La pensée de Georges Sorel (1847-1922) échappe à toutes les idées convenues. Lecteur de Marx et de Proudhon, certes, il l’est tout autant de la Bible, de Nietzsche et de Bergson. Contempteur de la démocratie libérale et de la décadence moderne, il aspire à l’héroïsme et ses célèbres "Réflexions sur la violence" inspireront autant Lénine que Mussolini. Qu’est-ce qu’un "révolutionnaire conservateur" ? La réponse avec Rodolphe Cart, journaliste à Eléments, auteur de "Georges Sorel, le révolutionnaire conservateur", Olivier Dard, historien des idées politiques, professeur à la Sorbonne et Pierre Le Vigan, essayiste et philosophe.
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00:26 Bienvenue dans cette nouvelle émission des idées à l'endroit
00:30 aujourd'hui consacrée à une grande figure du socialisme français,
00:34 du syndicalisme révolutionnaire,
00:37 autant de notions qu'il conviendra d'explorer.
00:40 Grande figure donc qui est Georges Sorel,
00:43 qui fait partie sans doute des penseurs les moins connus de cette mouvance
00:48 et qui compte parmi les plus originaux.
00:52 Georges Sorel est né en 1847 à Cherbourg,
00:55 il est mort à Boulogne-Biancourt en 1922.
00:59 Il est polytechnicien, c'est donc un scientifique,
01:02 c'est un essayiste, c'est un philosophe,
01:04 essentiellement connu toujours aujourd'hui pour son livre intitulé
01:08 "Réflexion sur la violence",
01:10 récemment réédité aux éditions de la Nouvelle Librairie
01:13 avec une préface, une étude en fait substantielle de Pierre-André Taguieff
01:18 ainsi qu'une postface du politologue et du philosophe politique Julien Freund.
01:24 Sorel est difficile à saisir, dirais-je et disais-je,
01:29 parce qu'il n'appartient pas,
01:31 on ne peut pas l'identifier d'une manière immédiate
01:34 avec un courant précis du socialisme français.
01:38 Il meurt en 1922, le congrès de Tours 1920,
01:41 Fondation du Parti Communiste, c'est un lecteur de Marx,
01:44 c'est un lecteur de Proudhon, ce n'est évidemment pas un réformiste,
01:47 c'est un révolutionnaire, mais de quel ordre ?
01:50 Sorel apparaît comme une figure également,
01:54 et c'est un des traits, je crois, marquants de sa personnalité,
01:57 comme une figure solitaire et peut-être même, peut-on dire,
02:01 aussi paradoxal que cela puisse paraître,
02:03 à certains égards, une figure aristocratique.
02:06 Oui, pour cette amie du prolétariat,
02:09 pour cet homme qui a lutté pour le prolétariat,
02:12 eh bien cet homme-là peut-être aussi, je crois,
02:15 qualifié par tempérament d'aristocrate.
02:18 Alors pour en parler aujourd'hui, Olivier Dard.
02:21 Olivier Dard, vous êtes historien,
02:23 bien connu des téléspectateurs de TV Liberté,
02:26 professeur à la Sorbonne, j'avais eu le plaisir de vous recevoir
02:29 il y a quelques mois, en début d'année,
02:31 pour une émission consacrée à Thierry Mollinier.
02:34 Alors votre bibliographie est considérable,
02:36 je me contenterai de rappeler simplement que votre Charles Maurras
02:40 a été réédité il y a quelques mois en collection de poche
02:43 aux éditions Duneau, et je signale également
02:46 que vous avez, vous aussi, préfacé de manière très substantielle
02:50 une réédition d'un grand livre de Paul Serran,
02:53 "Romantisme fasciste", aux éditions de La Nouvelle Librairie,
02:57 et qui est, on peut le dire, un des classiques de Paul Serran.
03:02 On trouve également "Le dissident de l'action française",
03:04 enfin c'est une famille de pensées, entre autres, que vous connaissez bien
03:08 et que vous aurez peut-être l'occasion d'évoquer dans cette émission.
03:11 Avec nous, également, Pierre Le Vigan.
03:13 Pierre Le Vigan, vous êtes essayiste, vous êtes philosophe,
03:17 vous avez publié plusieurs ouvrages, vous aussi,
03:20 notamment la série "Avez-vous compris les philosophes ?"
03:23 série en cinq volumes, le dernier, le cinquième, vient de paraître.
03:27 La plupart des volumes précédents ont été réunis en deux volumes
03:31 aux éditions du Alpha, "Comprendre les philosophes et la planète des philosophes",
03:35 et vous avez rajouté également des portraits de ces philosophes,
03:40 et vous aurez bien des choses à nous dire sur Georges Sorel,
03:45 qui, comme je le disais, était lui aussi, quoi qu'homme d'action à certains égards,
03:48 d'abord un penseur et un philosophe.
03:51 Et puis enfin, avec nous, c'est vous, Rodolphe Carte,
03:54 qui êtes en quelque sorte à l'origine, à travers votre livre de cette émission.
03:58 Vous êtes journaliste à éléments, vous êtes essayiste désormais,
04:02 puisque vous avez publié votre premier ouvrage,
04:04 qui est donc consacré à Georges Sorel,
04:07 ouvrage tout à fait remarquable,
04:10 et qui fait un point à la fois philosophique, idéologique, politique,
04:14 sur cet itinéraire très singulier.
04:17 Et votre ouvrage est sous-titré, dont Georges Sorel,
04:21 "Le révolutionnaire conservateur".
04:23 C'est une formule qui me paraît très intéressante,
04:25 parce que les difficultés, les ambiguïtés auxquelles j'ai fait référence
04:30 en introduisant cette émission,
04:32 sont presque tout entière contenues dans cette formule-là.
04:36 On parlait autrefois, comme ça, quand des mots s'excluent l'un de l'autre,
04:39 "révolutionnaire conservateur", d'alliance de mots.
