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Docteur en science politique, Véra Nikolski analyse, dans « Féminicène » (Fayard), le lien entre l'émancipation des femmes et l'amélioration des conditions matérielles, liée notamment à la révolution industrielle. Une thèse qui contredit de plein fouet le récit féministe dominant.

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Transcription
00:00 Véra Nikolsky, bonjour.
00:02 Bonjour.
00:03 Vous êtes aux fonctionnaires, vous êtes titulaire d'un doctorat de sciences politiques
00:09 et vous publiez un livre, Féminicène, les vraies raisons de l'émancipation des femmes,
00:15 les vrais dangers qui la menacent, chez Fayard.
00:17 Et quelque chose me dit que ce livre va susciter quelques débats, quelque chose me dit que
00:24 c'était peut-être un peu voulu et que vous avez en tout cas tenté par là de bousculer
00:31 un petit peu les dogmes qui sont en train de s'imposer dans le courant dominant du
00:35 féminisme aujourd'hui.
00:37 Alors on va revenir sur ce terme féminicène, mais pourquoi est-ce que justement il vous
00:45 a semblé essentiel d'évoquer cette question, de revenir en gros d'attaquer tous les dogmes,
00:51 puisque vous les attaquez à peu près tous, sur le patriarcat dominant, sur l'idée
00:57 que tout est culturel, et on va revenir un petit peu plus profondément dans tout cela.
01:01 Il pose problème ce féminisme ?
01:03 Est-ce qu'il pose problème ? Alors ça c'est une vaste question.
01:07 Ce qui est sûr c'est qu'il est aujourd'hui dominant.
01:10 Les personnes qui le professent parfois tendent à se présenter comme subversives ou luttant
01:15 contre la doxa, mais en fait elles sont elles-mêmes aujourd'hui majoritaires dans l'espace
01:20 public, dans le débat.
01:22 Donc ça c'est un premier constat.
01:24 Pourquoi il me semble qu'il pose problème ? Il me semble problème parce qu'il me semble
01:27 insuffisant.
01:28 Souvent on accuse les féministes contemporaines, les néo-féministes, d'être excessives,
01:34 d'aller trop loin, d'être violentes, etc.
01:36 Moi il me semble plutôt que ce qu'elles mettent en avant est insuffisant, c'est-à-dire qu'elles
01:41 oublient une grande partie de réalité sur laquelle elles ne s'arrêtent pas, qu'elles
01:47 oblitèrent complètement.
01:48 Donc ça c'est la chose qui m'intéressait au moment où j'ai décidé d'écrire ce
01:54 livre.
01:55 Et je suis partie d'une sorte d'énigme, quelque chose qu'on peut considérer comme
01:59 une énigme.
02:00 Lucien Fèvre dit qu'il faut toujours avoir une énigme pour faire une investigation,
02:04 comme il l'a fait sur Marguerite de Navarre.
02:06 Et l'énigme c'est qu'on présente souvent l'émancipation des femmes, le processus
02:10 de l'émancipation des femmes, comme quelque chose qui a été long et pénible, et qui
02:15 procède de luttes des féministes, des femmes qui se sont mobilisées, qui ont lutté pour
02:20 obtenir des droits, et ces droits leur ont été accordés.
02:23 Ça c'est le récit officiel qui nous est présenté, et avec lequel spontanément on
02:29 tend à être d'accord.
02:30 Et il me semble que quand on considère l'histoire, ce n'est pas exactement ça qu'on voit.
02:33 C'est-à-dire que quand on essaie de décortiquer, ça paraît tout à fait insuffisant.
02:37 Et pourquoi il me semble aussi que cette vision des néo-féministes pose problème, c'est
02:41 parce qu'elle est complètement abstraite.
02:47 On a l'impression que les idées flottent dans l'air, qu'elles s'imposent par elles-mêmes,
02:51 et on ne s'intéresse pas du tout aux éléments matériels qui ont pu permettre cette émancipation.
02:57 Et par conséquent, on ne s'intéresse pas à la manière de préserver ces conditions
03:01 pour l'avenir.
03:02 Si on veut résumer, en gros, on a un féminisme dont le discours dominant consiste à dire
03:09 que, vous venez de le dire, les femmes se sont battues, ont obtenu des droits, et petit
03:14 à petit ont remis en cause le patriarcat qui leur imposait un statut inférieur.
03:21 Et le principe, donc, c'est d'abord de se poser cette question fondamentale que vous
03:27 posez dans le livre.
03:28 Mais il vient d'où le statut inférieur des femmes ? Quelles sont les raisons de la
03:36 soumission des femmes aux hommes, de cette inégalité de traitement ?
03:41 Alors, cette question-là, vous faites beaucoup référence à l'ouvrage d'Emmanuel Todd,
03:48 dont on avait parlé ici, qui justement s'intéresse à la structure familiale, en particulier
03:54 à la structure des chasseurs-cueilleurs.
03:56 Et vous-même, vous partez de là pour essayer de considérer les raisons qui ont abouti
04:03 à ce qu'on obtienne une division sexuée du travail, et qui permettait à l'unité
04:09 économique qui était le couple de survivre.
04:11 Est-ce que cette thèse-là, elle peut s'imposer ? Est-ce qu'elle est communément admise,
04:21 l'idée qu'il y aurait cette division sexuée du travail, dont vous déterminez
04:27 l'idée qu'elle a des raisons objectives ? Et en quoi c'est si subversif de dire
04:33 qu'il y a des raisons objectives ?
04:35 Alors, est-ce qu'elle est communément admise ? Elle est très largement admise,
04:39 disons, parmi les paléoanthropologues.
04:42 Effectivement, la division sexuelle du travail, Emmanuel Todd en parle beaucoup dans son livre,
04:46 c'est pour lui le trait absolument universel de toutes les sociétés primitives qu'on
04:52 a pu observer, d'abord par les sociétés qui ont pu être observées par l'ethnologie,
04:58 qui étaient restées à l'état primitif.
05:00 Et c'est également ce que la plupart des anthropologues déduisent de l'observation
05:05 de quelques restes archéologiques qu'on peut avoir de cette période, qui sont très
05:08 pauvres.
05:09 Elle est remise en cause par quelques anthropologues féministes, et des féministes qui ne sont
05:16 pas anthropologues, juste militantes, au nom d'une espèce d'âge d'or perdu où
05:22 il aurait existé une époque où les hommes et les femmes étaient totalement égaux,
05:26 voire les femmes étaient supérieures aux hommes et il n'y avait pas de division sexuelle
05:29 du travail.
05:30 Les femmes chassées, par exemple, elles ne faisaient pas que de la cueillette.
05:32 Mais c'est une thèse qui d'abord est très minoritaire et deuxièmement qui s'appuie
05:36 sur un très petit nombre d'observations.
05:39 Elle procède surtout d'une volonté, je pense, qui est tout à fait sympathique, de
05:45 projeter peut-être sur le passé ce qu'on voudrait pour l'avenir.
05:48 On essaie de retrouver dans le passé quelques fondements qui nous laisseraient penser qu'un
05:53 meilleur avenir est possible.
05:54 Mais bon, mis à part ça, il ne me semble pas que ce soit une démarche fructueuse ni
06:01 utile pour les femmes.
06:03 Effectivement, le plus grand nombre d'indices laisse à passer que oui, c'est cette entrée
06:07 universelle des sociétés primitives, une division sexuelle du travail, et qui paraît
06:11 très logique si on s'intéresse aux éléments matériels qui fondaient la vie des êtres
06:17 humains à cette époque.
06:18 C'est-à-dire une époque, évidemment pré-industrielle, où il y avait extrêmement peu d'outils
06:23 à la disposition de l'humanité, et où le principal outil était le corps.
06:27 Finalement, le corps et quelques expédiants rudimentaires d'outils.
