, c'était une chance, aucun doute. Même lorsqu'il a écrit "Pseudo",
12:32 qui est une espèce de règlement de compte bizarroïde entre lui et lui-même.
12:38 - Ça c'est génial, on va en reparler. Mais juste deux petites questions. Pour vous, c'était un mensonge, une sorte de subterfuge ou un jeu ?
12:45 - Pour moi c'était un jeu, jusqu'à "Pseudo". Et ensuite c'est devenu plus chaud, on s'est tenus à distance, on faisait attention, j'étais absolument
12:58 persuadé que je ne le trahirais jamais. Ce qui était devenu un peu sa peur, ou du moins sa crainte que je lâche prise. Et moi aussi, j'avais peur qu'il me lâche en route
13:12 et que je continue à défendre ma pureté d'auteur comme un Mickey au-dessus de l'abîme. Donc on était dans un rapport difficile.
13:24 - Mais alors justement, aujourd'hui vous écrivez ce livre, "Tous Immortels", en 1981, déjà un an après la mort de Romain Garry,
13:31 chez Fayard, paraît un livre de vous, "L'homme que l'on croyait". Vous revenez dans ce livre-là, "Tous Immortels", 40 ans après, avec beaucoup plus de détails,
13:40 d'anecdotes et peut-être un recul différent. Vous parliez des enjeux tout à l'heure. Quel était pour vous aujourd'hui l'enjeu de ce livre-là ? Quel est-il ?
13:51 - D'abord, je n'ai pas suivi l'activité, le milieu littéraire parisien depuis très longtemps. J'ai fait d'autres travaux, d'autres boulots après l'affaire Ajar,
14:06 je m'en suis écarté. J'ai continué d'écrire parce que j'avais été formé, j'avais été écrivain nègre, comme on disait à l'époque, c'est-à-dire que j'écrivais pour des gens,
14:18 des journalistes qui n'avaient pas le temps de faire un livre ou qui ne savaient pas le faire, des vétérinaires célèbres, en fait tout ce que vous voudrez.
14:28 Et je continuais surtout de prendre des notes. Dès la mort de mon père, j'ai commencé à prendre des notes parce qu'à la maison, l'univers flottait,
14:39 on était laissé un petit peu à la dérive, mon frère Piotr, ma soeur Barbara et moi. Et donc pour fixer les choses, je crois, sans aucune idée de pouvoir un jour
14:57 me servir de toutes ces anecdotes que je notais, j'écrivais des petits billets dans des carnets jusqu'au moment où, durant l'affaire Ajar,
15:11 je me suis rendu compte qu'il y avait là tout un groupe de gens, des amis de Romain, de son âge, des jeunes étudiants, donc beaucoup plus récents,
15:24 qui formaient un groupe autour de lui, une sorte de constellation d'amis proches. L'arrivée de Jean, que nous avons connue parce qu'elle était une femme charmante
15:39 et qui faisait le lien entre Romain, vieux type, et elle, de notre génération en quelque sorte. Et donc, quand je me suis décidé à écrire Tous Immortels,
15:56 c'est que je me suis dit, mais non, cette invention Ajar qui a intéressé les gens à l'époque, c'était pas simplement ça. C'était un groupe d'émigrés,
16:09 de Français récents, d'Américains, de Niçois, etc., sur lesquels j'avais noté des anecdotes, des rencontres, des choses. Et donc, à partir de là,
16:29 je me suis dit, ok, je vais faire un livre plus réel, concernant réellement ces gens qui ont participé, peu ou prou, à l'aventure Ajar.
16:43 - C'est très joliment raconté. Plus réel, pas plus vrai. C'est pas une quête de vérité où vous ne pensez pas avoir la vérité. C'est vraiment un retour aux origines.
16:52 Sur cette famille d'exilés, vous racontez de polyglottes, et sur cette liberté très particulière qui marquait la singularité de cette famille.
17:02 C'est pas-t-on aussi pour vous une recherche de reconnaissance en votre nom, Paul Pavlovitch ?