04:42 Alors, Rodolphe Carte, Georges Sorel, "Le révolutionnaire conservateur",
04:45 c'est quoi un révolutionnaire conservateur ?
04:47 Même si par ailleurs, on sait qu'en Allemagne,
04:49 il y a eu une révolution conservatrice,
04:51 c'est un peu plus tard, une décennie plus tard.
04:54 Mais comment peut-on comprendre cette formule-là ?
04:56 – Tout d'abord, on peut la comprendre
04:58 par rapport aux sources intellectuelles de Sorel.
05:01 On va retrouver chez Sorel des penseurs, qu'on va dire, socialistes,
05:03 par exemple, comme Marx ou Proudhon.
05:06 Mais on va aussi retrouver des figures plus conservatrices,
05:08 comme Nippoli-Ten, Ernest Renan, et ce genre de choses.
05:11 Et même ensuite, dans son parcours intellectuel,
05:14 et même dans sa carrière politique,
05:15 même s'il faut aussi préciser ici que Sorel,
05:18 il débute sa carrière politique de manière tardive.
05:20 Comme vous l'avez très bien dit dans l'introduction,
05:22 c'est un ingénieur, il sort des ponts échaussés,
05:26 et va commencer sa carrière politique vers ses 40 ans.
05:29 Et par exemple, son maître-livre, comme vous l'avez mentionné,
05:31 "Les réflexions sur la violence" va sortir à 60 ans.
05:34 Donc il avait déjà, comment dire, un peu de bouteille,
05:36 si je puis dire de manière un peu triviale.
05:38 Et donc oui, on va retrouver là aussi un parcours assez intéressant,
05:41 puisqu'il va être à la fois marxiste, il va être ensuite révisionniste,
05:45 ensuite il va s'intéresser à la révolution réfugiaine, si je puis dire.
05:48 – On devrait expliquer ce qu'est le révisionnisme en ce temps-là.
05:50 Le marxisme révisionniste ou le socialisme révisionniste ?
05:53 – Voilà, c'est tout un courant à partir, on va dire, de la fin du XIXe siècle,
05:56 où des penseurs comme Bernstein, par exemple,
05:58 vont remettre en cause les perspectives évolutionnistes
06:02 du matérialisme historique, sorte de loi historique d'enchaînement.
06:05 Il y a toute une, comment dire, une lignée de penseurs,
06:08 notamment allemands et même français, à la suite de Marx,
06:11 qui vont reprendre les idées du maître, mais pour "les critiquer",
06:14 ce qui va ouvrir de nouvelles perspectives.
06:17 Sorel sera donc de cette aventure.
06:19 Ensuite, il va s'intéresser notamment
06:21 au mouvement du syndicalisme révolutionnaire.
06:23 Alors là, pareil, aujourd'hui, quand on regarde les mouvements syndicaux,
06:27 on a plutôt l'impression d'organisations un peu réformistes,
06:32 alors qu'à l'époque, on a véritablement des affrontements.
06:35 C'est les fameux gouvernements radicaux qui vont envoyer la troupe,
06:39 on se souvient de toutes ces caricatures.
06:41 – C'est très violent.
06:42 – Voilà, exactement, de Clemenceau, par exemple.
06:44 Ensuite, dans cette évolution de Sorel, on va le retrouver,
06:48 ensuite, après ce mouvement syndicaliste, par exemple,
06:50 il va augurer un certain rapprochement avec la droite monarchiste.
06:56 Donc là, on va tout avoir une…
06:58 – C'est très étonnant.
06:59 – Oui, exactement, même s'il n'y aura jamais d'assimilation complète.
07:03 Justement, Sorel va conserver ce pas de côté,
07:05 cette mise à distance qui sera très intéressante.
07:07 Et même sur la toute fin de sa vie, on va même le voir esquisser
07:11 un rapprochement du côté même des bolcheviques.
07:13 Il y aura ce texte pour Lénine en 1919 qui sera très intéressant,
07:17 où là, il prend le parti justement des bolcheviques.
07:19 Donc on voit à travers ces exemples, à travers ces sources intellectuelles
07:24 et même son cheminement d'engagement politique,
07:27 il y a toute une… oui, parfois…
07:31 il conserve néanmoins une ligne directrice,
07:34 qui à mon avis, on va revenir dessus dans l'émission,
07:36 qui est assez intéressante.
07:37 – D'accord, vous la qualifierez tout à l'heure.
07:39 – Voilà, exactement.
07:40 – Vous la mettez en haleine et en attente.
07:42 Olivier Dard, je le disais, vous êtes historien, bien sûr.
07:45 Est-ce que l'on peut situer Georges Sorel
07:50 dans l'histoire du socialisme français ?
07:53 Comment peut-on le situer ?
07:55 Est-ce qu'il est aussi singulier que cela ?
07:57 Ou bien est-ce que des organisations,
08:00 sous forme parti, sous forme syndicale,
08:03 peuvent s'approcher de…
08:06 Est-ce qu'il s'est approché de ce type d'organisation ?
08:08 Est-ce qu'on peut le décrire ?
08:09 – Alors, Sorel, si vous voulez,
08:11 bon là, son parcours vient d'être bien rappelé,
08:14 son itinéraire vient d'être rappelé.
08:16 Sorel est à la fois un auteur absolument essentiel,
08:20 mais je dirais que c'est d'abord indoctrinaire.
08:23 Et par rapport à la question du socialisme français,
08:26 c'est quelqu'un qui ne s'inscrit pas
08:29 dans une des grandes questions de ce socialisme français
08:33 de la fin du 19ème siècle,
08:35 qui est celle de la création d'un parti.
