Arnold Gehlen (1904-1976) est un anthropologue, sociologue et philosophe allemand dont l’influence sur la pensée conservatrice européenne a été considérable et dont les analyses furent à certains égards prophétiques.
Refusant de réduire l’homme à une dimension unique, qu’elle soit spirituelle ou biologique, il voit en lui un être d’ouverture en raison de son immaturité natale. Dans cette perspective, les institutions – dont la famille – ne sont en rien oppressives mais, au contraire, libératrices, en tant qu’elles lui permettent de mener une vie proprement humaine. En ceci, Gehlen s’oppose à Adorno, à l’École de Francfort, aux idéologies progressistes et révolutionnaires.
En outre, il fut un critique virulent et inspiré de l’hypermorale qui, aujourd’hui, tient lieu de politique et accroît la confusion.
Pour en parler : Alain de Benoist, historien des idées, philosophe (dernier titre paru : "Nous et les autres", Editions du Rocher), François Poncet, traducteur de "Morale et hypermorale d’Arnold Gehlen" (Éditions Krisis) et Benjamin Demeslay, chargé d’enseignement en sciences politiques et essayiste ("Stefan George et son Cercle - De la poésie à la révolution conservatrice", La Nouvelle Librairie).
Ouvrages d’Arnold Gehlen : "L’Homme, sa nature et sa position dans le monde", (Gallimard), "Morale et Hypermorale" (Krisis). La revue Nouvelle École a consacré son dernier numéro à Arnold Gehlen.
Refusant de réduire l’homme à une dimension unique, qu’elle soit spirituelle ou biologique, il voit en lui un être d’ouverture en raison de son immaturité natale. Dans cette perspective, les institutions – dont la famille – ne sont en rien oppressives mais, au contraire, libératrices, en tant qu’elles lui permettent de mener une vie proprement humaine. En ceci, Gehlen s’oppose à Adorno, à l’École de Francfort, aux idéologies progressistes et révolutionnaires.
En outre, il fut un critique virulent et inspiré de l’hypermorale qui, aujourd’hui, tient lieu de politique et accroît la confusion.
Pour en parler : Alain de Benoist, historien des idées, philosophe (dernier titre paru : "Nous et les autres", Editions du Rocher), François Poncet, traducteur de "Morale et hypermorale d’Arnold Gehlen" (Éditions Krisis) et Benjamin Demeslay, chargé d’enseignement en sciences politiques et essayiste ("Stefan George et son Cercle - De la poésie à la révolution conservatrice", La Nouvelle Librairie).
Ouvrages d’Arnold Gehlen : "L’Homme, sa nature et sa position dans le monde", (Gallimard), "Morale et Hypermorale" (Krisis). La revue Nouvelle École a consacré son dernier numéro à Arnold Gehlen.
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00:26 Bienvenue dans cette nouvelle émission des idéal en droit consacrée aujourd'hui à un très grand penseur du conservatisme européen,
00:35 pourrait-on dire, avec tous les guillemets que ce terme peut prendre tant l'école ou les écoles conservatrices sont nombreuses,
00:44 émission consacrée à Arnold Gehlen, penseur allemand né en 1904, mort en 1976,
00:53 qui est hélas assez peu connu en France, mais les choses sont en train de changer puisque depuis 2021,
01:01 une actualité éditoriale importante autour de son œuvre est venue sur le devant de la scène,
01:09 en particulier à travers la traduction pour la première fois donc en français de sa grande œuvre,
01:15 "L'homme, sa nature et sa position dans le monde", aux éditions Gallimard, dans la prestigieuse collection de bibliothèque de philosophie.
01:25 Arnold Gehlen est un anthropologue, c'est un sociologue, c'est un philosophe, son œuvre est abondante.
01:34 Je signale également, et c'est très important du point de vue de sa réception française,
01:40 l'apparition en début d'année, en février 2023 exactement, d'un autre titre d'ouvrage, d'un autre ouvrage d'Arnold Gehlen,
01:49 aux éditions Crisis, qui est un département des éditions de la Nouvelle Librairie.
01:54 Il s'agit de "Moral et hyper-moral", ouvrage traduit par François Poncet.
02:01 Je signale également, et c'est tout aussi important et beaucoup plus récent encore,
02:07 l'apparition d'un numéro spécial consacré à Arnold Gehlen de la revue "Nouvelle École", dirigée par Alain de Benoît.
02:17 Ce numéro a paru il y a un mois environ.
02:20 Donc il y a toutes les raisons, je crois, de mettre en avant ce penseur, cet anthropologue, dans cette émission.
02:30 Alors pour en parler avec nous Alain de Benoît précisément,
02:34 je vais jouer le jeu de la présentation, parce que cela s'impose.
02:38 Vous êtes historien des idées, vous êtes philosophe,
02:41 vous avez créé et animé cette émission même, "Les idées à l'endroit" sur TV Liberté.
02:47 Vous avez publié de très nombreux ouvrages, de très nombreux articles,
02:51 et vous avez donc, je l'ai dit, dirigé ce numéro spécial consacré à Arnold Gehlen.
02:57 Avec nous également François Poncet, traducteur de l'allemand, en l'occurrence donc de cet ouvrage,
03:03 "Moral et Hyper-Moral", aux éditions Crisis.
03:07 Vous avez collaboré à l'édition très prestigieuse des écrits des journaux de guerre d'Ernst Jünger,
03:14 dans la collection "La Pléiade", aux éditions Gallimard.
03:17 Vous êtes également le traducteur de la correspondance entre Carl Schmitt et Ernst Jünger,
03:23 en co-édition, édition Crisis, Pierre-Guillaume de Roux.
03:27 Et avec nous également Benjamin de Mellet.
03:33 Vous êtes chargé d'enseignement en sciences politiques, vous êtes essayiste,
03:37 vous avez consacré notamment un essai à Stéphane-Géorgues, le grand poète allemand,
03:42 "Stéphane-Géorgues et son cercle", de la poésie à la révolution conservatrice.
03:48 C'est aux éditions de la Nouvelle Librairie, dans la collection "Longue mémoire" de l'Institut Iliade.
03:53 Et vous connaissez très bien, bien sûr, le domaine germanique en particulier.
03:59 Alors Arnold Glenn appartient à un courant philosophique,
04:05 que l'on appelle traditionnellement en Allemagne, l'anthropologie philosophique.
04:10 Il s'inscrit donc dans cette lignée.
04:13 Dans un premier temps, et avant d'examiner un certain nombre de caractéristiques
04:17 de l'œuvre et de la pensée d'Arnold Glenn,
04:20 dans un premier temps, Benjamin de Mellet, pourriez-vous nous dire ce qu'il en est
04:24 de ce courant dit donc de l'anthropologie philosophique,
04:28 de ses principaux promoteurs et des grandes lignes directrices qui le caractérisent ?
04:34 Oui, alors c'est une question qui est passionnante et qui en même temps redoutable
04:38 parce que l'anthropologie philosophique, au fond,
04:41 c'est là une appellation qui regroupe une constellation d'auteurs
04:45 qui sont d'ailleurs assez différents, distincts les uns des autres.