06:31 Et là, quand on s'intéresse au corps, c'est ça l'élément matériel en fait,
06:36 parce que nous ne sommes pas des purs esprits, quoiqu'en pensent certains courants idéologiques.
06:42 Nous sommes aussi des corps, nous sommes aussi des animaux à la base.
06:45 Et la première propriété du corps humain, c'est d'être composé de deux sexes,
06:50 le sexe féminin et le sexe masculin, qui déterminent une série de caractéristiques
06:53 très limitées, mais néanmoins très importantes, à une époque où l'être humain ne disposait
06:58 de presque rien d'autre que le corps.
07:00 Et qu'est-ce que ça détermine ? Et bien ça détermine ce que j'appelle dans mon
07:03 livre les avantages comparatifs de chacun de ces groupes, pris dans leur ensemble.
07:08 - Evidemment pas les individus.
07:09 - Pas les individus du tout.
07:10 - C'est pour ça qu'il peut y avoir des femmes plus fortes.
07:13 - Évidemment, il peut y avoir des femmes plus fortes que les hommes, ou des hommes
07:16 beaucoup plus faibles que les femmes.
07:17 Il peut y avoir des femmes qui ne peuvent pas avoir d'enfants ou qui n'ont pas d'enfants.
07:20 Il peut y avoir des hommes qui veulent prendre des rôles féminins.
07:22 Tout ça c'est absolument entendu, c'est certain.
07:25 Mais la division sexuelle du travail ne procède pas d'individus, elle s'intéresse au groupe.
07:30 On ne divise pas à chaque fois, dans chaque famille, dans chaque unité de production
07:35 familiale, qui va faire quoi.
07:37 La division sexuelle du travail qui a caractérisé les sociétés, elle s'intéresse au groupe,
07:41 au moyen.
07:42 Et en moyenne, on observe que les hommes ne sont pas concernés par la gestation, ce
07:48 ne sont pas eux qui portent les enfants, nous sommes une espèce sexuée.
07:50 - C'est même une grosse moyenne.
07:52 - Oui, ça c'est une grosse moyenne, absolument.
07:55 Il n'y a que les femmes qui sont capables de porter un enfant, il n'y a que les femmes
07:58 qui sont capables de nourrir un enfant.
07:59 Et dans des sociétés où nous n'avons pas à notre disposition toute l'industrie de
08:05 la nourriture, ou même pré-industrie, peu importe, une production abondante de nourriture,
08:09 eh bien l'olé maternel est très important, donc les enfants doivent être nourris beaucoup
08:12 plus longtemps que dans les sociétés qui vont suivre.
08:15 Donc on a des femmes qui sont sujettes à des ruptures régulières de leur capacité
08:19 de mobilité et de leur force physique.
08:21 Et c'est ce qui, selon la plupart des anthropologues, détermine une division sexuelle du travail
08:27 qui est parfaitement logique pour tout simplement maximiser les chances de survie du groupe
08:31 ou de l'unité familiale, dans les contraintes qui sont les leurs.
08:34 L'homme va se charger de la chasse parce que ça implique des gros déplacements, et
08:38 un développement de force physique important, et la femme va se charger des choses plus
08:42 liées au foyer qui ne nécessitent pas autant de mobilité.
08:45 On est bien d'accord que le fait même de dire ça va impliquer que vous soyez soupçonné
08:52 de justifier l'inégalité entre les hommes et les femmes.
08:56 Et la question c'est pourquoi ce qui semble un truisme, parce que c'est une évidence
09:02 tout ce que vous énoncez là, ce sont des faits assez basiques, pourquoi est-ce que
09:08 c'est devenu à ce point inflammable, et pourquoi est-ce que ça représente un danger
09:15 pour la pensée féministe ?
09:17 Voilà, et ça c'est la question qui est au centre de mon livre.
09:21 Pourquoi est-ce que ces idées complètement évidentes et parfaitement neutres, parce
09:26 qu'il s'agit d'une simple description de la manière dont fonctionne le mécanisme
09:30 reproductif et dont les êtres humains réagissent dans des contraintes d'un milieu hostile,
09:35 pourquoi cette idée est devenue subversive, scandaleuse, sulfureuse, etc.
09:39 A la base, elle ne l'était pas.
09:43 Au départ, au XXe siècle, le féminisme naissant, qui a commencé à se développer
09:48 vers le milieu du XXe siècle, Simone de Beauvoir, typiquement, ne considérait pas du tout cette
09:54 idée comme scandaleuse.
09:55 C'est même elle qui l'a décrite d'une manière lumineuse dans le premier tome du
09:59 deuxième sexe.
10:00 Premier tome dont je me demande dans mon livre si beaucoup de gens le lisent en fait, parce
10:04 que vu ce qu'on dit ensuite de Simone de Beauvoir, ça me semble très étonnant.
10:09 Tout le monde a oublié en effet la dimension de véritable description, j'allais dire
10:13 presque du déterminisme qui pèse sur la femme à partir de son corps.
10:17 Et ce que dit Simone de Beauvoir de très important, c'est que ces éléments matériels
10:21 sont fondamentaux parce qu'ils déterminent, ils lancent ce cercle de la domination des
10:26 hommes sur les femmes, de l'infériorité des femmes, mais ce sont des éléments qui
10:29 ne sont pas absolus.
10:31 Ils n'ont d'intérêt, ils n'ont d'effet en fait sur l'humanité que dans des conditions
10:36 particulières, c'est-à-dire des conditions de vie particulières, qui sont des conditions
10:40 de vie primitives, qui sont dénuées d'outils dont on dispose aujourd'hui.
10:43 Ce ne sont pas des éléments qui déterminent une quelconque infériorité morale ou intellectuelle
10:49 ou que sais-je, je ne sais pas, transcendante des femmes.
10:52 Ce sont tout simplement des réponses des groupes humains à leurs conditions de vie
10:57 étant données leurs caractéristiques respectives.
10:59 Et ce que je dis dans mon livre, c'est que bien évidemment, cette base objective à
11:04 cette division sexuelle du travail lance immédiatement un cercle également de justification idéologique
11:11 qui acquiert une existence propre, parce que l'être humain, il est fait ainsi.
11:14 Il ne peut pas juste subir et être.
11:18 Il donne du sens à ce qui lui arrive.
11:20 Il doit donner du sens à ce qui lui arrive.
11:22 Et en lui donnant du sens, il justifie ses inégalités ou ses différences en les transformant
11:27 en un système rigide.
11:28 Donc effectivement, toutes les sociétés, dès le départ, ont commencé à donner du
11:32 sens à cette division et à en faire quelque chose de normatif.
11:38 C'est-à-dire, si la femme est seule capable de donner la vie, c'est qu'il faut qu'elle
11:41 fasse ça.
11:42 C'est à la fois une manière de faire avec, c'est-à-dire de supporter sa condition.
11:46 Je produis des enfants, je suis une bonne mère, donc je suis dans le vrai, je suis
11:49 dans le bon.
11:50 Et c'est une manière aussi, pour ceux qui ont l'avantage qui leur a été donné par
11:55 la nature, de le conserver.
11:56 Parce que même si dans certaines circonstances, des femmes pourraient faire d'autres choses,
12:00 non, non, non, tu ne le feras pas parce qu'il est bon et juste que ce soit ainsi.
12:03 Donc les deux phénomènes existent.
12:05 Parler de contrainte objective ou parler de contrainte matérielle ne signifie pas du
12:10 tout qu'on affirme que le social n'existe pas.
12:13 Voilà, ça c'est l'idée, je pense, la plus importante dans mon livre.
12:16 C'est l'idée que les deux existent et les deux interagissent dans des boucles de
12:20 rétroaction compliquées tout au long de l'histoire humaine.
12:23 Oui, parce qu'on comprend bien qu'au cœur de la réflexion, il y a le rapport
12:27 entre nature et culture.