08:37 Et de ce point de vue,
08:39 quelles que soient les sensibilités du socialisme,
08:42 que ce soit les possibilistes de Paul Brousse,
08:45 qui, comme leur nom l'indique,
08:47 sont plutôt des ancêtres des réformistes,
08:49 que ce soit des guédistes,
08:50 que ce soit les proches d'Allemagne, Jean Allemagne,
08:53 que ce soit ensuite les jorésiens,
08:55 bon, jusqu'à la création de la SFIO,
08:58 la section française de l'International Voyant en 1905,
09:01 la question du parti et de l'union des socialistes dans un parti
09:05 est absolument centrale.
09:07 Ce n'est pas la question de Sorel,
09:09 qui, pour sa part, a une relation à la forme partisane
09:13 qui est en pleine émergence,
09:15 qui est plutôt critique pour ne pas dire hostile,
09:17 on y reviendra peut-être.
09:19 Deuxième élément, Sorel ne s'inscrit absolument pas
09:23 dans une logique du suffrage,
09:26 de la démocratie parlementaire,
09:28 il va d'ailleurs assez violemment,
09:29 et parfois injustement d'ailleurs,
09:31 attaquer Jaurès,
09:32 notamment dans la réflexion sur la violence,
09:34 au nom de la dénonciation du socialisme parlementaire.
09:37 Mais, troisième élément,
09:40 Sorel présente pour un certain nombre d'observateurs,
09:44 et pas seulement en France,
09:45 mais aussi peut-être d'abord à l'étranger,
09:48 de ce point de vue,
09:50 la qualité, en quelque sorte,
09:52 d'être un lecteur important de Marx.
09:55 Et de ce point de vue,
09:57 le livre de Rodolphe Carte en parle un peu,
10:00 en évoquant l'Italie, l'Allemagne, etc.
10:03 On pourrait d'ailleurs ajouter d'autres pays,
10:06 mais Sorel est un homme qui a beaucoup de retentissement à l'étranger,
10:12 qui a été beaucoup lu à l'étranger,
10:16 et pas seulement en France,
10:18 et qui est considéré, c'est très important,
10:21 par la social-démocratie allemande,
10:23 qui est véritablement,
10:25 cette social-démocratie allemande,
10:27 le lieu cardinal de l'expression du marxisme,
10:31 dans sa diversité,
10:32 qu'il soit orthodoxe avec Kautsky,
10:35 révolutionnaire davantage avec Luxembourg, Parvus,
10:38 ou effectivement révisionniste avec Édouard Bernstein,
10:42 Sorel est considéré comme un auteur de poids,
10:46 un connaisseur de Marx,
10:48 et de ce point de vue,
10:49 davantage, bien davantage que Jaurès,
10:52 dont le passé féeriste est jugé suspect,
10:55 et on voit très bien cette importance de Sorel aussi,
10:57 dans les débats,
10:58 mais on ne va pas rentrer dans les détails,
11:00 de l'international socialiste.
11:01 Donc c'est vraiment un personnage extrêmement important,
11:04 dans l'histoire du socialisme,
11:06 dans l'histoire du marxisme,
11:07 mais pas seulement dans l'histoire du marxisme français,
11:09 qui en réalité n'est pas très riche,
11:12 par rapport comparé à d'autres,
11:13 mais dans l'histoire du marxisme européen.
11:15 – Est-ce qu'on peut interpréter ce refus de se positionner,
11:20 ou cette volonté de se positionner négativement,
11:23 à l'endroit de la forme parti politique,
11:26 est-ce qu'on peut l'interpréter chez lui
11:29 comme une forme d'anarchisme ?
11:32 Est-ce que c'est quelque chose qu'il doit à proudhon ?
11:35 Parce que Marx est évidemment essentiel.
11:37 Mais est-ce que c'est quelque chose
11:39 que l'on peut attribuer à sa lecture,
11:41 à son admiration pour Proudhon ?
11:43 – Sans doute à son admiration pour Proudhon.
11:45 Bon, n'oublions pas que Marx, sur la question partisane,
11:49 reste quand même en deçà de la mise en place
11:54 d'une véritable réflexion sur ce que doit être un parti socialiste,
11:59 et que, effectivement, si Marx et Engels d'ailleurs,
12:02 ont suivi de très près les débuts de la social-démocratie allemande,
12:06 la naissance du programme de Goethe, etc.,
12:10 la question du parti n'est pas non plus résolue du point de vue de Marx,
12:15 et c'est pour ça qu'on va avoir ensuite Lénine et un certain nombre d'autres.
12:19 Sorel, lui, sa grande affaire, il y a une part, effectivement, d'anarchisme, peut-être,
12:24 mais il y a aussi ce qu'on va appeler à l'époque,
12:26 et qui véritablement émerge, l'anarcho-syndicalisme.
12:29 C'est-à-dire que si Sorel ne s'intéresse pas directement au parti,
12:34 il s'intéresse en revanche beaucoup au syndicat, à la question syndicale,
12:40 et c'est à partir du syndicat, et on parlait tout à l'heure
12:44 de la question du syndicalisme révolutionnaire,
12:46 c'est à partir du syndicat que Sorel pense, théorise,
12:52 toute la question du passage à la révolution,
12:55 par le biais, effectivement, de la grève générale,
12:58 on va en reparler, qui est au cœur de son projet.
13:03 Et la question du syndicat et de la grève, c'est un élément tout à fait essentiel
13:08 dans l'histoire du socialisme français, et de ce point de vue,
13:11 la grève et les grandes grèves, qui avaient été étudiées par Michel Perrault
13:16 sur les ouvriers en grève à la fin du XIXème siècle,
13:18 ce qui est intéressant, c'est de voir que justement,
13:21 les socialistes qui vont s'organiser en partie
13:24 s'interrogent aussi sur les débouchés de la grève.
13:27 Est-ce qu'on ne peut pas, au fond, arriver à une situation socialiste
13:30 en ne prenant pas forcément uniquement en compte la grève, le syndicat,
13:33 quelle doit être la relation parti-syndicat ?
13:36 Pour Sorel, ce qui prime, c'est la question du syndicat,
13:40 de la lutte des classes, et donc de la classe ouvrière,
13:43 contre la bourgeoisie, et bien sûr, le passage à la grève,
13:46 et notamment à la grève générale.