04:49 On songe à Max Scheller, on songe à Helmut Klesner,
04:54 on songe bien sûr, et peut-être a fortiori, faudrait-il penser à lui, à Arnold Glenn.
04:59 Mais ce qui est intéressant, c'est que ce qui unit ces hommes,
05:04 c'est moins peut-être une méthode qu'une démarche,
05:08 on pourra peut-être préciser cela,
05:11 et c'est moins, au fond, un ensemble de conclusions
05:15 que la volonté de répondre à un défi.
05:18 Alors, quel défi ?
05:20 Évidemment, cette question de la centralité de l'anthropologie
05:25 se pose tout particulièrement à la fin des années 1920 en Allemagne.
05:31 Alors, bien sûr, la question de l'homme, qu'est-ce que l'homme ?
05:34 La question de la nature de l'homme s'est toujours posée.
05:37 C'est la grande question de Kant, entre autres, qu'est-ce que l'homme ?
05:40 Tout à fait. On pourrait trouver, finalement, chez Platon, chez Aristote,
05:45 jusqu'à chez Kant, bien sûr, des questionnements.
05:48 Mais je dirais que cette question n'a pas été considérée
05:53 comme la question centrale d'un système philosophique,
05:56 et plus encore, de toute compréhension de la réalité.
05:59 C'est ça qui va unir ces auteurs,
06:02 qui sont confrontés à, de leur point de vue, une certaine obsolescence
06:07 de la philosophie à certaines limites des sciences sociales,
06:12 et qui doivent répondre, répliquer, ou, et c'est plutôt leur option,
06:18 s'articuler et s'unir aux sciences naturelles à la fin des années 1920.
06:23 Comment allier les données, non pas seulement du darwinisme,
06:28 mais plus largement de l'évolutionnisme, en particulier,
06:31 bien avant l'évolutionnisme, excusez-moi, l'américain,
06:33 comment répondre, finalement, à ces données,
06:36 sans abandonner tout ce que la réflexion philosophique
06:42 d'un certain idéalisme allemand a pu dégager,
06:45 et en particulier, comment penser la singularité humaine
06:53 sans l'ensevelir dans l'animalité, sans le réduire au biologique,
07:00 sans le, j'allais dire, le noyer dans le fleuve du vivant ?
07:04 Comment répondre à ce défi ?
07:06 C'est, au fond, ce qui unit Plesner, Scheller et Galen.
07:12 Alors, c'est très intéressant, parce que, à la question, donc,
07:14 "Qu'est-ce que l'homme ?", la tradition philosophique en général,
07:17 vous vous êtes référé à l'idéalisme allemand,
07:21 est assez, a tendance, enfin, est encline à considérer l'homme, par exemple,
07:28 comme, soit à l'image de Dieu dans la tradition biblique,
07:31 à développer un point de vue très, ben oui,
07:35 je crois que le mot idéalisme est le plus adéquat,
07:39 un point de vue, donc, très idéaliste sur l'homme
07:42 comme étant l'animal raisonnable, dira-t-on avec Aristote, enfin,
07:47 donc l'animal, le zoone, on tient l'animalité,
07:50 le raisonnable, on tient la raison,
07:52 mais donc, la caractéristique de cette école d'anthropologie philosophique,
07:56 c'est de se saisir, également, des sciences naturelles.
07:59 Quel est, par quel biais, ce sens, cette idée ? L'Allende-Benoît ?
08:04 Oui, il faut bien situer le moment où apparaît cette école.
08:08 Cette école est impensable avant que les travaux de Darwin et de ses successeurs
08:15 aient établi la réalité de l'évolution.
08:19 Et vous savez que lorsque la théorie de l'évolution a commencé d'être avancée,
08:26 elles ont suscité des réactions parfois très passionnées,
08:29 surtout dans les milieux religieux, qui disaient,
08:33 l'homme c'est créé à l'image de Dieu, on le fait descendre du singe,
08:36 quoi que ça veut dire, etc.
08:38 Donc, dans les milieux à la fois philosophiques et scientifiques,
08:43 la grande question, c'est, une fois qu'on a admis que l'homme est un animal,
08:47 la question se pose aussitôt de savoir s'il est un animal comme les autres,
08:52 ou s'il n'est qu'un animal.
08:54 J'ai souvent raconté qu'un jour j'avais rencontré à Vienne
08:59 Konrad Lorenz, le prix Nobel pour ses travaux d'éthologie.
09:05 Lorenz m'avait dit, si vous dites que l'homme est un animal, vous avez raison.
09:09 Si vous dites qu'il n'est qu'un animal, vous avez tort.
09:13 Et c'est en cela d'ailleurs que j'ai découvert que Lorenz était lui-même
09:17 redevable des travaux de l'anthropologie philosophique.
09:22 Alors, la grande tendance dominante dans le milieu scientifique pur,
09:28 c'est un certain positivisme qui réduit l'homme à sa dimension biologique
09:34 et dit qu'entre l'homme et les autres animaux,
09:38 il n'y a qu'une différence de degré et pas une différence de nature.
09:41 Et ceux qui veulent sauvegarder l'idée d'une spécificité humaine,
09:47 se sont généralement réfugiés soit dans des théories métaphysiques
09:51 qui les faisaient complètement sortir du domaine scientifique,
09:54 ou bien alors dans des théories comme celle qui fut en vogue à la fin du 19e siècle
10:01 et au début du 20e qu'on appelait le vitalisme.
10:05 Et Gellon, dans sa jeunesse, a été marqué par certains théoriciens de ce vitalisme.
10:12 La grandeur, si l'on peut dire, et l'originalité de la théorie de l'anthropologie philosophique,
10:20 c'est justement qu'elle cherche à établir la spécificité humaine
10:25 sans quitter le domaine scientifique
10:28 et sans se réfugier dans les facilités de la métaphysique.
10:33 Donc c'est une école qui va argumenter, par exemple, à partir d'observations
10:42 et de notions tout à fait scientifiques comme la notion d'émergence.
10:49 En disant que le passage des autres animaux à l'homme est comparable,
10:55 dans une certaine mesure, au passage du physico-inerte à la vie.
11:01 Quitte que les différences de degrés finissent par créer un saut qualitatif
11:07 qui équivaut à un saut de nature.
11:10 Et les observations, l'observation centrale que vont faire les auteurs de l'anthropologie philosophique
11:20 et notamment Arnold Gelen, c'est la notion d'ouverture au monde.
11:25 "Welt auf entglichkeit".
11:27 Et c'est l'idée que l'homme, et là l'école s'appuie sur les travaux d'un anatomiste hollandais
11:35 qui s'appelait Bolk, et qui a établi la théorie de ce qu'on a appelé la "fetalisation" ou la "néanthénie",
11:44 terme un peu compliqué, qui veut dire simplement que l'homme a ceci de particulier
11:49 par rapport aux autres mammifères, qu'il est en quelque sorte un prématuré.
11:54 C'est-à-dire que quand il naît, il est totalement dépendant, il ne sait rien.