12:29 Et ce qui est extrêmement surprenant, c'est à quel point aujourd'hui, dans tout le
12:33 discours féminisme, se référer un tant soit peu à la nature dans ses différentes dimensions
12:40 semble quelque chose de vraiment d'inflammable, avec une incapacité à penser la dialectique
12:47 qui se met en marche entre nature et culture.
12:50 Exactement, absolument.
12:52 L'incapacité à penser les deux, comme si...
12:55 En fait, je pense que c'est une propriété de l'esprit humain.
12:58 On trouve une bonne idée.
12:59 Au départ, c'est une idée qui est excellente.
13:01 C'est-à-dire que l'humanité a longtemps été dominée par les justifications dont
13:06 je viens de parler.
13:07 Il est bon que les femmes soient confinées à la maison, il est bon que l'homme s'occupe
13:11 du reste, etc.
13:12 C'est leur nature.
13:13 C'est leur nature, voire même c'est leur prédestination divine.
13:17 Absolument, d'aimer ça et d'aimer les enfants, etc.
13:21 C'est comme ça.
13:22 Donc ces justifications existaient, elles étaient très puissantes, elles cassaient
13:25 des destins individuels.
13:27 Tout ça, c'est entendu.
13:28 Et donc là-dessus arrivent à la fois les sciences sociales, la sociologie naissante,
13:32 le féminisme, donc les femmes qui commencent à réfléchir à leurs conditions, à essayer
13:36 de donner sens à ce qui leur arrive.
13:38 Et elles développent une idée qui est juste et bonne.
13:41 C'est-à-dire qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui, dans ma vie, je ne suis pas obligée de continuer
13:46 à le faire.
13:47 Et on dénonce ce qu'on appelle les arguments naturalistes.
13:50 On essaie de montrer que ce n'est pas parce que les femmes font des enfants qu'elles
13:54 ne sont pas capables de faire, je ne sais pas, des mathématiques, de diriger une armée,
13:58 de faire de la politique, etc.
13:59 Et c'est une idée parfaitement juste parce que sur ce rôle, sur les contraintes objectives
14:05 qui sont celles du corps ou du processus reproductif, se greffent ensuite les rôles sociaux, les
14:10 rôles sexués que chaque société a signés, qui ne sont pas les mêmes d'ailleurs, qui
14:13 changent au cours de l'histoire.
14:14 Donc ça, c'est une idée parfaitement juste.
14:16 Mais on ne s'arrête pas là.
14:18 Une fois qu'on a trouvé ça, on se dit "c'est bon, j'ai tout compris".
14:21 Donc le reste est faux.
14:23 Mais le reste n'est pas faux, en fait.
14:25 Le reste est vrai aussi.
14:26 Et les deux interagissent.
14:28 Je donne quelques pistes dans le livre, pourquoi c'est devenu tellement sulfureux.
14:35 Je pense qu'on a tous été marqués par beaucoup de dérives.
14:38 Les femmes, déjà, sont marquées par ces arguments naturalistes qui essaient de les
14:42 confiner à la maison.
14:43 Les sciences sociales se sont construites sur leur volonté de s'émanciper des autres
14:47 sciences, notamment de la biologie, de la philosophie, de la théologie, qui essaient
14:51 de dominer le discours sur la société.
14:53 Donc on a essayé de couper les ponts entre les phénomènes sociaux sous Hégénéris,
14:58 qui s'expliquent par eux-mêmes, et puis le reste de l'autre côté.
15:00 Et puis, probablement, les expériences, les traumatismes du XXe siècle, où la biologie
15:05 appliquée aux humains a donné des choses extrêmement tragiques.
15:10 Donc je pense que tout ça pèse dans l'esprit des gens.
15:12 Et dès qu'on dit biologie, oui, on est assimilé à des réactionnaires, ce qui,
15:17 je pense, est très pénible pour les biologistes.
15:19 J'ai lu quelques spécialistes en biologie et en neurosciences qui ne se reconnaissent
15:23 pas dans cet immeuble.
15:24 Oui, mais c'est d'autant plus étonnant qu'en effet, un débat avec une féministe,
15:32 à la fois chercheuse et militante, peut donner des choses assez surprenantes, du genre "mais
15:37 le corps est un donné social", ce qui est une phrase qu'on peut sortir comme ça,
15:42 de la part de militantes qui ne cessent de parler de la question des règles, de celle
15:47 biologique.
15:48 Donc il y a une contradiction totale.
15:50 Et là où vous attaquez le cœur du problème, c'est justement parce que le corps et la
15:57 question de l'évolution du rapport au corps est très présente dans votre livre,
16:03 puisque c'est même au cœur de votre thèse la question des raisons de l'émancipation
16:08 et qui relève de la façon dont on a pu justement, petit à petit, mettre à distance ce qui
16:14 pesait sur ce corps, mettre à distance la maladie, la souffrance, l'obligation d'avoir
16:22 des enfants parce qu'un certain nombre mourraient.
16:24 Ça, c'est le point absolument essentiel, parce que là, j'allais dire qu'on a une
16:29 forme de révolution copernicienne du féminisme, de même que l'être humain a vécu une
16:38 flétrissure quand il a compris qu'il n'était pas au centre du monde.
16:40 Le fait que les féministes puissent penser que ce ne sont pas leurs luttes qui ont libéré
16:45 les femmes peut faire très très mal.
16:47 Oui absolument.
16:48 Et d'ailleurs, juste pour réagir à ce que vous venez de dire, le corps comme construit
16:53 social, l'idée qu'avancent certaines féministes, que le corps serait tout entier
16:56 sorti des contraintes sociales, il y a aussi du vrai dedans.
16:59 C'est-à-dire quand on regarde les corps, le corps d'un ouvrier qui est abîmé par
17:02 le travail, qui est habitué à une certaine démarche pénible, etc.
17:07 Le corps d'un cadre dynamique, ce n'est pas le même corps.
17:10 Donc il y a du vrai là-dedans.
17:12 Encore une fois, ce n'est pas du tout pour...
17:14 Mais on part d'une bonne idée et on la pousse jusqu'à l'absurde.
17:20 C'est-à-dire qu'on nie le reste.
17:22 C'est l'idée que si on a trouvé une bonne idée, le reste doit être faux.
17:26 Mais ce n'est pas comme ça.
17:27 On trouve une bonne idée, c'est quelque chose qui s'ajoute et qu'il faut réfléchir
17:31 aux relations que ça entretient au reste.
17:33 Donc oui, effectivement, le corps est une donnée objective, est une contrainte objective,
17:38 mais c'est Simon de Beauvoir qui le dit, il a des significations.
17:42 Sa signification se détermine dans son rapport avec l'environnement.
17:45 C'est l'environnement, y compris social, mais pas seulement social, matériel, c'est-à-dire
17:50 technologique, technique de la société, qui va déterminer ce que ce corps va pouvoir
17:55 faire et quelles seront les possibilités qui lui seront offertes.
18:00 Donc effectivement, je disais au début que je n'étais pas convaincue par le récit
18:06 officiel où les luttes féministes auraient produit la libération de la femme, parce
18:10 que, je le retrace au début du livre, les luttes ont été très limitées.
18:15 Et il est très étonnant parce que les personnes qui mettent souvent en avant ces luttes sont
18:19 à la fois celles qui en général se disent non-idéalistes, qui nient la puissance de
18:24 l'idée à marge qui est sous-déployée, qui font attention à des facteurs sociaux.
18:27 Et bien, imaginer que le féminisme, par la seule force de cette idée, a libéré les
18:31 femmes, c'est vraiment très étonnant.
18:32 Donc à mon avis, il faut effectivement s'intéresser aux questions matérielles.
18:38 Les femmes qui ont la place qui est la leur dans le processus reproductif ont dû, de
18:47 tout temps, l'idée principale, je pense le cœur de ma démonstration, est liée à
18:53 cette fonction reproductive de la femme et au fait qu'elles en font des enfants.