17:07 - Non, c'est vrai, c'est franchement un peu tard, la reconnaissance. - Oui, c'est un peu tard. C'est une manière de renouer.
17:11 On a le sentiment, à vous lire, avec cette relation, avec votre cousin Gary, et vous, Paul Pavlovitch, de renouer avec cette relation qui a beaucoup compté pour vous,
17:23 avec du recul, et peut-être une autre manière de penser ce moment dans votre vie.
17:28 Tout à fait. C'est un nouveau livre pour moi parce que je me suis calmé. Les gens qui avaient mauvaise opinion de moi il y a 40 ans ou 50 ans ont soit laissé la place à des gens plus jeunes intéressés par l'invention de cet auteur,
17:51 soit ne comprennent pas l'hostilité qui était réservée à un homme de paille et qui, dans le fond, était naturelle.
18:01 - France Culture avec notre invité Paul Pavlovitch, auteur de "Tous, immortels", il est 12h19.
18:07 - À partir d'un certain degré de notoriété, les types deviennent prisonniers de leur image.
18:19 Nous disait à l'instant Romain Gagné, qui est un des plus grands artistes de la France, de la France, et de la France.
18:26 Il est un des plus grands artistes de la France, et de la France.
18:29 Il est un des plus grands artistes de la France, et de la France.
18:32 Il est un des plus grands artistes de la France, et de la France.
18:35 Il est un des plus grands artistes de la France, et de la France.
18:38 Il est un des plus grands artistes de la France, et de la France.
18:41 - À partir d'un certain degré de notoriété, les types deviennent prisonniers de leur image.
18:47 Nous disait à l'instant Romain Garry dans cet extrait.
18:50 Peut-être que c'est ce qui lui est arrivé.
18:51 Peut-on dire qu'à ce moment-là, Garry, quand il imagine Émile Ajar, était en crise d'identité, blessé par l'image qu'on lui renvoyait.
18:58 C'est intéressant parce que, vous l'évoquiez, Paul Pavlovitch, il va plus loin encore dans cette dissociation,
19:03 en mettant en scène d'abord le débat, puis le conflit entre ces deux auteurs, entre ces deux noms.
19:10 - Il a une situation psychique à lui, qui fait qu'il s'estime qu'il ne peut pas supporter la dépersonnalisation par un excès de notoriété.
19:23 C'est un garçon d'une extrême gentillesse et d'une extrême douceur, un des plus gentils qu'on puisse imaginer.
19:28 C'est ce qu'on appelle un marginal.
19:29 - Pourquoi, à votre avis, après avoir accepté que son livre soit présenté, puis primé, il a refusé récemment le prix ?
19:37 - Il s'était désisté l'année dernière de tous les prix.
19:41 Je pense que c'est un sentimental qu'il a eu en rapport avec son éditeur, qui a fait qu'il a eu probablement l'impression de poignarder son éditeur dans le dos,
19:50 au début, en premier temps, puis il a paniqué en deuxième temps, et il a repris sa décision première, qui est de le refuser.
19:57 - Là, c'est Romain Garry qui nous parle d'Émile Ajar.
19:59 Tant dit que Garry continue à publier des livres comme Claire de Femmes, sous son vrai nom,
20:03 en vantant publiquement les talents, on vient de l'entendre, de son écrivain de neveu, vous.
20:08 Il orchestre la polémique dans un livre pseudo, que tout le monde pense être de vous.
20:14 Il s'attaque, s'insulte, lui, le vieux Romain Garry, dans la voix ou sous la plume d'Émile Ajar, Paul Pavlovitch,
20:20 l'oncle surnommé Tonton Makout, où il dit en substance que Garry est un con, un escroc, un faux résistant ou encore un imposteur.
20:29 Vous faites par moments dans ce livre, vous aussi Paul Pavlovitch, un état d'un Garry assez tyrannique avec son art.