12:00 Contrairement aux tout petits animaux qui même à quelques jours sont déjà...
12:07 C'est-à-dire que l'homme n'est pas programmé, ses instincts ne sont pas programmés dans leur objet.
12:13 Il ne sait pas par exemple d'instinct ce qui est bon à manger ou ce qui ne l'est pas.
12:18 Troisièmement, il est très pauvre en organes, en crocs, en griffes,
12:23 ce qui fait que ses véritables organes vont être ses outils.
12:29 Que l'homme n'est pas lié à un climat particulier, comme les autres espèces,
12:35 il peut vivre grâce à ses outils dans tous les milieux,
12:40 et par conséquent, il y a chez lui quelque chose d'ouvert,
12:47 et il doit répondre à cette ouverture en créant des outils et en créant des cultures,
12:54 c'est-à-dire des institutions.
12:56 - Voilà, alors on va venir à cette grande question.
12:58 - On va revenir là-dessus, mais c'est pour donner un peu le cadre.
13:01 - Le schéma général. - Voilà.
13:03 - Tout à fait. Et alors, ce caractère prématuré, en quelque sorte, du petit d'homme,
13:08 et cette ouverture dont vous avez parlé, Alain de Benoît,
13:12 emportent évidemment un certain nombre de conséquences.
13:16 Comment peut-on les décrire ? Sur quel chemin peut-on s'engager pour essayer de les saisir ?
13:21 Qu'est-ce que cela implique au fond, cette ouverture natale ou native ?
13:26 - Disons qu'il y a une énorme compensation d'un déficit originel,
13:34 la pauvreté instinctuelle, le résidu instinctuel,
13:39 ça pousse l'homme à échafauder par compensation toutes sortes d'outils.
13:46 Alors, des outils matériels, certes, au départ,
13:51 l'outil comme prolongement du bras, comme prolongement de la main,
13:56 et puis, de plus en plus, des outils spirituels,
14:00 ou bien des outils de plus en plus spirituels,
14:04 enfin, ça lance l'homme sur une trajectoire de spiritualisation
14:09 qui va très loin, qui peut aller très loin,
14:12 qui peut aller jusqu'au théologique, jusqu'au religieux.
14:18 Le problème que posent l'anthropologie philosophique et Galen avec elle,
14:26 c'est de ne pas oublier, dans ce parcours de spiritualisation
14:32 ou d'extension de la sphère humaine, de ne pas oublier l'origine.
14:39 Parce que sinon, qui veut faire l'ange fait la bête,
14:42 et on risque de tomber dans des aberrations
14:46 telles que l'actualité nous en présente.
14:50 – C'est-à-dire l'origine, c'est-à-dire l'origine biologique.
14:53 – L'origine biologique.
14:57 Donc, il faut savoir faire retour à cette origine,
15:02 il faut avoir une pensée qui reconduise à cette origine,
15:07 et il faut donc avoir une pensée circulaire ou cyclique
15:13 qui se meuve toujours dans toute l'ampleur du champ anthropologique
15:19 sans se laisser réduire à une linéarité progressive,
15:24 ce qui est la doxa des progressistes,
15:28 à ne pas se laisser réduire à un sens unique.
15:34 Je crois que c'est ça l'apport de l'anthropologie philosophique,
15:39 qu'on a soupçonné de réduction au biologique, ce qui est injuste.
15:46 C'est pas du tout… – Oui, c'est tout à fait le contraire.
15:50 Sa grande caractéristique, c'est d'échapper au réductionnisme biologique.
15:55 – Absolument.
15:56 – Car la théorie implique que l'homme, en raison de sa plasticité relative,
16:01 évidemment, de son ouverture au monde, a besoin des cultures.
16:08 Il n'y a pas d'être de nature à l'état pur dans le domaine humain.
16:13 Il n'y a que des cultures qui se donnent toujours au pluriel.
16:17 L'humanité, c'est une suite ou une série de cultures
16:22 qui ont des points communs et beaucoup de différences.
16:25 C'est d'où l'une des phrases un peu slogans que l'on cite tout le temps de Galen,
16:32 qui est "la véritable nature de l'homme, c'est sa culture".
16:36 Et le second point, parce qu'il est capital aussi,
16:39 c'est que cette même indétermination relative,
16:43 cette pauvreté instinctuelle, qui équivaut d'ailleurs à une surabondance instinctuelle,
16:48 parce que dans le premier cas, il faut suppler, et dans l'autre, il faut trier,
16:53 conduit l'homme à agir constamment sur lui-même.
16:58 Il doit faire toujours des choix.
17:00 Il doit choisir dans les objets de ses instincts, de ses projets culturels, etc.
17:05 Et là, on débouche sur une notion totalement nouvelle et propre au monde humain,
17:10 qui est la fameuse "Geschichtlichkeit", dont parlent les Allemands,
17:15 c'est-à-dire de l'historicité, n'est-ce pas ? Pas l'histoire, l'historicité.
17:21 L'homme comme le seul être capable d'avoir, de concevoir et de se donner une histoire.
17:28 Donc, le reproche du réductionnisme biologique n'est absolument pas fondé,
17:33 puisqu'il y échappe par toutes ses considérations.
17:36 – Alors, je profite de vos remarques autour de cette question de l'instinct,
17:41 et de cette idée selon laquelle il faut essayer à la fois de les orienter, de les développer.
17:48 Il y a une notion clé dans l'œuvre de Guellen, que l'on rencontre très souvent,
17:53 c'est la notion de délestage, de principe de délestage.
17:57 Quel est-il ce principe-là, Benjamin de Mellet ?
18:00 – Oui, alors ça c'est tout à fait passionnant, et je pense que c'est à raison
18:04 que nous pouvons insister sur le fait que l'anthropologie philosophique,
18:08 et a fortiori l'anthropologie philosophique telle que Guellen la développe,
18:12 n'est pas un réductionnisme biologique.
18:14 Ça c'est une certitude, et d'ailleurs, notons tout de même que même des personnalités
18:18 comme Adorno, dans les années 60, ne lui feront pas ce reproche,
18:21 même Horkheimer, qui était plus virulent à son égard, ne lui faisait pas ce reproche précisément.
18:26 C'est plutôt un reproche qui lui a été fait durant la période nationale socialiste
18:30 qu'il a dû traverser d'ailleurs.
18:33 Cette notion de délestage est tout à fait fondamentale.
18:36 À partir du moment où l'être humain est un être déficient, un être lacunaire,
18:42 c'est cette notion qui dérive, qui découle directement de sa prématuration,
18:46 du processus de fétalisation, pour reprendre cette expression de Bol,
18:50 que voilà, c'est la néothénie.
18:51 À partir du moment où il est un être déficient, lacunaire,
18:54 il a en effet besoin d'une seconde nature, qui est précisément la culture.
18:59 Alors pourquoi précisément ? Parce que, comme le disait nettement Alain Benoît,
19:05 le chaos impulsionnel, l'indétermination de l'homme, le contraint à se réguler,
19:11 et en même temps, simultanément, à s'orienter.