13:47 – Alors anarcho-syndicalisme, syndicalisme révolutionnaire,
13:50 Pierre Le Vigan, vous qui connaissez bien, bien sûr,
13:53 l'histoire de la philosophie, je l'ai rappelé,
13:56 Rodolphe Focard a mentionné déjà un certain nombre de penseurs
14:01 qui ont inspiré Georges Sorel,
14:04 penseurs à certains égards contradictoires les uns avec les autres.
14:07 Comment positionneriez-vous Sorel dans l'histoire de la pensée ?
14:12 Je ne dirais pas la philosophie au sens technique,
14:14 mais dans l'histoire de la pensée, est-ce que vous l'associeriez ?
14:17 Bien sûr, ça va de soi, Marx, Apollon,
14:19 mais au-delà, est-ce qu'on peut nuancer,
14:22 est-ce qu'on peut mettre l'accent précisément sur ses originalités
14:26 qui le poussent vers d'autres auteurs,
14:28 et des auteurs qui n'appartiennent pas du tout, a priori, à cette mouvance-là ?
14:32 Que dire de ce positionnement de Georges Sorel ?
14:35 – Alors en fait, effectivement, il y a chez Sorel le positionnement revendiqué
14:41 comme un marxiste apportant sa touche originale,
14:46 insistant notamment sur le fait que la révolution n'arrivera pas
14:52 par une loi logique de l'évolution économique,
14:56 mais par la volonté du prolétariat.
14:59 Donc ça, c'est quand même une grosse originalité qu'il ajoute à Marx,
15:04 et qu'il ajoute, et à certains égards, cet ajout, il est peut-être contradictoire.
15:08 Bon, nous n'entrerons pas plus avant dans ce débat,
15:12 mais je signale quand même que cet ajout n'est pas forcément totalement cohérent
15:16 avec tout ce qu'a pu dire Marx.
15:18 Mais il y a aussi tout simplement les affinités de pensée de Sorel,
15:24 avec des penseurs dont il ne se revendique pas particulièrement,
15:28 mais je pense essentiellement à Nietzsche.
15:30 – Oui, c'est important.
15:32 – Chez Sorel, il y a un aspect vitaliste, qui est vraiment absolument fondamental,
15:37 qui l'apparente à Nietzsche.
15:40 Alors, il y a une autre référence que Sorel assume, en quelque sorte,
15:46 c'est celle avec Henri Bergson, l'évolution créatrice, notamment.
15:52 Henri Bergson qui était au sommet de sa gloire,
15:56 aux alentours de la Première Guerre mondiale, qu'on appelait la Grande Guerre,
16:00 et donc là aussi, c'est une des références de Sorel.
16:04 Et bien sûr, il y a Proudhon, l'auteur notamment de "Philosophie du progrès".
16:08 Proudhon, qui est une référence de Sorel, pour résumer, on pourrait dire,
16:13 l'ordre sans l'État.
16:15 Sorel est un... je crois qu'Olivier nous l'a fait comprendre,
16:20 Sorel est un ennemi de l'État, c'est un anti-étatique,
16:23 en anti-étatiste, pour être plus précis.
16:26 Bien entendu, sa référence est Proudhon, et il faut bien rappeler que Proudhon,
16:32 les relations Proudhon-Marx sont un peu complexes,
16:34 parce qu'au début, Marx a dit du bien de Proudhon,
16:36 il l'a critiqué. Dans la critique de Marx, il y a une part de mépris intellectuel,
16:41 en quelque sorte. Mais finalement, les idées de Marx ne sont pas si éloignées
16:46 que ça de celles de Proudhon, puisque quand Marx fait l'apologie
16:49 de la Commune de Paris, on sait très bien que la Commune de Paris
16:53 correspond avant tout à un modèle que l'on appelait à l'époque proudhonien,
16:57 c'est-à-dire finalement communaliste, fédéraliste.
17:01 En tout cas, ce qui est certain, c'est que Marx n'avait pas de sympathie
17:04 pour l'étatisme, alors que le marxisme appliqué avec l'Union soviétique
17:08 est devenu un modèle étatique. Mais je voudrais aussi rajouter
17:11 peut-être quelques éléments biographiques qui me paraissent importants
17:15 pour donner de la chair à cet homme que fut le père Sorel,
17:21 comme on l'appelait quand il entrait dans les locaux de la librairie
17:25 des cahiers de la quinzaine, où il rencontrait Charles Péguy.
17:29 On l'a dit, Olivier Rodolphe, on l'a rappelé, il est né en 1847,
17:35 il abandonne sa carrière d'ingénieur polytechnicien en 1891 à 44 ans.
17:42 C'est-à-dire que finalement, c'est qu'à partir de quasiment la cinquantaine
17:48 qu'il commence à travailler en autodidacte, dit-il lui-même,
17:52 il le revendique, sur des questions intellectuelles.
17:55 Il publie une quinzaine d'ouvrages, dont des choses comme des études
17:59 sur Ernest Renan, comme une étude sur la Bible.
18:02 Donc des choses qui partent dans des directions relativement variées.
18:05 – Son intérêt d'ailleurs pour la religion, pour la philosophie
18:09 et pour la métaphysique est réel. – Son intérêt…
18:11 – Le terme de métaphysique apparaît d'ailleurs dans les réflexions
18:14 sur la violence. – Absolument.
18:15 – Là aussi c'est un des éléments…
18:16 – Son intérêt pour le fait religieux est réel.
18:20 Et Georges Sorel est aussi un esprit cosmopolite au sens de l'époque.
18:27 C'est-à-dire qu'il s'intéresse beaucoup à la pensée allemande.
18:30 Il a écrit sur le socialisme allemand.
18:32 Il intervient dans les débats allemands, comme l'a rappelé Olivier.