18:57 Ce qui a caractérisé l'humanité jusqu'au XIXe siècle, c'est que les femmes devaient
19:01 faire presque toujours beaucoup d'enfants.
19:03 Elles devaient faire beaucoup d'enfants, d'abord parce que les moyens contraceptifs
19:07 n'existaient pas ou étaient très réglementaires.
19:08 Ce qui est surtout vrai à partir de la révolution néolithique.
19:11 Absolument, ce qui est surtout vrai à partir de la révolution néolithique, pour plein
19:15 de raisons sur lesquelles on ne va pas s'arrêter parce qu'on n'a pas le temps.
19:18 Donc elles faisaient beaucoup d'enfants, y compris parce que la mortalité infantile
19:24 était extrêmement élevée.
19:25 C'est-à-dire que ce n'est pas uniquement parce qu'elles n'arrivaient pas à limiter
19:27 leur fécondité, c'est aussi parce que limiter cette fécondité n'avait pas vraiment
19:31 de sens collectivement parlant, encore une fois, pas pour telle femme donnée, mais en
19:35 tant que groupe, parce que beaucoup d'enfants mouraient.
19:37 Le taux de mortalité infantile était très élevé jusqu'au XIXe siècle.
19:43 Il n'a commencé à décroître réellement qu'à la fin du XIXe siècle.
19:47 Et il était élevé parce que les enfants sont sujets à des tas de soucis pendant
19:51 l'accouchement, juste après l'accouchement, et surtout ensuite dans leurs jeunes années.
19:56 Oui, quand on a la moitié des enfants qui n'ont pas l'âge de 5 ans, ça change les
20:00 perspectives.
20:01 Voilà, ça change les perspectives.
20:02 Les enfants meurent des maladies infantiles, de la diphtérie, de l'apnémonie, de la
20:04 variole, du choléra.
20:06 Les enfants mourraient extrêmement souvent.
20:08 Et ça, c'est quelque chose que nos sociétés ont complètement oublié.
20:12 C'est-à-dire que nous vivons dans une société où les enfants vivent.
20:14 Et un enfant qui meurt, c'est une tragédie aussi parce que c'est très rare.
20:18 C'est-à-dire que c'est normal.
20:19 Notre organisation mentale s'est adaptée à un régime où les enfants ne doivent pas
20:24 mourir.
20:25 C'est contre nature.
20:26 Alors que pendant le gros de l'histoire de l'humanité, c'était ça la normalité.
20:30 La normalité, c'était de perdre un, deux, trois, parfois beaucoup plus d'enfants.
20:34 Je cite Yuval Harari qui parle de la reine Elanor.
20:37 Voilà, c'est très instructif.
20:40 Et donc, tant que les enfants meurent, les femmes ne pouvaient pas en faire moins en
20:44 moyenne.
20:45 Une fois que les enfants s'arrêtent de mourir, on commence à pouvoir se projeter dans une
20:50 vie où on peut planifier des naissances, où on peut décider d'avoir un, deux, trois
20:55 enfants.
20:56 C'est-à-dire que le slogan féministe "un enfant si je veux, quand je veux", qui fonde
21:00 quand même la liberté des femmes à disposer de leur corps, on l'attache toujours à la
21:04 pilule.
21:05 Oui, c'est ça.
21:06 C'est la grande libération des femmes.
21:07 C'est la pilule.
21:08 C'est la maîtrise de leur corps.
21:09 C'est ce qui est vrai, parce que c'était la dernière pierre qui a parachevé cette
21:12 liberté, cette maîtrise.
21:13 Mais ce n'est que la dernière pierre.
21:15 Parce qu'avant d'avoir la pilule, il a fallu qu'on puisse se dire "l'enfant que je vais
21:19 mettre au monde, je pourrais compter raisonnablement sur sa survie".
21:23 Tant qu'on ne le savait pas, un enfant si je veux, quand je veux, si on commence à
21:26 faire des enfants à 35 ans, on en fait un, on en fait deux, il meurt d'une méchante
21:31 pneumonie à un an et voilà, il n'y a pas d'enfant.
21:33 Oui, et en plus derrière, il n'y a pas de système de retraite.
21:36 Absolument.
21:37 Il n'y a pas de système de retraite de ces enfants pour assurer ses vieux jours.
21:41 C'est vrai que cette remarque que vous ajoutez à un moment est assez amusante parce que
21:45 de fait, je pense que dans la baisse récente de natalité dans les pays occidentaux, cette
21:53 dimension-là est rarement mise en avant, mais elle est très importante.
21:57 Parfaitement.
21:58 On ne nous dépend plus de ces enfants pour sa survie, y compris après l'arrêt de notre
22:02 productivité personnelle.
22:03 La société nous prend en charge, ce qui est un bienfait de la civilisation, mais ce
22:07 n'était pas le cas avant du tout.
22:08 Les enfants étaient aussi un investissement.
22:09 On était obligé d'en faire quelques-uns.
22:11 Voilà, et donc ça, c'est un ensemble de phénomènes qui, quand on regarde l'histoire,
22:16 émergent à une époque particulière à l'Occident.
22:19 Et quand on essaye de relier les phénomènes entre eux, il est assez évident qu'il fait
22:24 suite au processus de révolution industrielle qui a permis l'essor absolument phénoménal
22:30 de toutes les courbes qu'on peut projeter sur une feuille.
22:36 Donc, on a toutes les courbes qui montent en même temps.
22:39 On a l'utilisation de l'énergie qui explose avec le recours aux hydrocarbures d'abord
22:45 et puis au reste ensuite.
22:46 On a le PIB par tête qui explose et derrière lui, bien sûr, la courbe de la population
22:51 parce que le progrès apporte la prospérité.
22:54 Le progrès technique apporte une productivité de travail accrue.
22:59 Donc, le PIB par tête augmente.
23:01 L'alimentation s'améliore, les famines reculent.
23:04 Et ce qui est absolument fondamental pour les femmes, ce progrès technique cumulatif
23:09 amène le progrès médical et donc la baisse de cette mortalité infantile qu'on doit
23:13 en premier lieu à la vaccination, à la pasteurisation, à l'asepsie et ensuite au XXe siècle aux
23:18 antibiotiques.
23:19 C'est-à-dire que jusqu'au milieu du XXe siècle, malgré la vaccination, l'asepsie,
23:24 malgré un confort déjà très important, elle restait encore en France, je crois que
23:28 c'est de l'ordre de 70 pour 1000 jusqu'à un an, là où aujourd'hui elle est à moins
23:32 de cap de 100.
23:33 Pour mourir d'une gratignure qui s'infecte, là aussi, ça change pas mal de choses.
23:36 Absolument, ça change.
23:37 Ce qui est un des problèmes, vous le rappelez, qu'on a totalement oublié alors même qu'on
23:42 est en train de créer des résistances aux antibiotiques de façon démesurée.
23:46 Voilà, on a complètement oublié.
23:49 C'est ça aussi la chose que j'essaie de montrer dans le livre, de faire sentir peut-être
23:54 par des descriptions un enchaînement de chiffres froids et de constats très déplaisants.
24:00 C'est qu'effectivement, aujourd'hui, dans la vie que nous menons, nous, citadins,
24:05 nous occidentaux surtout, membres de la classe moyenne cultivée, il est très facile d'oublier
24:10 la nature, il est très facile d'oublier les contraintes physiques, il est très facile
24:15 d'oublier tout ça.
24:16 Parce que tout ça est complètement euphémisé dans notre vie.
24:19 On le sent très peu.
24:20 On n'a jamais l'occasion de se confronter en fait, aux limites de notre corps.
24:23 Donc on y est confronté bien sûr quand on est malade, quand on est affubli, etc.
24:28 Mais c'est ça en comparaison avec ce que c'était dans les siècles passés.