19:14 Alors comment tout à la fois réguler son chaos impulsionnel et l'orienter ?
19:17 Et bien, c'est là qu'intervient le délestage.
19:20 Nous avons besoin d'habitudes, de circuits, de schémas, sur lesquels,
19:25 c'est d'ailleurs une expression que Galen emploie, sur lesquels nous appuyer.
19:30 Nous avons besoin d'une certaine manière de prothèses,
19:34 qui sont des prothèses soit visibles, soit invisibles,
19:36 elles sont en fait systématiquement les deux,
19:39 ce sont à la fois éventuellement des outils, et en même temps des symboles,
19:43 le tout à la fois, et ce sont également, alors je dirais,
19:47 dans un premier temps, des organisations humaines, si l'on veut,
19:51 - On va y venir, peut-être.
19:53 - Peut-être, avant de venir à la notion d'institution,
19:55 qui est tout de même bien plus précise et bien différenciée,
19:58 mais nous avons besoin de prothèses, de prothèses pour exister
20:01 et canaliser notre chaos impulsionnel.
20:03 Alors ce qui est très intéressant, c'est que Galen, vous parliez, par exemple,
20:09 de, finalement, de la problématique de l'histoire et de l'historicité.
20:14 Galen a une vision de l'histoire, une interprétation de l'histoire,
20:19 et dans son ouvrage de 1956, "Urmensch und Spätkultur",
20:24 qu'on peut traduire par, finalement, "L'homme premier et la culture tardive",
20:28 ou "L'homme originel et l'homme du déclin",
20:32 et la culture du déclin, si l'on veut forcer les termes,
20:36 essayer de leur faire dire tout ce qu'ils peuvent dire de sous-entendu,
20:40 d'implicite, dans un certain contexte culturel,
20:43 il faut évidemment se discuter.
20:45 Dans cet ouvrage, Galen analyse l'histoire et fait du totémisme,
20:52 le fondement, au fond, de toute culture.
20:56 Le totémisme, c'est la première manifestation identifiable, majeure,
21:02 du délestage et par suite de ce qu'il va appeler les institutions.
21:07 Alors là, peut-être, simplement un mot sur cette affaire de totémisme
21:10 qui peut sembler un petit peu étonnant.
21:13 Je signale d'ailleurs que le numéro de Nouvelle École comprend un article
21:16 consacré à la notion de magie.
21:18 Absolument, qui a été traduit, en effet, par Frééric Astoll pour l'occasion,
21:22 qui est un article qui est très important, je pense.
21:24 Tout à fait.
21:25 Cette notion de totémisme est intéressante.
21:27 Quand on parle de Galen, on évoque à la fois l'anatomie comparée de Bolk
21:32 et l'ethnologie, l'anthropologie, qui va, chez lui, finalement,
21:36 de Lévi-Brühl à Lévi-Strauss.
21:38 Donc c'est quand même très vaste.
21:40 Alors, pour Galen, effectivement, le passage des chasseurs-cueilleurs
21:45 aux néolithiques se fait par le totémisme, puis par la magie.
21:49 Les collectifs instaurant des rites d'identification à des animaux tutélaires
21:58 auraient été amenés, dans le cadre précisément de leurs rites,
22:02 de leurs danses mimétiques, à s'identifier collectivement
22:06 à l'animal totémique.
22:09 Dès lors, ces collectifs auraient instauré et intériorisé un tabou.
22:14 Puisqu'ils sont cet animal totème, on ne peut le chasser,
22:17 on ne peut le tuer.
22:19 Et par transfert sur le collectif, cela aurait donné, nous dit Galen,
22:23 en tout cas, le tabou de l'anthropophagie, l'interdiction du meurtre
22:28 à l'intérieur de la collectivité, qui est en fait la collectivité rituelle,
22:32 donc c'est toujours en acte, il faut venir à ça,
22:34 et en même temps le tabou de l'anthropophagie.
22:36 Et plus profondément encore, dans l'accomplissement même
22:40 des danses mimétiques, l'homme s'assimilant à un animal
22:43 s'éprouverait tout de même dans sa différence avec cet animal,
22:48 inévitablement, et donc c'est paradoxalement ce qui permettrait
22:52 l'individuation psychique, spécifiquement humaine, nous dit Galen.
22:55 Alors là, c'est une thèse très dense, qui est considérable,
22:59 mais qui peut avoir des implications autoritaires.
23:02 Et du coup, le totémisme est pour lui ce grand rite originel
23:07 par lequel l'homme s'éprouve, et par lequel l'homme
23:12 accomplit un premier délestage.
23:15 Il va instaurer l'interdiction du meurtre, l'interdiction de l'anthropophagie
23:20 comme une habitude, et comme une habitude sociale,
23:23 donc comme une régularité sociale, précisément dans l'action rituelle
23:27 qui mobilise quelque chose qui n'est pas humain,
23:29 qui mobilise un symbole matérialisé.
23:32 Ça c'est quand même déjà assez extraordinaire.
23:34 – Galen est un lecteur de Freud ?
23:36 – Oui, alors Galen, ça c'est très intéressant, en fait,
23:39 il serait plus rapide de se demander qui Galen n'a pas lu,
23:44 d'une certaine manière, parce qu'on peut trouver sous sa plume
23:48 des références à Freud, à Bergson, à Sorel, bien sûr,
23:54 aussi bien qu'aux théoriciens de l'action et de la démocratie américaine,
23:58 donc c'est extrêmement vaste.
24:02 Cela dit, il faut tout de suite évacuer, c'est-à-dire quelque chose,
24:07 je ne veux pas dire refouler, mais il faut tout de suite évacuer quelque chose.
24:11 Freud nous renvoie au très fond, et éventuellement à sa résurgence,
24:16 et à son influence, or la notion d'intériorité pour Galen doit être évacuée.
24:22 Galen, avec mauvais jeu de mots, n'est-ce pas,
24:26 est un homme qui n'a pas d'état d'âme, c'est-à-dire il évacue l'intériorité,
24:30 et son exemple du totémisme est intéressant,
24:33 parce que le totémisme, n'est-ce pas, c'est un acte,
24:37 et pour lui, l'homme est essentiellement acte,
24:40 et la société est essentiellement acte et structure d'acte.
24:43 Donc la question de l'intériorité n'est pas extrêmement importante.
24:48 – Ou décisive. – Oui, pas décisive.
24:50 Venons-en enfin à cette notion tout à fait centrale des institutions, de l'institution,
24:57 puisque donc l'homme est un être d'ouverture, un être ouvert.
25:01 Les institutions jouent en quelque sorte, face à ce possible chaos instinctuel ou pulsionnel,
25:10 jouent un rôle, semble-t-il, de garde-fous.
25:13 Est-ce que le conservatisme, là encore le mot est délicat,
25:18 et parce qu'il est très polysémique, je le mets vraiment entre guillemets,
25:25 est-ce que Gellner porte de facto sur quelqu'un,
25:28 d'abord comment conçoit-il les institutions,
25:31 et porte-t-il de facto sur toute institution un jugement positif,
25:35 en ceci qu'une institution même la plus détestable,
25:40 ou en tout cas la moins efficace, ou la plus condamnable qui soit,
25:45 est préférable, compte tenu de ce qu'est la nature de l'homme,
25:50 donc comme être de culture,
25:51 est préférable à une absence complète de digues ou de barrières.