18:37 Au départ, Georges Sorel est plutôt proche de Bernstein,
18:41 du marxisme révisionniste de Bernstein.
18:44 Sachant que Bernstein n'était d'ailleurs pas un révisionniste au tout début,
18:48 puisqu'il était proche d'Engels en 1895.
18:51 Donc en fait, tous ces gens-là ont été des orthodoxes
18:54 qui ensuite sont devenus révisionnistes.
18:56 Quand Bernstein est devenu révisionniste, il a été critiqué par Kotsky,
18:59 qui est ensuite devenu révisionniste et qui a hérité par Lénine
19:03 du qualificatif le "Renéga Kotsky".
19:07 Et Georges Sorel a d'abord été jaurécien, finalement,
19:15 assez proche de Jaurès.
19:18 Il a été dreyfusard et ensuite il est devenu, un peu comme Péguy,
19:21 il y a un très fort parallèle à faire entre Sorel et Péguy,
19:24 il est devenu très anti-jaurécien, parce que pour lui,
19:27 Jaurès représente le socialisme politicien.
19:31 Un autre élément qui n'est pas si anecdotique que ça,
19:34 Georges Sorel, qui est issu d'un milieu bourgeois,
19:38 plutôt d'un milieu de droite monarchiste.
19:40 Dans les trois droites de Raymond, ça serait plutôt la droite révolutionnaire,
19:44 le milieu familial de Sorel, ce n'est pas la droite orléaniste.
19:48 – Lui-même commence dans ce milieu-là, enfin, le jeune Sorel,
19:53 il est vraiment intégré à ce milieu traditionnel.
19:56 – Tout à fait, c'est d'ailleurs pour ça que les gens de ce milieu,
19:58 en général, ne vont pas dans la finance, parce qu'ils ne sont pas orléanistes,
20:02 ils ne vont pas dans la politique, parce qu'ils ne sont pas bonapartistes,
20:06 ils vont plutôt dans le service de l'État, qui en quelque sorte,
20:09 obéit à une certaine loi de neutralité.
20:12 Les politechniciens, c'est avant tout un serviteur de l'État.
20:15 Et ensuite, il faut savoir que Georges Sorel a épousé une femme
20:20 de milieu populaire, par réaction contre la bourgeoisie,
20:25 contre les défauts de la bourgeoisie, même s'il venait sociologiquement
20:28 d'un milieu bourgeois.
20:31 Sa femme meurt en 1897, Sorel est inconsolable,
20:35 il y a vraiment tout ce côté biographie personnelle qui est important.
20:41 Il faut savoir que les valeurs de Sorel, c'est la morale.
20:45 – On va en parler, on va venir à ce verset-là après,
20:49 qui est très important.
20:51 – Il rejoint Proudhon, par exemple, aussi dans la critique de la pornocratie.
20:55 – Ça aussi, on va l'aborder.
20:59 – Sorel, en fait, c'est un sensitif, il faut bien voir ça,
21:03 sous ses aspects de pur intellectuel, c'est un hypersensible et un sensitif.
21:07 – Alors, Rodolphe Carte, vous aviez dit, et Olivier Dard l'a précisé également,
21:12 que ce marxiste un peu singulier se défiait de ce qu'on appelait
21:16 le socialisme scientifique et de ce que l'histoire pouvait avoir
21:20 d'inéluctable dans son déroulement avec cet avènement quasi messianique
21:24 de la société sans classe.
21:26 Et pourtant lui-même, d'ailleurs, Sorel est un scientifique,
21:28 on l'a dit, un polytechnicien.
21:31 Quelle est la part de la volonté, quelle est la part de la désaspiration, du désir ?
21:40 Je glisse peu à peu du côté de tout ce qui n'est pas de l'ordre de la raison,
21:45 de tout ce qui n'est pas de l'ordre de la rationalité.
21:48 On a parlé de Bergson, de l'intuition bergsonienne,
21:52 de la grève évidemment, et puis de cette grande idée du mythe.
21:58 Sorel c'est quelqu'un qui se défie de ce socialisme scientifique,
22:03 de cette application de la raison de la façon la plus rigide
22:08 et la plus étroite qui soit.
22:10 Que peut-on penser de ce socialiste si particulier ?
22:14 – Pour en revenir à ma première intervention,
22:16 quand j'ai parlé de cette ligne directrice, il y a un maître mot
22:18 qu'on n'a pas encore évoqué chez Sorel, c'est l'idée de décadence.
22:21 – Absolument.
22:22 – Alors on a parlé, et à juste titre, de l'autonomie ouvrière,
22:25 du parti ouvrier, de la violence, du mythe mobilisateur, de cet ensemble.
22:30 Et à mon avis, l'idée sous-jacente à toute sa philosophie,
22:34 c'est l'idée de décadence.
22:35 Dans "Le système historique de Renan", qui est un de ses premiers livres,
22:38 il revient sur l'idée de décadence du peuple juif
22:40 et sur la montée comme ça, entre guillemets, de la société chrétienne.
22:43 Dans "Le procès de Socrate", il parle de la décadence du monde grec.
22:46 Dans "La ruine du monde antique", il revient sur la Rome antique,
22:49 pareil, sur l'idée de décadence.
22:51 Les réflexions sur la violence sont, pareil, une historiographie
22:54 de l'idée de décadence mais du monde bourgeois.
22:56 Et même à la toute fin, dans "Les illusions du progrès",
22:59 il revient encore sur cette idée de décadence,
23:02 mais pour la social-démocratie en fait.
23:05 Donc c'est vraiment cette idée comme ça qui va…
23:07 – Oui, c'est fondamental.
23:08 – Oui, qui va parsemer, et même, j'ai envie de dire,
23:10 qu'en actualité, avec "Aujourd'hui", on a réédité dernièrement
23:15 le livre de Julien Froene, de la décadence, aux éditions du CERN,
23:18 il me semble.
23:19 – Aux éditions du CERN, tout à fait.