24:32 Donc en gros, si on résume, ce que vous dites aux féministes, c'est qu'en fait elles
24:37 ont un peu tendance à oublier que ce sont des progrès accomplis par l'humanité en
24:45 général, qui leur permettent aujourd'hui de revendiquer une victoire qui n'est pas
24:50 exactement la leur, dans le sens où c'est tout simplement parce que les êtres humains
24:56 ont moins besoin de l'asservissement de la femme, de son enchaînement au foyer, et
25:03 mécaniquement les femmes ne sont plus assignées à résidence.
25:07 Absolument, c'est-à-dire que j'ai parlé du programme médical parce qu'il me semble
25:12 essentiel, mais il y a aussi par exemple tout le confort domestique, dont encore une fois
25:15 on ne mesure absolument pas l'impair.
25:17 Moulinex libère la femme, c'est quand même le plus grand slogan de toute l'histoire
25:20 de la félicité.
25:21 Oui alors effectivement il ne nous l'a pas libérée entièrement, parce que c'est
25:23 quand même elle qui peut être préposée au Moulinex.
25:25 Mais n'empêche que le temps consacré à ses activités s'est réduit comme pot de
25:29 chagrin.
25:30 C'est-à-dire que dans les siècles passés, tenir une maisonnée demandait littéralement
25:36 un travail à temps plein total.
25:38 Et encore, ce n'était peut-être pas suffisant.
25:40 Il fallait s'y mettre à plusieurs.
25:41 Oui, et puis de bonne heure, et se coucher tard.
25:43 Parce que si on devait faire l'ensemble des choses qu'on obtient par pression sur
25:47 un bouton, faire couler de l'eau, allumer la gazinière, lancer le micro-ondes, etc.
25:52 Ouvrir le frigo, rien de tout ça n'existait en fait.
25:55 Si on essaye seulement de vivre pendant deux semaines dans cette situation, je pense que
25:59 ce serait assez instructif pour se dire "oui quand même, comment est-ce qu'on s'organise
26:03 pour que ça puisse marcher ?"
26:05 Donc évidemment, ce temps dégagé, formidable, a permis aux femmes de s'occuper d'autres
26:09 choses.
26:10 Et puis aussi, le système capitaliste par essence, c'est aussi un système qui a essayé
26:15 de mettre les gens au travail, de plus en plus de gens au travail.
26:17 Ça a été un moment où on a tiré les gens des campagnes, l'exode rural, etc.
26:20 On a même mis les enfants au travail dans un premier temps.
26:23 Et les femmes ont été une nouvelle force de travail.
26:27 C'est-à-dire que ce n'est pas seulement que l'asservissement de la femme a cessé
26:30 d'être en handicap, mais il a justement cessé d'être nécessaire, mais il est presque
26:36 devenu un handicap.
26:37 Elles étaient plus utiles ailleurs.
26:38 Elles étaient plus utiles ailleurs.
26:40 Il fallait les mettre au travail comme les hommes, elles sont devenues des salariés
26:42 comme les hommes, et le système capitaliste en a tiré profit.
26:45 Il les a intégrées.
26:47 Ce qui les a soumises à une nouvelle servitude.
26:49 Mais ça les a libérées de plus ou moins de celle à laquelle elles étaient soumises
26:55 auparavant.
26:56 Donc voilà, ce n'est pas pour dire qu'elles ont gagné le paradis, mais elles ont gagné
26:59 une situation de relative autonomie par l'accession à un travail salarié et donc statut financier
27:04 autonome.
27:05 Quel est l'enjeu d'exprimer ce genre d'idées ? C'est-à-dire, quel est le but ?
27:12 Vous expliquez en gros que le but de cet ouvrage, c'est de dire que l'émancipation
27:19 des femmes peut être fragilisée.
27:22 On est bien d'accord que là aussi, le discours féministe qu'on entend, c'est "attention,
27:28 le patriarcat est toujours renaissant, attention, il y a des régressions, ici l'avortement
27:36 qui est remis en cause, là les violences faites aux femmes qui peuvent en gros ne plus
27:42 être suffisamment combattues".
27:44 Vous dites que le danger n'est pas là, c'est-à-dire qu'il y a véritablement un risque sur l'émancipation
27:50 des femmes, mais pas là où on croit.
27:52 Oui, c'est-à-dire que, alors, pas exactement, parce que je ne nie pas l'existence de ces
27:56 dangers.
27:57 C'est évident qu'il y a toujours un danger de régression idéologique, qu'il y a toujours
28:02 des forces qui se battent, y compris aujourd'hui.
28:04 On a par exemple la religion qui est un facteur qui possède une autonomie propre, et on peut
28:09 l'observer dans des pays fondamentalistes ou aux États-Unis avec les évangélistes,
28:13 c'est effectivement des forces qui existent.
28:15 Je ne le nie pas du tout, je ne cherche pas à dire que ce sont des faux dangers qui n'existent
28:18 pas.
28:19 Mais disons que c'est une question d'échelle.
28:20 Ce sont des dangers qui existent, mais tant que les conditions qui assurent la possibilité
28:27 de la liberté des femmes sont réunies, ce sont des dangers qui me semblent relativement
28:31 modérés, contenus, on doit pouvoir faire avec, en restant vigilants, etc.
28:38 En revanche, quand on se pose la question de savoir quel est le principal danger, à
28:45 mon avis c'est le danger qui s'attaque à la base, c'est-à-dire au fondement.
28:48 Bien sûr, si on adhère au discours dominant qui dit "ce sont les luttes qui ont libéré
28:52 la femme", dans ce cas-là, oui, mais quels sont les dangers ? C'est les choses qui
28:55 s'opposent à ces luttes, donc c'est d'autres valeurs, c'est d'autres convictions.
28:59 Ok, on est d'accord.
29:01 Mais si on regarde le processus dont je viens de parler, si c'est l'infrastructure technologique
29:09 et économique de la société qui permet à la femme de coexister à l'égal de l'homme,
29:14 et bien forcément cette infrastructure, cette base matérielle et technologique de la société
29:18 devient quelque chose de fondamental.
29:20 C'est-à-dire qu'on se dit que si jamais cette base est déstabilisée, là tout tombe
29:25 comme un château de cartes, c'est-à-dire on aurait soufflé les fondations et tout
29:28 s'écroule.
29:29 Donc en gros, ce que vous nous dites, c'est que le monde rêvé de Pablo Servigne, c'est-à-dire
29:34 l'effondrement, le collapse, c'est un cauchemar pour les femmes.
29:39 Oui absolument, c'est-à-dire que ce que je trouve ironique et cinglant et tragique
29:44 en fait, c'est que cet oubli du biologique, oubli des déterminismes matériels, la conviction
29:51 que tout est social, que tout est dans la tête, que tout est idéologique, elle s'impose
29:56 au moment précis où nos sociétés commencent à être confrontées au retour de cet élément
30:03 matériel sous des avatars assez inquiétants.
30:06 C'est-à-dire que ce progrès technique dont j'essaie de montrer la force libératrice,
30:10 la force profondément émancipatrice à la base pour les femmes au départ, c'est aussi
30:15 un progrès qui est complètement ambivalent.
30:16 Et on le sait, il est ambivalent dès le départ et il l'est de plus en plus.
30:20 C'est-à-dire que c'est quelque chose qui risque de nous revenir en pleine phase comme
30:23 une force plutôt destructrice.
30:24 D'abord par la crise des ressources, parce que quand une économie est basée toute entière
30:29 sur l'exploitation massive de ressources premières, si ces ressources en viennent
30:33 à manquer, l'économie évidemment ne peut qu'être remise en cause.
30:37 C'est vrai pour le pétrole, c'est vrai pour les métaux, c'est vrai pour énormément
30:41 de choses et vous le savez, les pronostics ne sont pas très rassurants.