25:56 Toute institution est telle une digue, un rempart.
25:59 En quoi donc cet homme défini comme être de culture
26:04 trouve dans les institutions un aboutissement fondamental pour la vie en société ?
26:10 François Poncé ?
26:12 Alors un aboutissement ou un point de départ,
26:15 parce que si l'on parle d'institution,
26:18 on peut en parler en termes d'autorité, d'interdit, à la limite d'oppression,
26:27 et ça c'est une critique qu'on n'a pas manqué de faire à Gellner,
26:32 notamment Hans Blumenberg qui vient reprocher un absolutisme des institutions.
26:38 Mais il faut bien voir que dans l'idée de Gellner,
26:42 c'est-à-dire dans l'idée de délestage,
26:45 de l'homme qui s'en remet pour une certaine partie des choses aux institutions,
26:51 il y a certes une part de soumission, mais il y a une part d'émancipation.
26:57 L'homme se soumettant, si l'on veut, d'un côté,
27:01 est libéré d'un autre,
27:04 et ça libère des énergies spirituelles qui peuvent se sublimer,
27:08 qui peuvent s'étendre à des domaines supérieurs,
27:13 et jusqu'aux domaines religieux et théologiques.
27:17 Et finalement cette notion de délestage de Gellner,
27:22 ce n'est pas une démission.
27:25 Si l'on regarde bien, c'est une notion qui entre en concurrence
27:30 avec la notion des progressistes, qui est l'émancipation.
27:35 Les progressistes nous parlent d'une émancipation progressive de l'humanité,
27:40 qui se spiritualiserait d'elle-même, on sait pas trop comment.
27:45 – Et qui passe par la destruction souvent des institutions.
27:48 – Oui, qui passe par la destruction des institutions,
27:52 alors que Gillen nous montre que les institutions,
27:55 c'est quelque chose sur quoi on s'appuie,
27:59 et pour pratiquer ce qu'il appelle l'extension,
28:04 ou l'expansion, ou l'amplification,
28:07 Erweit-Rung pourrait étendre la sphère humaine
28:12 dans des domaines toujours plus vastes et toujours plus lointains.
28:17 Donc il n'y a pas là-dedans de soumission, d'aliénation,
28:24 comme on pourrait être tenté de le reprocher à Gellner,
28:28 et à l'anthropologie philosophique en général.
28:30 – Il y a une chose qu'il faut souligner à cet égard,
28:34 c'est que la notion, la querelle autour de la signification des institutions
28:41 a été l'un des grands thèmes des querelles entre Gellner et Adorno par exemple,
28:48 c'est-à-dire Théodore Adorno, grand représentant de l'école de Frankfurt,
28:54 pour qui, pour dire les choses de façon rapide,
28:57 toute institution était finalement en dernière analyse
29:02 de nature répressive et mutilante.
29:05 Alors que Gellner montrait au contraire l'autre face de l'institution
29:11 qui est au contraire profondément, comme vient de le dire François Ponsey, émancipatrice.
29:16 Et l'influence considérable, parce qu'il faut le signaler,
29:21 que Gellner a exercée à partir, disons surtout des années 1950,
29:27 dans l'Allemagne fédérale d'après-guerre, dans le camp conservateur,
29:32 c'était dû plus encore à ce qu'il disait des institutions
29:37 que à ce qu'il avait dit sur l'homme, qui à mon avis est quand même plus important,
29:42 l'homme en tant qu'être de manque, être lacunaire, être de manque,
29:47 "Mengelwesen", n'est-ce pas ?
29:50 Or, c'est dommage qu'on n'en ait pas plus parlé de ce second aspect,
29:54 parce que regardez par exemple des querelles qui réapparaissent tout le temps,
30:00 l'hérédité et le milieu, l'inné et l'acquis.
30:05 Bon, là-dessus, le moulin tourne, chacun fait une thèse,
30:09 avec Gellner ça se résout en montrant que ce sont des querelles qui n'ont pas lieu d'être.
30:15 C'est comme le corps et l'âme, tout ce qui est de type dualiste,
30:20 Gellner le rejette, l'opposition du corps et de l'âme
30:25 se résout dans le fait que l'âme c'est le principe vital du corps.
30:30 Si la véritable nature de l'homme, c'est sa culture,
30:35 alors à ce moment-là, culture et nature prête une toute autre résonance
30:40 dans les deux grands courants de pensée vis-à-vis desquels l'anthropologie philosophique exerce sa critique,
30:47 c'est-à-dire d'un côté les tenants d'un réductionnisme biologique qui vont dire
30:52 "l'homme est un animal et rien d'autre", et à l'autre bout, je dirais Kant par exemple,
30:58 pour qui tout à l'inverse, l'homme est d'autant plus humain qu'il s'arrache à l'animalité,
31:05 qu'il roule avec le biologique, n'est-ce pas ?
31:08 Donc d'un côté le pur biologique et de l'autre le pur refus du biologisme.
31:14 Le biologisme méprisant de la culture et la culture méprisant de la biologique.
31:19 Tout ça se résout chez un auteur aussi fondamental que Gellon, dont il faut seulement déplorer
31:26 qu'il a fallu plus de 60 ans pour que son livre sur l'homme soit traduit en France,
31:31 plus de 40 ans pour que son livre sur la morale soit traduit, et ainsi de suite.
31:35 Je précise d'ailleurs à ce propos que son grand livre "L'homme" a été publié pour la première fois en Allemagne en 1940,
31:42 et qu'ensuite, 10 ans plus tard, en 1950, une édition augmentée a paru.
31:47 Alors une petite parenthèse, mais qui n'en est pas une, au fond, François Ponsey,
31:51 on a beaucoup au cours de cette émission forcément cité un certain nombre de termes de vocabulaire allemand,
31:56 vous qui êtes traducteur de Gellon, entre autres bien sûr, comment qualifieriez-vous la langue de Gellon ?
32:03 C'est important parce que bien souvent la langue philosophique allemande est considérée de manière un peu étrange,
32:09 pour nous on songe immédiatement à des penseurs comme Heidegger,
32:13 comment peut-on qualifier l'allemand et le vocabulaire de Gellon ?
32:18 Disons que Gellon s'est tiré parti de l'étymologie sans aller dans cette direction aussi loin que Heidegger,
32:27 qui est quand même le recordman, je pense, de l'exploitation étymologique de la langue,
32:36 mais il y a une ouverture étymologique chez Gellon qui nous ramène à l'idée d'institutions,
32:46 institutions politiques, institutions religieuses, institutions morales,
32:52 qu'il justifie par une reconduction à l'origine biologique qui, dans ce cas, est l'instauration humaine,
33:03 c'est-à-dire le fait biologique de l'homo erectus, ce qui distingue l'homme des espèces animales.