23:20 – Un an plus tôt, Pierre-André Taguef a sorti un petit livre,
23:22 pareil, sur l'idée de décadence, et puis "Aujourd'hui",
23:24 c'est un vocable qui revient quand même assez souvent.
23:26 – Tout à fait.
23:27 – Décadence de la France, de l'Europe, décadence démographique.
23:29 – De l'Occident, enfin…
23:30 – Voilà, donc c'est vraiment cette idée qui va, comment dire,
23:33 animer Sorel, puisque Sorel, par exemple, n'a pas du tout ce réflexe,
23:36 si je puis dire, gauchiste, d'attaquer la bourgeoisie
23:40 en tant que classe dominante, parce qu'elle serait au-dessus,
23:43 qu'elle serait forcément oppressive ou négative.
23:46 Justement, lui, ce qu'il reproche à cette classe dominante et d'élite,
23:49 c'est qu'elle n'est plus, et là, c'était une critique
23:51 qu'on retrouvait déjà chez Nietzsche, dans cette idée de la naissance de la tragédie,
23:56 son livre de 1871, où il reprenait en disant
23:58 que les élites n'assument plus leur rôle quelque part.
24:00 Ce qui est assez drôle, parce que quand même,
24:02 si on fait un comparatif entre la bourgeoisie de l'époque
24:04 et notre bourgeoisie actuelle, qu'est-ce qu'il nous dirait ?
24:07 Parce que l'époque, la bourgeoisie d'où vient,
24:09 comme l'a très bien rappelé Pierre Le Vigan, Sorel,
24:12 c'est une bourgeoisie quand même encore robuste, qui a certaines valeurs.
24:15 C'est la bourgeoisie qui est héritée de la monarchie de Juillet,
24:17 c'est une bourgeoisie, bon, qui était très matérialiste.
24:20 On se souvient par exemple des pièces de théâtre de La Biche,
24:23 qui le prend sous l'angle, comment dire, humoristique,
24:25 mais qui sont très révélatrices.
24:27 C'est une bourgeoisie qui va de l'avant, par exemple,
24:29 on peut retrouver une glorification, par exemple,
24:32 des capitaines d'industrie américains chez Sorel.
24:34 Là aussi, on voit que c'est un…
24:36 – C'est très étrange, c'est aussi l'homme héroïque.
24:38 – Exactement, c'est pour ça qu'à travers ses livres,
24:40 on va avoir une évocation des premiers chrétiens,
24:42 qui avaient cette capacité de résistance contre le jou de la Rome antique.
24:47 Il va aussi faire des éloges, par exemple, vis-à-vis de la société hoplithique,
24:51 avec cette confrontation dans les thermopiles, les spartiates,
24:55 ou même par exemple avec les grenards de Napoléon.
24:58 Donc on sent vraiment que c'est Sorel,
25:00 comme l'a très bien aussi rappelé Pierre Le Vigan,
25:02 il est animé par cette pensée de Bergson,
25:05 mais aussi par un philosophe qui est peut-être encore moins connu
25:07 qu'est Jean-Baptiste Avicot.
25:09 C'est un philosophe du XVIIe siècle, napolitain et italien,
25:12 et qui avait parlé, comment dire,
25:14 il avait une vision de l'histoire de manière cyclique.
25:16 On n'est plus dans la vision eschatologique,
25:18 comme on a pu la voir avec, comment dire, les écrits chrétiens,
25:22 dans une perspective de cycle, entre guillemets…
25:26 – Corso-Eric-Corse, de cours et de recours.
25:28 – Exactement, donc c'est pour ça que Sorel,
25:30 quand il va entre guillemets devenir ce penseur du syndicalisme révolutionnaire,
25:36 c'est parce qu'il sent qu'il y a un foyer potentiel d'énergie,
25:39 c'est ça qui va l'intéresser.
25:40 Et quand ensuite il va se tourner vers cette jeunesse d'action française
25:44 avec les camelots du roi, ces jeunes qui donnent de la canne,
25:46 qui vont, comment dire, qui vont au feu, au feu si je puis dire,
25:51 c'est là aussi que ça va l'intéresser.
25:53 Donc là je pense que c'est cette idée vraiment
25:55 qui va tout le temps revenir chez Sorel, c'est il va où il y a de l'énergie,
25:58 et il recherche, entre guillemets, ce foyer potentiel
26:00 qui pourrait renverser cette société bourgeoise qui s'est engourdie,
26:04 qui a mis les chaussons, entre guillemets, de la sécurité et ce genre de choses.
26:08 – Oui, l'énergie c'est un grand mot parisien aussi,
26:11 on est à évoquer les penseurs très différents qui ont inspiré Sorel.
26:15 – C'est le professeur d'énergie chez Sorel.
26:17 – C'est le professeur d'énergie, Mares, c'est le roman de l'énergie nationale,
26:20 c'est aussi une manière pour Sorel, en tout cas pour nous,
26:26 de le caractériser, de le définir, et qui est inattendue.
26:28 – Et là c'est peut-être une aporie qu'on peut retrouver dans le système sorélien,
26:32 si on peut parler de système sorélien, c'est que si Sorel a très bien vu,
26:36 et comment dire, compris grâce à Proudhon et à Marx
26:39 qui avaient véritablement une conflictualité sociale qui se créait justement
26:42 par rapport à cette société industrielle qui est en train de monter,
26:45 il n'y a plus ces corporations détruites au moment de la révolution
26:48 qui alienaient quelque part, mais qui aussi protégeaient.
26:51 Une clôture, ça empêche peut-être de sortir,
26:53 mais ça empêche aussi que des intrus rentrent.
26:55 C'est toujours de manière paradoxale qu'il faut voir ce genre de situation.
26:58 Et peut-être ce qu'il n'a pas compris, c'est qu'il commence à se distiller
27:02 chez plusieurs penseurs, comme par exemple Mistral, qui vous est cher Rémi,
27:06 cette idée de l'enracinement des patries charnelles,
27:09 qu'on retrouvera aussi chez Bares avec "La terre et les morts", texte de 1889.