30:46 Oui, mais vous pensez qu'il peut y avoir un risque d'effondrement qui provoquerait
30:51 une telle déstabilisation que ça irait jusqu'à fragiliser l'accès à la santé, la capacité
31:02 pour les femmes à ne pas avoir besoin de faire autant d'enfants ?
31:05 Oui, c'est-à-dire qu'en fait j'essaie juste de synthétiser ce que disent d'autres,
31:11 je ne prétends pas à autre chose.
31:12 Oui, c'est-à-dire qu'il y a cette crise des ressources d'une part et d'autre part
31:17 il y a la dynamique du progrès technologique et de l'industrie elle-même, c'est-à-dire
31:24 il y a les dégâts que ce processus a causé à l'environnement et dont on commence peu
31:30 à peu à mesurer l'ampleur.
31:31 Le réchauffement climatique commence à être très bien documenté et ses conséquences
31:36 vont être vraiment multiformes, c'est-à-dire que c'est un processus qui risque de changer
31:40 en profondeur le statut des écosystèmes sur Terre et donc tout ce qui concerne la
31:44 production alimentaire par exemple, ce qui est quand même la base de la subsistance
31:49 de l'humanité.
31:50 On a l'Espagne cette année par exemple qui ne produira pratiquement rien, sa terre ne
31:54 pourra pas produire de nourriture.
31:56 Oui mais est-ce que ça irait jusqu'à remettre en cause les nouveaux fondements idéologiques
32:03 des sociétés et donc cette égalité homme-femme qui est aujourd'hui devenue un des éléments
32:10 fondamentaux de notre organisation sociale, idéologique ?
32:13 Oui, oui, bien sûr.
32:14 Est-ce que ça peut renverser les choses ?
32:15 Le mot effondrement c'est un mot qui polarise beaucoup parce que c'est un mot effrayant,
32:20 mais ce n'est pas du tout un mot que j'ai inventé évidemment, c'est un mot qui existe
32:23 depuis le rapport Meadows et qui ne signifie pas forcément un effondrement brut d'un
32:28 coup, ça peut être des processus de...
32:30 En fait on peut utiliser le mot régression ou un mot dégradation, il ne faut pas se
32:33 focaliser du tout sur le mot effondrement, mais effectivement il s'agit de processus
32:37 qui sont multiformes, c'est-à-dire c'est un télescopage de plein de problèmes en
32:40 même temps, à la fois de problèmes de ressources, de problèmes de déstabilisation du milieu,
32:44 donc déstabilisation des écosystèmes, le problème de l'accès à l'eau et les problèmes
32:48 connexes diverses et variées parmi lesquels je mets beaucoup en exergue le problème des
32:51 antibiotiques, c'est-à-dire que l'humanité va aussi arriver vraiment au même moment
32:56 à peu près, elle va être confrontée en plus à une baisse d'efficacité des médicaments
32:59 dont elle dispose.
33:00 Donc oui, je pense que nos sociétés peuvent être très sérieusement déstabilisées,
33:05 d'ailleurs j'ai écouté l'interview que vous aviez faite avec Antoine Bueno, qui
33:10 a écrit un livre qui s'appelle "L'effondrement n'aura probablement pas lieu", mais quand
33:13 on l'écoute, en fait, oui, il n'aura probablement pas lieu, mais enfin, ce qu'il décrit n'est
33:17 pas exactement rassurant.
33:18 Et c'est ce que j'ai essayé de montrer aussi dans le livre, c'est qu'il n'y a pas
33:20 la peine d'imaginer des scénarios complètement apocalyptiques, il n'y a aucun besoin
33:26 d'aller jusque là, je pense que ce sera plutôt des choses hybrides, où il y aura
33:29 des choses qui seront conservées, d'autres mises en cause.
33:31 Mais je pense que oui, notre manière de vivre, notre manière matérielle de vivre va être
33:39 profondément transformée, et cette transformation ne sera pas, comme je l'ai dit, un séminaire
33:43 à un économisement personnel.
33:44 Ce sera quelque chose, oui, qui va, comme ça va remettre en cause cette base technique,
33:50 cette base industrielle, technologique de nos sociétés, oui, l'existence détermine
33:55 la conscience, ça va produire des effets sur nos pratiques, sur nos représentations.
33:59 La mortalité enfantile qui baisse va finir par faire que les femmes auront plus d'enfants,
34:05 peut-être pas à la première génération, mais à la deuxième génération, oui.
34:09 C'est-à-dire qu'il y a un effet de retard, c'est évident, parce que le mental a son
34:15 autonomie propre, et puis les femmes sont habituées à leur statut d'égal, donc c'est
34:19 évident que c'est peut-être un avantage qu'il faudrait exploiter, comme je le propose.
34:23 Mais oui, les structures idéologiques, les structures mentales, les normes ne peuvent
34:29 pas survivre si les conditions changent considérablement.
34:32 Disons en tout cas qu'il y a un paradoxe absolument extraordinaire à entendre aujourd'hui
34:36 tous les discours sur l'écoféminisme, c'est-à-dire ces discours qui entremêlent
34:41 la remise en cause du progrès scientifique et le féminisme, d'une façon parfois totalement
34:48 caricaturale et qui en effet oublie que nous devons en grande partie notre statut actuel
34:56 au progrès scientifique, et avec en plus un progrès même d'une forme d'obscurantisme
35:03 qui laisse penser que face à des dangers véritables, il n'y aurait plus personne quand même.
35:09 Absolument, mais ça part encore une fois d'une bonne idée.
35:11 C'est-à-dire l'idée est juste, on observe que le progrès technique est extrêmement
35:14 ambivalent et qu'il risque de provoquer de beaucoup de dégâts.
35:17 Cette idée, elle est parfaitement juste.
35:19 Mais les relations ensuite qui sont faites, à mon avis, sont erronées.
35:22 C'est-à-dire d'abord on oblitaire complètement l'autre côté du progrès qui d'abord a
35:26 été une force d'émancipation surtout pour les femmes, et deuxièmement on en fait
35:31 des conclusions erronées.
35:32 On dit tant pis pour le progrès, jetons des sorts, dansons sous la pluie, chantons, et
35:37 puis comme ça on restera libérés.
35:39 Mais non, on ne restera pas libérés de cette façon.
35:41 Ce n'est pas ça qui va permettre de se libérer.
35:44 C'est pour ça que je dis avec peut-être un peu de provocation à la fin, que le véritable
35:49 féminisme ne consiste pas à chanter ou à déclamer.
35:53 Non, c'est à dire aller faire l'armée ou faire des sciences physiques et des mathématiques.
35:56 Oui, c'est-à-dire qu'à s'investir dans des sphères qui sont les plus vitales pour
36:01 sauvegarder cette infrastructure qui nous protège, pour la transformer.
36:04 Pour la transformer indispensable le jour où il y aura vraiment besoin.
36:06 Exactement, et puis pour participer à faire à ce que cet effondrement, cette transformation,
36:13 cette régression ne soit pas justement une catastrophe, un apocalypse, mais une transformation
36:18 un peu contrôlée.
36:20 Je ne crois pas beaucoup à un atterrissage vraiment en douceur, mais je pense qu'il
36:25 y a de la marge entre un effondrement brutal et une régression un peu contenue.
36:32 Alors, votre livre est un livre sur l'émancipation des femmes et c'est un livre que je considère
36:41 comme éminemment féministe.
36:43 Je pense malgré tout qu'il sera considéré comme anti-féministe.
36:49 Je veux dire par là que vous définissez vous-même dans le livre différentes formes
36:53 de féminisme.
36:54 Vous distinguez notamment le féminisme du faire et le féminisme du réclamer.
37:00 En gros, je résume à un moment, vous dites voilà, les figures féminines de battante
37:06 envahissent la pop culture, c'est Trinity dans Matrix, mais en fait dans le féminisme
37:12 ce n'est pas Trinity qui a gagné, c'est Mimi Géniarde, c'est-à-dire une forme de
37:18 féminisme qui passe son temps à considérer qu'il faut combattre, qu'on est toujours
37:23 oppressé.