33:11 Le fait qu'un jour l'homme se redresse, se mette debout, donc libère ses deux mains,
33:18 avec en plus l'opposition du pouce et du reste des doigts, étend la portée de son regard,
33:27 donc il y a une instauration humaine au départ, qui est un plus biologique si l'on veut,
33:38 et qui va se traduire par toutes sortes d'extensions et d'expansions spirituelles.
33:44 Et je crois que là, ça se traduit dans le langage de Gellon, qui prend le langage au sérieux,
33:57 et dans l'ouvrage qui nous occupe, "Morale et hyper morale",
34:02 ça se traduira au dernier chapitre par un coup de gueule, en règle, contre la novlangue,
34:12 c'est-à-dire contre la langue de la pensée ulrique, le langage totalitaire,
34:20 la contre-vérité totalitaire érigée en pratique.
34:27 – Oui, c'est le langage de la religion contemporaine en quelque sorte.
34:30 – Oui, le langage de la religion contemporaine qui va dénoncer.
34:34 – Alors, précisément, Benjamin de Meunier, peut-être voulez-vous ajouter un mot ?
34:40 – C'est tout à fait intéressant, cette évocation de la fin de "Morale et hyper morale"
34:45 est assez savoureuse, parce que ça faisait jaillir ce mot qu'il a pu avoir en présence de Adorno,
34:53 et justement, il s'agissait d'une querelle sur les institutions au fond,
34:57 et de la question de l'aliénation ou de l'accomplissement.
35:00 Et c'est très intéressant parce que si Adorno et Gellon pouvaient être très fréquemment d'accord
35:06 lorsqu'il s'agissait d'évoquer l'art moderne et ses évolutions par exemple,
35:10 ou les effets de la bureaucratie sur la personnalité, l'érosion de la personnalité,
35:15 finalement, lorsqu'il s'agissait d'aborder ce qu'était l'institution,
35:21 c'est-à-dire au fond, en effet, une sorte de dispositif de contrainte
35:25 ou au contraire, un dispositif d'accomplissement,
35:27 quitte à ce que la personnalité humaine ne puisse y exprimer que partiellement,
35:31 c'était là, à ce moment de la conversation, que Gellon devait dire à Adorno
35:37 "Nous arrivons au point où je dois vous dire non".
35:41 Il n'y a plus de discussion possible, parce qu'en effet,
35:45 c'est toute la définition de l'institution qui diffère, qui s'oppose chez ces deux auteurs.
35:52 Et là, peut-être, je me permettrais d'évoquer le nom d'un juriste français,
35:56 Maurice Auriou, qui a beaucoup influencé Gellon et qui peut être vu
36:02 comme une sorte d'adversaire intellectuel de la pensée de Durkheim
36:06 et des gens qui, encore aujourd'hui, s'en revendiqueraient quant à l'institution.
36:10 Au fond, partons de cela, pour Durkheim, et je crois que c'est en fait le cas pour Adorno
36:15 et une partie de l'école de Francfort, somme toute, il y en a,
36:17 une opposition assez irréductible.
36:19 Les institutions, quelles qu'elles soient, qu'il s'agisse de la religion,
36:22 de l'armée ou que sais-je, sont des émanations de la société,
36:27 je ne peux pas dire du coup du corps social, mais sont des émanations de la société.
36:32 Elles proviennent d'elles et c'est la société qui continue à les légitimer.
36:37 Tandis que pour Gellon, je ne peux pas dire que c'est tout à fait l'inverse,
36:40 vous parliez du dépassement du dualisme, ça c'est fondamental chez lui.
36:44 Gellon reprend et radicalise, mais avec finesse, la thèse d'Auriou,
36:49 qui voulait qu'au fond, une institution c'est la connexion entre une idée directrice,
36:56 c'est ce qu'il appelle une idée directrice, et là avec le totémisme,
36:59 par exemple on a le tabou, typiquement, entre une idée directrice et un intérêt vital.
37:05 Et au sein de cette connexion, le groupe social, les individus,
37:09 peuvent entrer en communion, ça c'est le terme d'Auriou,
37:12 et plus encore, ils peuvent même à terme entrer en communion avec l'institution
37:16 si elle est authentique, donc ça va très loin,
37:19 lorsque l'institution parvient à sa personnification.
37:21 Et Gellon n'est pas très loin de cette thèse,
37:26 et au fond il n'y a pas d'homme sans institution,
37:29 et dès lors, opposer un individu à l'État ou un individu à la société,
37:34 c'est une absurdité conceptuelle, pour Gellon.
37:38 Car l'institution est tout à la fois individuelle et collective,
37:41 elle assure l'argularité sociale.
37:44 Alors, je voudrais juste un petit mot,
37:47 pour dire que l'institutionnalisme juridique de Maurice Auriou,
37:51 qui est malheureusement lui aussi un peu oublié aujourd'hui,
37:54 a eu également une grande influence sur Carl Schmitt.
37:57 Il y a eu une période de sa vie où Carl Schmitt a été très profondément
38:02 influencé par Maurice Auriou.
38:04 Maintenant, sur le livre sur la morale,
38:07 il y a une chose qui est amusante, parce que
38:09 on a parfois dit que c'est le seul livre polémique de Gellon.
38:15 Bon, attention, c'est de la polémique allemande,
38:18 donc très érudite, c'est pas Léon Bloy ou Jean Cot, n'est-ce pas ?
38:22 - C'est pas ce style-là.
38:23 - Mais, moi je suis très frappé, en lisant ce livre,
38:29 dans l'excellente traduction qu'en a donnée François Poncet,
38:34 de voir à quel point cet ouvrage, qui a maintenant 40 ans à peu près,
38:38 - Oui, il paraît en 60 ans.
38:40 - est vraiment d'une actualité formidable, et a été très précurseur.
38:46 Car Gellon, avec ce terme génial d'hyper-morale,
38:51 caractérise une société que tout le monde décrivait de son temps
38:55 un peu comme essentiellement permissive.
38:58 Or, finalement, c'est lui qui avait tout à fait raison,
39:02 aujourd'hui, ce qui s'est abattu sur le monde,
39:05 c'est pas du tout la permissivité,
39:08 qui ne décrit qu'une petite partie des phénomènes sociaux,
39:12 c'est au contraire une échappe de plans moraux.
39:15 - Et puritaines.
39:16 - Et puritaines.
39:17 Le nouvel ordre moral porté par le wokisme,
39:21 porté par la "cancel culture", porté par le politiquement correct,
39:28 la pensée unique, la théorie du genre, l'idéologie des droits de l'homme,
39:32 qui est une idéologie, certes juridique,
39:35 mais juridique d'inspiration éminemment morale.
39:39 Nous crevons, si l'on peut dire, aujourd'hui,
39:43 de ce tsunami de moralisme, Nietzsche aurait dit de moraline,
39:49 où maintenant, l'empire du bien se déchaîne en disant "c'est moi la morale".
39:55 Et c'est cette hyper-morale que dénonce Arnold Gellon
40:00 dans ce livre qui vient de paraître.