20:39 Il a fait de vous son golem, un géant d'argile à forme humaine, dans lequel il a insufflé son besoin vital, réellement, de fiction, de création.
20:49 Et vous avez presque eu peur, parfois.
20:51 Oui, il se trouvait que dans la réalité de l'instant, je tapais à la machine les diverses versions de pseudo.
21:01 Et je n'avais pas la dimension nécessaire pour comprendre que le type était en train de fabriquer un roman.
21:09 J'étais pris à partie, étant devenu un personnage dans ce livre.
21:16 J'avais du mal à assumer parce que le livre était violent.
21:22 Je lui avais demandé s'il se rendait compte de ce qu'il avait écrit et que je ne comprenais pas.
21:30 Et là, il avait éclaté dans une colère normale pour un auteur en me disant "mais c'est mon histoire que j'écris, pas la tienne, tu dois comprendre ça".
21:45 Il vous dit même "ce livre, c'est mon horreur d'exister".
21:48 Merde, tu ne comptes pas, c'est mon histoire.
21:51 Il avait cette volonté d'écrire qui lui permettait à lui de te tenir mais qui n'avait finalement pas de place pour deux dans cette histoire.
21:58 Romain, écrivez-vous, vivait seul sa fiction, cette complicité forçait le ligotet.
22:03 Le témoin, moi, devenait lentement gênant.
22:07 Même s'il n'aime pas celle qu'il appelait cette gosse de riche, Romain Garry,
22:11 est-ce qu'il était pour vous quand même un vrai sujet pour la psychanalyse, un bon client pour le divan ?
22:16 Il aurait pu probablement s'il avait été un homme moins créatif, moins génial, dans le sens où il ne cherchait pas de guérison,
22:27 il cherchait à continuer son œuvre, sa passée avant tout.
22:31 Et pour une bonne raison, c'est que de livre en livre, dans une espèce de conscience poursuite,
22:37 il se projetait immédiatement dans le livre suivant et s'il devait attendre parce qu'il n'avait pas l'inspiration,
22:44 alors là, il coulait en dépression, il s'écroulait.
22:48 Mais son enjeu, ce n'était pas le bonheur, vous comprenez ? Son enjeu, c'était l'œuvre.
22:55 Et il a pu la faire, me semble-t-il, jusqu'à ses deux titres derniers,
23:02 L'angoisse du roi Salomon, ou le roi Salomon, le roi du pantalon, quoi,
23:07 part pour finir à Nice avec cette espèce de maîtresse très discutable
23:17 qui a été quasiment une collabo pendant la guerre, tandis que lui était caché dans un trou,
23:24 et arrive à Nice où ils sont prêts à mourir en couple.
23:30 Alors que quelques semaines plus tard, il sort Les cerfs-volants,
23:37 un livre plutôt apaisé, très français, un chef-d'œuvre de pondération,
23:48 quelque chose qui est assez inoubliable, et il lâche Les cerfs-volants.
23:53 Vous comprenez, il avait tout fini, il avait bouclé ses œuvres.
23:57 - Et c'est peut-être pour ça que, quelques temps plus tard, il s'est suicidé.
24:01 Le 2 décembre 1980, Romain Garry, l'auteur de « Vie et mort » d'Émile Ajard,
24:05 se glisse un revolver dans la bouche et va se donner la mort après une vie
24:10 que vous racontez aussi à travers ce livre de souvenirs.
24:15 On a commencé à l'évoquer ensemble, on ne pourra pas tout dire de cette nature,
24:19 de cette culture de caméléon, de cet homme né en 1914 en Lituanie,
24:23 avec une enfance en Pologne, une adolescence dans le Sud.
24:26 Il se disait d'ailleurs naturalisé niçois avant de devenir français, combattant, résistant,
24:30 gaulise, convaincu. Sa relation avec Jane Seberg dans les années 60, très présente
24:34 dans sa vie et dans son œuvre et dans votre livre, Paul Pavlovitch.
24:38 Il y a des détails comme ça aussi que vous glissez.