27:13 – Oui, c'est aussi Proudhonien, l'homme, le paysan de Franchot-Comté.
27:17 – Aussi, et donc c'est peut-être là,
27:19 Sorel ne va pas comprendre l'engagement, par exemple,
27:22 même une grande partie des socialistes étaient pour la grève générale
27:25 avant le déclenchement de la première guerre mondiale,
27:27 ils n'auront peut-être pas la clairvoyance de voir qu'au premier coup de clairon,
27:33 mine de rien, les sentiments nationaux et chauvins vont tout de suite remonter,
27:37 et vont même surpasser les appartenances sociales
27:40 qu'avaient essayé de mettre en avant tous les partis socialistes.
27:43 Donc là, c'est peut-être une aporie qu'on peut faire dans le système sorelien, à mon avis.
27:47 – Pierre Leligan ?
27:48 – Dans la dialectique de la lutte de classes,
27:51 Marx considère que l'affrontement entre les classes populaires et la bourgeoisie
27:57 va finir par avoir un terme, puisqu'il y aura triomphe du prolétariat,
28:02 et qu'à partir de là, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité,
28:06 il n'y aura plus une classe dominante, mais il y aura la fin des classes.
28:09 C'est en fait pas le schéma que Sorel retient,
28:13 Sorel retient un schéma en fait plus proudhonien,
28:18 comme quoi la contradiction ne cessera jamais.
28:20 Et il appelle même à ce que cette contradiction ne cesse pas.
28:25 En fait, à plusieurs reprises, Sorel explique qu'il faut
28:29 reconsolider les oppositions de classes.
28:33 C'est-à-dire qu'il faut que la bourgeoisie soit plus bourgeoise qu'elle ne l'est,
28:38 mais au sens des qualités belliqueuses, au sens des capitaines d'industrie
28:42 comme Rodolphe Carte le soulignait à l'instant.
28:45 Et en retour, cette rudesse, cette virilité, si j'ose dire, de la bourgeoisie
28:53 doit amener le prolétariat à développer des qualités morales d'agressivité,
29:00 d'affirmation de soi, de son côté, pour que la lutte de classe
29:03 soit portée à un niveau supérieur.
29:05 Et là encore, c'est vraiment la vertu purificatrice finalement de la violence
29:10 qui est une des caractéristiques de la pensée de Georges Sorel.
29:13 – Absolument, alors arrêtons-nous quand même,
29:14 j'ai cité les réflexions sur la violence, c'est un mot important,
29:18 au moins autant que celui de mythe, que celui de grève générale,
29:22 chez Sorel, c'est quoi la violence chez Sorel ?
29:26 C'est une apologie de la violence qui est en quelque sorte gratuite,
29:30 c'est la violence pour la violence, c'est l'énergie pour l'énergie,
29:33 c'est la violence à quelle fin ?
29:35 Est-ce que c'est une manière aussi, pour lui, en mettant en avant
29:38 l'idée de violence, de faire rebrousser chemin à cet empire de la raison,
29:44 de la rationalité bourgeoise et de la rationalité commerciale ?
29:47 Comment peut-on interpréter ce sens de la violence chez Sorel ?
29:51 – Je pense que c'est un commentateur comme Isaiah Berlin
29:53 qui a trouvé véritablement l'équivalence qui convient
29:57 de l'approche sorelienne par rapport à la violence,
29:59 il le pense, la violence comme un moyen de résistance.
30:01 Il y a une opposition… – Elle est réactive,
30:03 alors c'est une violence réactive.
30:04 – Exactement, il y a une opposition qui est fondamentale,
30:06 pareil dans le système sorelien, c'est l'opposition de la violence,
30:09 donc de la classe opprimée, contre la force qui elle,
30:12 est celle de l'État et de la classe dominante.
30:15 Et là pareil, moi qui ai fait des études de droit,
30:17 je me souviens, en droit constitutionnel,
30:19 une des premières choses qu'on nous apprend,
30:21 c'est la fameuse détermination par Max Weber,
30:25 que l'État a donc le monopole de la violence légitime.
30:28 Ce qui est intéressant chez Sorel, c'est qu'il va renverser cette proposition.
30:32 Pour lui, la violence qu'on considère tout de go comme illégitime,
30:37 va au contraire dire non, elle est légitime,
30:39 et au contraire, en face, c'est la force,
30:42 c'est le carcan que va poser la société,
30:45 mais qui est un carcan qui n'est pas que physique,
30:47 c'est là où il est pertinent, il a une vision aussi sur l'aspect moral
30:50 et sur l'aspect du droit.
30:51 Il y a toujours ce trépied fondamental, je pense qu'il hérite de Proudhon,
30:54 c'est que dès qu'il doit analyser une situation politique,
30:56 Sorel le fait toujours sous trois angles,
30:58 sous l'angle économique, sous l'angle moral et sous l'angle droit.
31:01 Ce qui nous ouvre aujourd'hui des perspectives,
31:02 parce que par exemple, on regarde un plateau télé,
31:04 au moment des derniers affrontements de la réforme des retraites,
31:08 vous savez, il y avait le présentateur télé
31:10 qui disait tout le temps à la personnalité politique,
31:12 "Est-ce que vous condamnez les violences ?"
31:14 Tout de suite, il y a un parti pris.
31:15 Sorel leur est renversé, il leur dit "Votre question n'est pas bonne".
31:18 Donc là, c'est encore une certaine actualité,
31:22 raisonnant à ce qui est intéressant à mon avis.
31:24 – Alors là, vous avez évoqué, Rodolphe Foucard, cet aspect moral qui est important,
31:29 vous avez commencé à le faire également Pierre Le Vigan,
31:31 cette notion de sublime, c'est encore une grande interrogation,
31:33 quand on lit Sorel.