40:02 - Voilà, c'est un livre d'une très grande actualité, en effet,
40:05 à partir de ce débat autour d'Ardournau, de l'école de Francfort,
40:09 des mouvements dits "frodomarxistes", enfin...
40:12 Quelle est cette, pour filer la métaphore nietzchéenne,
40:15 ou la formulation nietzchéenne,
40:16 quelle est cette généalogie de l'hyper-morale, si j'ose dire ?
40:19 Parce qu'effectivement, Gellon est au cœur, pour le coup, de l'actualité,
40:23 si j'ose dire, avec cet ouvrage-là, donc "Morale et hyper-morale".
40:27 Sa condamnation, disons, de le démonisme, de l'humanitarisme,
40:34 passe par quelles analyses ?
40:37 Il voit tout ça poindre... Il voit aussi, comme Julien Freund le verra,
40:41 le reflux du politique en lui-même,
40:43 puisqu'effectivement, si on est freundien,
40:45 on parlait de Karl Schmitt, c'est une école assez voisine,
40:48 si on est freundien, il y a une autonomie du politique,
40:51 et il y a une autonomie de la morale,
40:53 comme il y a une autonomie du politique, etc.
40:55 Donc, quelle est cette généalogie de l'hyper-morale
40:59 que condamne, bien entendu, de manière on ne peut plus contemporaine,
41:03 donc 50 ans après l'apparition de l'ouvrage, Arnold Gellen ?
41:06 – Oui, ce qui est intéressant, c'est que de la même manière qu'il y a,
41:09 ou peut y avoir, en tout cas, une autonomie du politique,
41:11 de l'économique, etc., en fait, il y a une autonomie des sphères
41:15 ou des instances de l'éthique ou de la morale chez Gellen.
41:17 C'est-à-dire que ça, c'est une idée que je trouve quand même très forte,
41:21 extrêmement intéressante.
41:22 Pour lui, finalement, on ne peut pas tant parler de la morale
41:26 que d'une série d'instances morales qui s'articulent ou qui entrent en tension,
41:32 ou qui même peuvent s'avérer purement et simplement contradictoires,
41:35 mais qui, de toute manière, structurent le comportement, l'éthique, l'éthos
41:39 de chaque individu.
41:41 Et ça, c'est extrêmement intéressant.
41:44 On peut peut-être dire rapidement,
41:48 François Prosset le dirait mieux que moi pour l'avoir traduit,
41:51 il y a finalement ces quatre instances.
41:54 La première, au fond, c'est ce qu'on pourrait appeler une éthique de la réciprocité,
41:57 une éthique qui naît de l'échange social le plus habituel.
42:01 Ensuite, on peut distinguer des vertus physiologiques.
42:03 Il y a tout de même, non pas des instincts, mais des tendances naturelles,
42:07 des quasi-instincts, en tout cas, des résidus instinctuels
42:10 qui permettent encore d'appuyer des comportements sociaux
42:16 et même civiques, finalement.
42:18 La défense du territoire, par exemple, est quand même prise en compte par Guélaine,
42:21 l'amour maternel aussi.
42:23 Et puis, il y a ensuite les vertus normalement propres à la famille, propres au foyer.
42:27 Et seulement, ensuite, on retrouve cette éthique des institutions,
42:30 cette éthos des institutions, et ensuite, cette éthique de l'État,
42:34 qui Corio, d'ailleurs, est là encore, on le retrouve, me semble-t-il,
42:37 une influence qualifiée d'institution des institutions.
42:40 Ça, ça me semble assez proche de Guélaine, tout de même.
42:43 Mais finalement, l'hypermoral émerge lorsqu'une sphère, lorsqu'une instance
42:52 cherche à s'autonomiser, et en l'occurrence, c'est celle des vertus
42:56 ou des catégories familiales, ou des comportements familiaux, disons.
42:59 L'hypermoral...
43:01 - Sur le mode privé, en quelque sorte.
43:03 - Exactement. C'est le moment où, finalement, ce qui ne pouvait émerger,
43:06 ne devait émerger que dans la sphère privée, la plus intime,
43:10 prétend devenir vision du monde, vision globale, et finalement,
43:17 reconfigurer l'intégralité des instances morales, et même des institutions.
43:22 - Je crois qu'on pourrait peut-être dire que la morale, l'hypermoral,
43:27 il y a deux grandes caractéristiques.
43:30 La première, c'est que ce qui appartient au domaine de la morale privée
43:38 est pris comme l'exemple de la morale publique.
43:42 Prenons un exemple tout à fait simple.
43:45 L'hospitalité, par exemple, qui est une grande vertu,
43:49 qui remonte, bien sûr, à l'Antiquité, et d'ailleurs,
43:52 à toutes les sociétés traditionnelles.
43:55 Ça n'a pas du tout le même sens pour vous,
44:00 quand quelqu'un vous demande l'hospitalité,
44:03 et si vous êtes un chef d'État, et que ce sont des millions
44:07 de gens qui se pressent aux frontières,
44:10 en vous disant "respectez la vertu d'hospitalité".
44:14 On n'est pas dans le même domaine.
44:16 Donc, le moralisme, c'est de croire que la morale privée
44:20 est la même chose que le bien commun et le bien public.
44:24 Et deuxièmement, c'est de faire en sorte que la morale collective
44:33 se substitue aussi à la morale individuelle.
44:36 Je veux dire, dans l'idée, autrefois, disons, pour faire simple,
44:40 la morale définissait ce que la personne devait faire
44:44 pour respecter les notions de bien et de mal.
44:46 Aujourd'hui, ça s'est déplacé du bien vers le juste.
44:52 Ce qu'il est juste que la société soit.
44:55 La société serait plus juste si les gens se comportaient tous
44:59 de cette façon-là.
45:01 Donc, on part, ce n'est plus tellement de l'individu
45:04 que l'on soumet à une exigence, c'est la société qui doit changer
45:10 pour être transformée selon un devoir-être et non plus selon
45:15 les catégories simples de l'être, pour devenir, entre guillemets,
45:20 plus juste.
45:21 Ça, c'est aussi un aspect important.
45:23 Il y aurait bien d'autres choses à dire sur la différence
45:26 entre le bien et le juste, mais on va s'arrêter là,
45:29 on n'est pas là pour faire un cours de philosophie,
45:31 mais je crois que ce sont deux points qu'il faut faire
45:34 bien apparaître.
45:35 - François Ponset ?
45:36 - Oui, ce que je voudrais ajouter, c'est qu'en dehors de ce schéma
45:41 généalogique que vous avez fort bien retracé, la procession
45:47 des différentes instances morales à partir les unes des autres,
45:51 c'est un schéma qu'on peut considérer comme construit,
45:55 comme un peu abstrait.
45:57 Ce qui est intéressant dans l'ouvrage, c'est que Guylain
46:00 illustre ça par l'examen approfondi de deux moments historiques précis.
46:07 L'un emprunté à l'Antiquité, qui est la défaite d'Athènes
46:12 dans la guerre du Péloponnèse, l'autre qui est la défaite totale
46:16 de l'Allemagne à la suite du Troisième Reich.