37:24 Comment on fait pour inverser la tendance et pour faire émerger d'autres versions
37:32 du féminisme ?
37:33 Parce que même s'il y a différents courants du féminisme, ils se caractérisent quand
37:37 même à peu près tous par cette dimension de mise en avant des doléances et par cette
37:46 peur absolue d'évoquer l'articulation entre nature et culture, de penser les choses
37:52 de façon un petit peu complexe.
37:54 Comment on reconquiert ça ?
37:56 C'est une vaste question à laquelle j'essaie très modestement de contribuer, effectivement.
38:03 À mon avis, le problème de ce féminisme des doléances, c'est précisément l'oubli.
38:09 Je le dis à un moment donné, je ne les trouve pas violentes, je ne les trouve pas excessives,
38:15 vraiment dans un petit nombre de leurs combats, je les trouve surtout insouciantes.
38:20 C'est-à-dire que cette absence d'articulation entre, d'une part, la vision qu'elles ont
38:25 de l'écologie, parce que souvent ce sont des personnes qui sont soucieuses de l'écologie,
38:29 de ce monde en déperdition, peut-être en effondrement.
38:32 Sandrine Rousseau, par exemple, le dit dans son livre, elle parle de tout s'effondre,
38:36 mais comment les femmes vont vivre dans ce monde effondré ? Elles ne se posent pas cette
38:40 question.
38:41 Il y a une espèce d'insouciance.
38:42 D'un côté, on parle de l'écologie avec inquiétude et de l'autre côté, on parle
38:47 des droits des femmes comme si tout allait continuer comme avant.
38:49 On allait rester dans un monde prospère, dans un monde stable et dans un monde où
38:55 l'état de droit va subsister intact et il va assurer les droits des femmes minutieusement
39:02 jusque dans les moindres détails.
39:03 On va respecter… on a pu aller jusqu'à évoquer un délit de non-partage des tâches
39:10 ménagères qui n'existe pas, mais bon.
39:12 Ça peut être considéré comme des bonnes idées.
39:16 Si dans un monde qui serait promis un avenir d'éternelle prospérité et de stabilité,
39:21 ce n'est pas mal si on pouvait toujours avoir plus de droits, que ces droits étaient
39:24 de mieux en mieux respectés.
39:25 Après, on peut en débattre, mais disons que pourquoi pas ? Ça pourrait se défendre.
39:29 Mais faire coexister une conscience crépusculaire écologique d'un monde qui est promis à
39:35 de grandes crises et de l'autre côté, tout miser sur le droit, donc exiger plus de droits
39:41 et dénoncer dès que nos droits ne sont pas exactement respectés, ça me semble d'une
39:47 grande inconscience.
39:48 C'est-à-dire que ça me semble incomplet.
39:49 C'est pour ça que j'ai parlé au début que ce féminisme me semble incomplet.
39:52 Je ne suis pas en train de dire qu'il faut arrêter de respecter les droits du tout,
39:56 ni qu'il faut arrêter de les exiger, ni même éventuellement dans certains domaines
40:00 d'en exiger plus.
40:01 Mais ça me semble très insuffisant.
40:03 C'est-à-dire que l'incapacité à penser l'avenir des femmes dans ce monde en transformation,
40:09 il me semble fondé sur cette inconscience.
40:12 Et donc la seule véritable voie que j'entrevois, les seules pistes que je peux entrevoir,
40:20 c'est un effort de transformer les consciences par l'information.
40:24 C'est-à-dire, il me semble urgent dans ce monde qui change, par exemple, même le changement
40:29 climatique, ça a été un processus très long à expliquer ou à mettre sur le devant
40:33 de la scène.
40:34 Pendant très longtemps, on était dans le déni, on ne voulait pas le voir, etc.
40:37 C'est le cas pour beaucoup de choses.
40:39 Pour les antibiotiques, par exemple, ça n'influence toujours pas.
40:42 On est toujours dans le déni.
40:43 On en prend toujours autant et l'antibioresistance progresse au galop.
40:48 Je ne suis pas du tout en train de dire que c'est la panacée.
40:52 Mais il me semble que oui, parce qu'en fait, comme je pense que ce sont surtout les conditions
40:57 qui transforment les consciences, à mon avis, la prise de conscience viendra après.
41:02 - Il se devient problème.
41:04 - Mais à un très modeste niveau, pour ce que ça vaut, peut-être que l'information
41:10 et attirer le regard sur ces phénomènes peut contribuer à les faire affleurer à la conscience.
41:17 - Oui, mais le problème de cette prise de conscience, c'est qu'on s'aperçoit que les
41:21 courants féministes actuellement, et c'est assez frappant, incitent les femmes à ne
41:27 s'intéresser qu'aux questions de féminisme, qu'aux questions de demande de droit.
41:33 Et c'est peut-être là qu'on est face à une impasse.
41:37 Quand le magazine Elle a publié, au moment de la présidentielle, un sondage sur les
41:45 sujets que les électeurs voulaient voir mis en avant et ceux sur lesquels ils allaient
41:50 se déterminer, les jeunes femmes de 18-24 ans disaient qu'elles allaient se déterminer
41:56 sur la question des droits des femmes.
41:58 Alors même que les autres catégories sociales, a priori, peuvent se déterminer sur l'éducation,
42:03 la santé, enfin des enjeux, j'allais dire, universels.
42:06 Est-ce que le risque de ce féminisme des doléances, ce n'est pas d'inciter les femmes
42:14 justement à ne s'intéresser qu'à leur propre doléance, en empêchant cette prise
42:19 de conscience dont vous montrez à quel point elle est absolument nécessaire ?
42:22 Oui, oui, c'est mon avis, effectivement, c'est ce que je pense.
42:26 Je prends la métaphore du Titanic dans mon livre pour dire que vous avez un danger qui
42:35 arrive qui est aussi grand qu'une comète qui fond sur la Terre, c'est en référence
42:38 au film d'Antheloka.
42:39 Et on continue comme si de rien n'était, dans des futilités, dans des petits combats,
42:44 va-t-on mettre un point ici, est-ce qu'on va mettre une virgule là ?
42:46 Oui, ce sont des combats qui ont peut-être un intérêt, mais dans la situation présente,
42:54 oui, il y a une espèce de décalage entre les deux qui est saisissant.
42:57 Et effectivement, le féminisme de doléance se concentre, se referme sur lui-même, c'est
43:04 vraiment comme une espèce d'autosuffisant, un discours autosuffisant, qui moi, personnellement,
43:09 me semble dommageable, même pour l'essence ontologique du féminisme, parce que normalement
43:15 on réclame d'avoir plus de droits et plus de libertés, pourquoi pas pour le plaisir
43:20 de les avoir, mais c'est pour faire les autres choses.
43:23 Les femmes ont réclamé des droits pour devenir cosmonaute, pour devenir mathématicienne.
43:28 Quand une mathématicienne ne parle pas des droits des femmes, on lui reproche de ne pas
43:31 être féministe.
43:32 Voilà, exactement.
43:33 Parce que normalement, son féminisme, il est en soi, et le féminisme, c'est le fait
43:38 d'être mathématicienne, c'est le fait d'être astronaute, c'est le fait d'être générale,
43:41 on devrait être ravie de ça, et surtout de ça.
43:44 Après, bien sûr, ça n'empêche pas de parler des droits des femmes, mais ça ne devrait
43:46 pas être un critère unique, et peut-être même pas le premier des critères.
43:52 Donc effectivement, c'est ça la distinction que je fais entre le féminisme des doléances
43:55 et le féminisme du faire.
43:57 Le féminisme du faire qui consiste à exercer ces droits pour lesquels on s'est battus,
44:03 ce qu'on a voulu obtenir, pour réaliser ce que l'être humain normalement aspire à
44:07 réaliser, homme comme femme.