24:40 Vous dites notamment que vous ne l'avez jamais vu éclater de rire.
24:43 Lorsqu'il riait, dites-vous, il émettait des petits cris hachés,
24:46 souffle un peu peindre, gloussement, plutôt qu'éclat de rire, quasiment douloureux.
24:50 On l'imagine un peu en triste cire, peut-être.
24:53 Mais il faut rappeler que le XXe siècle était quand même terrible, extrêmement pesant.
24:57 - Êtes-vous à l'aise dans le monde contemporain ?
25:00 - Non, je ne suis absolument pas à l'aise dans le monde contemporain.
25:03 Je dois dire que, il y a un très bon mot pour cela, il est un peu vulgaire,
25:08 mais enfin, il faut bien le dire, j'en ai ras-le-bol du monde contemporain.
25:12 - Pourquoi ? Est-ce que c'est du monde contemporain ou de vos contemporains ?
25:15 - Non, pas de mes contemporains, du monde contemporain.
25:18 Le monde n'a pas beaucoup changé, si vous voulez, pour l'essentiel.
25:21 Mais jamais l'horreur n'a été aussi évidente, nous crevait tellement les yeux.
25:26 On est aujourd'hui assiégé par les petits cadavres de Biafra,
25:29 même si on va boire un boc au café, à garder la vitrine des livres et le magazine.
25:34 Jess, dans mon roman, "Adieu Gary Cooper", le dit à un certain moment.
25:40 On a envie de sauver le monde, de changer le monde,
25:43 pour pouvoir enfin l'envoyer se faire foutre.
25:45 Malheureusement, on ne peut pas changer le monde,
25:48 nous sommes bien condamnés à vivre dans celui-là,
25:50 et c'est pour ça que j'écris probablement.
25:52 C'est une façon de se dévulnérabiliser.
25:55 - Voilà, il raconte dans cet extrait son rapport à l'époque,
25:58 et puis son rapport aussi, Paul Pavlovitch, à l'écriture.
26:02 "De ce trafic d'âmes, comme vous l'avez évoqué,
26:06 vous ne semblez pas avoir tant souffert.
26:09 Il ne vous a pas réellement volé quelque chose.
26:12 Vous dites aujourd'hui dans "Tous Immortels"
26:14 "Je ne pourrai jamais m'acquitter de ce que je lui dois."
26:17 Quelle aurait été votre vie à vous, son Émile Ajar ?
26:20 - Impossible pour moi de vous répondre.
26:23 Il m'a accueilli assez tôt pour me former,
26:27 et pour me paraître très souvent juste dans ses appréciations.
26:34 Vous disiez gaulliste, non, c'était gaulliste,
26:38 mais à titre personnel.
26:40 Souvent il répétait "On est deux à ne pas être gaullistes,
26:43 c'est De Gaulle et moi."
26:45 Vous savez, Romain, c'était un type qui était
26:47 ni à gauche ni à droite,
26:49 et que la droite comme la gauche détestait.
26:52 C'était un peu le cas de Camus,
26:54 c'était un peu le cas de, souvent, certains de ses amis.
27:00 Non, non, je ne peux pas vous dire ce que je serais devenu,
27:05 étant donné qu'il a utilisé sa créativité sur moi aussi.
27:14 Donc je suis devenu ce qu'il m'a fait, incontestablement.
27:18 - Il reste une dernière question. - Aucun regret là-dessus.
27:20 - Aucun regret, non ? Vous semblez bien aujourd'hui aussi,
27:22 et avoir beaucoup de plaisir à en parler,
27:24 beaucoup de plaisir aussi à avoir écrit ce livre,
27:26 "Povel Pavlovich, tous immortels".
27:29 Ce récit, ce livre de souvenirs,
27:31 vient de paraître chez Boucher-Chastel,
27:33 et laisse encore cette question ouverte.
27:36 Sans Émile Ajar, est-ce que le destin littéraire
27:38 de Romain Gauri aurait été le même ?

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