46:20 Et donc, ce sont deux moments historiques précis où nous avons
46:25 très concrètement un exemple de l'effacement du politique
46:30 par la défaite.
46:32 Une défaite qui discrédite le politique et qui, donc, déplace
46:38 les valeurs vers la sphère privée.
46:42 Et ceci se reproduit sous nos yeux quasiment avec la défaite
46:48 allemande de 1945, où il y a un effacement total de l'État allemand,
46:55 de l'idée même de l'État, qui reparaît sous une forme
46:59 tout à fait édulcorée, abattardide, de l'État-providence.
47:04 Alors, dans cet ouvrage, il y a le schéma généalogique
47:09 un peu à la manière Nietzschéenne, quand Nietzsche parle
47:13 de la généalogie de la morale, et il y a une illustration historique
47:19 fort bien vue, fort détaillée, et c'est ça, c'est un des grands intérêts,
47:24 je pense, de l'ouvrage.
47:26 – Alors, je vous disais à l'émission avant, évidemment, c'est important
47:30 d'avoir souligné ce dialogue et cette confrontation entre Gellern
47:34 et Adorno et l'École de Francfort.
47:37 Quelques mots sur Gellern dans l'Allemagne contemporaine
47:41 et dans son débat, ou son non-débat, je ne sais pas, avec Habermas,
47:46 qui est évidemment l'un des penseurs allemands les plus valorisés,
47:51 disons, dans l'Allemagne contemporaine.
47:54 Qu'est-ce que l'on peut en dire, dans le cadre de cette réception,
47:58 en quelque sorte, de l'œuvre de Gellern, Benjamin de Meyle ?
48:01 – Oui, en fait, Gellern est présent en Allemagne, il est présent
48:05 chez de très grands auteurs qui ont aujourd'hui encore
48:08 une influence considérable, je pense, par exemple, en sociologie,
48:11 à Niklas Lohmann, qui n'est mort qu'en 1998, mais dont l'œuvre reste
48:16 aujourd'hui un monument de l'après-guerre, par exemple.
48:20 Gellern est même présent, en fait, de bien des manières chez Habermas,
48:25 même si la dette n'a pas été, c'est le moins que l'on puisse dire,
48:30 reconnue, pour ne pas dire soldée, en tout cas.
48:33 Donc Gellern, en fait, exerce une influence intellectuelle souterraine
48:38 à travers ses écrits, pour le pire et pour le meilleur.
48:41 D'ailleurs, la question est de savoir, au fond, comment Gellern a pu
48:48 influencer la vie intellectuelle allemande d'après-guerre,
48:51 autrement dit, a-t-il été véritablement une figure d'un nouveau conservatisme,
48:56 ce à quoi prédisposaient, excusez-moi, me semblent-ils,
49:00 les thèses très intéressantes et avant-gardistes de l'homme,
49:03 ou même de son ouvrage de 1956, "Urmensch und Spätkultur",
49:07 ou bien a-t-il été, en quelque sorte, une caution morale,
49:11 tant pour les nouveaux libéraux conservateurs allemands,
49:17 qui se sont recomposés et qui d'ailleurs, en fait, à partir des années 1960,
49:21 viennent pour partie d'une gauche modérée, qui s'inquiète des soubresauts
49:26 de l'Allemagne de l'époque. Ça, c'est une véritable question.
49:31 Il est sûr qu'un nouveau conservatisme n'a pas été fondé.
49:34 Et dans son dialogue avec Adorno, avec Habermas,
49:37 qui, on peut voir en lui, c'est en tout cas le cas d'Adorno,
49:40 un alter ego, un alter ego nécessaire, mais aussi authentiquement apprécié,
49:45 n'a-t-il pas permis à ses auteurs, à ses penseurs, de se légitimer malgré lui,
49:52 alors même qu'il a tenté, après guerre, en publiant dans des revues,
49:56 dans des marcos par exemple, en participant à des conférences,
50:00 on lui a proposé de participer très habituellement à l'activité éditoriale du Spiegel aussi,
50:05 il a pourtant tenté d'influencer l'Allemagne de son temps.
50:09 Mais il n'y est pas tout à fait parvenu.
50:15 C'est-à-dire qu'il n'a pas créé d'école, plus exactement,
50:20 il a eu des disciples, mais qui ont constitué comme une sorte d'archipel
50:25 dans le paysage intellectuel, plus que comme école au sens plein du terme.
50:30 En un mot, comment situer Arnold Gelen à l'endroit du libéralisme ?
50:36 Libéralisme, j'entends moderne, enfin, que peut-on en dire en un mot ?
50:41 On a évoqué le conservatisme, est-ce qu'on peut le qualifier d'une manière très sûre,
50:46 de ce point de vue-là, ou pas ?
50:47 Je dirais vraiment très rapidement qu'il est évident que Gelen n'est pas un auteur libéral,
50:54 c'est un penseur de l'action et du déploiement du monde humain par l'action,
50:59 celle-ci étant indépensable des institutions.
51:01 Il ne peut donc pas être libéral, et par ailleurs, l'individuel et le collectif se déploient simultanément.
51:07 C'est tout à fait opposé au libéralisme.
51:09 D'un autre côté, on pourrait dire, je crois que Gelen aurait malheureusement accepté cela,
51:13 on pourrait dire qu'une bureaucratie efficiente, même si elle n'est pas un assemblage d'institutions authentiques
51:20 orientées par une ou des idées directrices,
51:24 eh bien, cette bureaucratie efficiente vaut toujours mieux que la subversion,
51:29 que le chaos impulsionnel qui était proposé dans les années 60,
51:33 et conclut, pour ma part, là-dessus, et peut-être quelque peu cavalier pour la mémoire d'Arnaud Gelen,
51:39 mais rappelons qu'il a tout de même soutenu la répression soviétique de Prague.
51:45 C'est en soi, peut-être, une énigme quant à son conservatisme, sur laquelle, pour ma part, je terminerai.
51:51 C'est peut-être son point faible, d'avoir aussi, par sa théorie des institutions,
51:58 légitimé une certaine forme de techno-bureaucratie comme un moindre mal.
52:03 Certainement.
52:04 Mais en revanche, tout ce qui est de l'ordre de sa conception de l'homme, vraiment,
52:09 c'est d'une validité incroyable aujourd'hui.
52:12 - C'est vraiment remarquable.
52:13 Cette émission se termine.
52:15 Merci beaucoup Alain de Benoît, merci beaucoup François Poncet, Benjamin de Mellet.
52:20 J'espère que nous vous aurons donné envie de découvrir les œuvres d'Arnaud Gelen,
52:24 et de vous plonger en particulier dans "Moral et Hypermoral",
52:27 mais aussi dans le dernier numéro de "Nouvelle École",
52:30 qui est consacré à ce sociologue, philosophe, anthropologue,
52:34 dont j'espère que nous aurons permis de cerner la grande originalité.
52:38 Merci à vous tous et à très bientôt.
52:42 [Musique]