44:09 Il y a un petit passage dans Le Deuxième Sexe où Simone de Beauvoir parle du narcissisme
44:15 des femmes, où elle explique que ce narcissisme n'est absolument pas un fait de nature, évidemment,
44:23 mais elle ne dit pas qu'il n'existe pas.
44:25 Elle part du principe qu'il y a un narcissisme spécifique des femmes, et elle dit que c'est
44:29 un fait de nature.
44:30 Les femmes, elles ont été cantonnées pendant des siècles à la sphère intime, et donc
44:35 on les a entraînées à ne s'intéresser qu'à ça.
44:38 Est-ce que, dans un sens, l'évolution actuelle des sociétés occidentales, fondée sur le
44:45 consumérisme, sur les réseaux sociaux, l'image, n'est pas en train de toute façon
44:51 régler un peu le problème, c'est-à-dire que les hommes sont en train de devenir des
44:53 femmes comme les autres ?
44:55 C'est une question.
44:58 Ce que je dis un tout petit peu aussi dans le livre, c'est que les hommes deviennent
45:03 un peu des femmes.
45:04 Je ne sais pas si ils deviennent un peu des femmes, mais en tout cas, ils connaissent
45:06 le même phénomène d'abstraction que les femmes.
45:08 Ça, ça me paraît évident.
45:09 C'est-à-dire que les hommes comme les femmes sont entraînés très loin de la conscience
45:13 de...
45:14 Ce dont je parle, il n'y a pas que les femmes qui l'ont oublié, en fait.
45:17 Il ne faudrait pas penser qu'il n'y a que des femmes qui l'ont oublié et que les hommes,
45:20 eux, ils sont bien conscients.
45:21 Non, la plupart des hommes l'ont oublié aussi.
45:23 On a tous oublié la manière dont l'être humain a vécu le plus gros de son histoire.
45:28 Pour le narcissisme, il faudrait que je réfléchisse.
45:31 Je n'ai pas spécialement réfléchi à cette question.
45:36 Disons que c'était une boutade.
45:38 Mais en revanche, ce qui ne me semble vraiment pas tant, c'est cet enfermement sur les histoires
45:43 de le féminisme pour le féminisme, vraiment comme un discours autosuffisant qui s'auto-promeut
45:48 et qui vaut comme seul critère de choix ou de détermination de vie.
45:53 Oui, ça me semble en fait comme une espèce de retour en arrière.
45:58 Plutôt que de se consacrer aux mille champs qu'offre la possibilité de l'action humaine,
46:04 on se referme sur des affaires de bonne femme.
46:07 Dans ce cas-là, quelle est la grande différence entre se consacrer à la cuisine et les enfants
46:10 ou alors à des affaires où on ne parle que des droits de femmes et de ce que deviennent
46:13 les femmes ? Oui, mais pour quoi faire ?
46:14 Normalement, ça doit servir à autre chose.
46:17 Ça doit être un moyen et pas un but en soi.
46:19 Le fait de le transformer en un but en soi, moi je le trouve très gênant et effectivement
46:23 narcissique peut-être d'une certaine manière.
46:26 Le problème est encore une fois qu'on peut pressentir qu'il va être très difficile
46:32 d'ébranler cette petite boutique du féminisme contemporain parce que de fait, il y a des
46:38 intérêts à tout ça.
46:39 C'est une construction qui permet d'obtenir des chaires, d'obtenir des places, d'obtenir
46:46 des postes et c'est ça un petit peu auquel votre livre s'attaque dans un sens, des positions
46:51 installées.
46:52 Oui, ça c'est comme toute chose.
46:54 Un milieu se crée et il s'auto-entretient.
46:57 C'est évident.
46:58 Ça crée un état d'esprit qui est adamantin.
47:01 Je dis à un moment donné que les personnes qui ont déjà leur grille de lecture complètement
47:04 formée, ce n'est certainement pas un livre qui va le changer.
47:08 Oui, ça va être très dur et je ne prétends pas d'ailleurs y arriver.
47:12 J'essaie très modestement d'y contribuer par cette mise à nu des relations à laquelle
47:20 j'essaie d'appeler l'attention des personnes qui le liront, mais je n'ai aucune illusion.
47:25 Je dis dans la conclusion que ce dont on s'est aussi beaucoup déshabitué, c'est du tragique.
47:31 C'est-à-dire du fait qu'il y a beaucoup de choses qui n'admettent pas de bonnes solutions.
47:36 On est habitué aujourd'hui à considérer que tout problème va forcément… il doit
47:41 y exister une solution à 100% bonne.
47:44 Et les solutions qu'on propose, celle-là n'est pas bonne, l'autre est meilleure,
47:48 non, celle-là est meilleure, etc.
47:49 Mais on a toujours quelque part l'idée qu'il doit y avoir une solution qui va tout régler.
47:52 Juste, on ne prend pas les bonnes.
47:54 Mais si on prend la bonne, là, c'est sûr, tout va se régler.
47:57 Et à mon avis, ça c'est aussi la conséquence de siècles de progrès qui nous ont habitué
48:01 à des courbes qui vont toujours vers le haut, à des choses qui modulent au dévaglette.
48:05 Ça va se régler.
48:06 Mais ce n'est pas comme ça que l'humanité a vécu, le plus gros de son histoire.
48:09 Le plus gros de son histoire, ça a été des avancées et des reculs et des tragédies
48:13 atroces qui n'admettaient absolument aucune issue heureuse ou positive.
48:17 Et je pense qu'il y a beaucoup de problèmes qui, non, n'admettent pas forcément de
48:21 solutions optimales.
48:22 Il n'y a parfois que des solutions un peu meilleures ou moins mauvaises que d'autres.
48:27 Et il y a parfois des choses qui n'admettent pas de solutions.
48:30 Et ce n'est pas un livre qui essaie de proposer une vision bison-ours.
48:34 Regardez, j'ai trouvé comment on va faire pour que les femmes préservent pour toujours
48:38 leur statut.
48:39 Je n'y crois pas beaucoup.
48:40 En fait, je propose quelques pistes qui, à mon avis, sont intéressantes et pourraient
48:44 aider à amortir le choc.
48:46 Mais ma conviction intime, c'est que comme pour le reste de cet effondrement économique,
48:52 comme pour le reste du fonctionnement de nos sociétés, la vraie prise de conscience
48:55 viendra plus tard.
48:56 Elle viendra, mais elle viendra plus tard.
48:59 La vraie prise de conscience.
49:01 Il y aura des gens qui seront conscients, il y aura des gens qui se battront, etc.
49:03 Mais à mon avis, il est vain d'espérer une solution 100% positive, une issue 100%
49:10 positive de ces efforts.
49:12 Ce n'est pas une raison d'abdiquer.
49:14 Encore une fois, le sens du tragique, c'est aussi de se dire, même si ça ne sera pas
49:17 100% positif, ça vaut quand même la peine de faire des efforts en ce sens.
49:22 Donc j'assume pleinement cette position.
49:23 Mais il ne faut pas chercher là-dedans d'optimisme démesuré ou des lendemains qui chantent.
49:29 Un pessimiste, c'est un optimiste bien informé.
49:31 De ce point de vue-là, votre livre est nécessaire, ce qui permet en effet d'être plus que bien
49:37 informé.
49:38 Véra Nikolsky, merci beaucoup.
49:40 Je rappelle, féminiscène, les vraies raisons de l'émancipation des femmes, les vrais
49:44 dangers qui la menacent, c'est chez Fayard.
49:46 C'est absolument passionnant.
49:47 Et j'espère en tout cas que ça va faire naître un débat qui ne se réduise pas aux
49:52 invectives parce qu'il y a des faits, il y a des raisonnements passionnants et parce
49:58 que le féminisme y gagne.
50:00 Merci beaucoup.
50:01 Merci à vous.
50:02 [Musique]

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