31:34 C'est quoi le sublime ?
31:36 C'est une forme d'héroïsme, c'est une manière de sortir
31:40 du prosaïsme bourgeois et du matérialisme bourgeois,
31:44 cela se rattache au courant vitaliste, héroïque.
31:48 Vous évoquiez également, Pierre Le Vigan, la personnalité de Sorel,
31:54 il me semble être d'hommes d'une grande rigueur également,
31:57 lui-même d'une grande rigueur morale.
31:59 Ça aussi le rapproche d'ailleurs de Péguy, que l'on a évoqué.
32:05 Comment comprendre ce… ?
32:08 – Je reprendrai volontiers ce que vous avez dit Rémi,
32:11 effectivement le sublime c'est une forme de rigueur morale,
32:14 c'est une forme d'exigence.
32:16 Sorel n'est pas un apologiste des masses,
32:21 c'est ce qu'il faut bien comprendre, parce qu'il parle
32:24 de la nécessaire violence du prolétariat, mais en fait,
32:30 il considère que dans le prolétariat, des individualités doivent émerger.
32:34 Il insiste vraiment beaucoup sur cette notion d'individualité.
32:38 Sorel croit à la théorie de la nécessaire avant-garde,
32:41 donc d'individualité en quelque sorte d'élite,
32:44 qui serait à la pointe de l'héroïsme et qui se sacrifierait
32:48 pour ceux qui seraient en quelque sorte en seconde ligne,
32:52 un petit peu comme dans une armée où il y a les officiers
32:56 qui donnent l'exemple et qui entraînent la troupe
32:58 qui peut être tentée de fuir dans les moments difficiles.
33:02 Donc c'est vrai qu'il y a cette éthique chez Georges Sorel
33:06 qui n'est pas très loin d'une éthique militaire et qu'à certains égards,
33:09 on pourrait d'ailleurs approcher de Clausewitz.
33:12 Et donc, effectivement, pour Sorel, fondamentalement,
33:17 il doit triompher une éthique de l'héroïsme, du don de soi
33:21 et de la perfection. Alors il insiste beaucoup sur le fait
33:24 que le socialisme, selon lui, c'est que le travailleur
33:27 travaillera en visant l'excellence de son travail,
33:31 de son savoir-faire, de l'objet qu'il produit,
33:34 de l'objet artisanal qu'il va nous présenter,
33:37 et que libérer de la médiocrité bourgeoise,
33:41 parce qu'il insiste plus sur la médiocrité de la domination bourgeoise
33:46 que sur ce caractère même de domination,
33:49 en fait, en gros, ce que Sorel explique, c'est que la bourgeoisie,
33:53 selon lui, Rodolphe l'a dit aussi, n'est plus digne d'être dominante
33:58 et que le prolétariat doit avoir une valeur morale supérieure
34:02 à la bourgeoisie qui lui donnera la légitimité
34:05 pour être dominant dans la société.
34:07 Et donc le travailleur doit produire des objets parfaits
34:10 et travaillera d'ailleurs sans compter César,
34:13 nous dit avec un certain optimisme, je le crains, je le pense,
34:17 Georges Sorel, dans la société, enfin, libérer de la domination bourgeoise
34:22 et de la trivialité des calculs bourgeois,
34:25 qu'il rapproche d'ailleurs de la trivialité des calculs
34:28 du socialisme parlementaire de Jaurès.
34:30 – Tout à fait, Olivier Dard.
34:32 – Oui, je souscris tout à fait à ce que vient de dire Pierre,
34:35 j'ajouterais pour prolonger ce qui vient d'être dit,
34:40 qu'il y a chez Sorel une référence dont on n'a pas encore parlé
34:45 mais qui est absolument fondamentale aussi, qui est celle de Pareto.
34:49 – Oui, seulement…
34:50 – C'est-à-dire que Sorel inscrit son propos dans une conjoncture
34:55 et dans un contexte où un des grands débats du temps,
34:59 c'est la question des élites.
35:01 Et Pareto est un des grands théoriciens des élites,
35:05 et on parlait de Julien Freund,
35:07 Julien Freund était un très très grand connaisseur de Pareto
35:09 et le débat sur les élites entre Pareto, Mosca, Gaetano Mosca
35:13 est un des grands débats de l'époque.
35:15 Et ce rapport de Sorel aux élites amène à voir deux choses.
35:21 La première, c'est que pour Sorel, l'histoire, on l'a dit tout à l'heure,
35:26 mais l'histoire elle est cyclique.
35:28 Et la question des élites est aussi une question cyclique.
35:33 L'histoire est un cimetière d'élite, disait Pareto,
35:36 et pour Sorel, il s'agit bien non pas de sacraliser la classe ouvrière,
35:42 Sorel n'est pas ouvriériste,
35:44 Sorel ne saurait être considéré comme un populiste
35:47 au sens je dirais noble du terme,
35:50 c'est-à-dire au fond un homme sacralisant le peuple face à l'oligarchie.
35:56 Sorel n'est pas sur ce registre.
36:00 En revanche, il est amené à considérer
36:03 qu'il y a dans les différents groupes sociaux effectivement des élites
36:07 et notamment au sein de la classe ouvrière,
36:10 mais aussi au sein d'une certaine bourgeoisie
36:14 avec toute la question des capitaines d'industrie etc.
36:16 et que ce pouvoir, le pouvoir, il doit revenir,
36:20 et l'influence doit revenir à ces élites.
36:23 Et de ce point de vue, effectivement, on est dans une logique
36:27 qui est différente de celle d'une approche marxiste,
36:31 même si Lénine a été un des théoriciens de l'avant-garde,
36:35 mais de ce point de vue, Sorel a bien sa personnalité, son originalité,
36:43 et il a aussi d'ailleurs du point de vue de son rapport à l'histoire et à l'évolution,
36:48 parce qu'on rappelait tout à l'heure l'importance de l'économie chez Sorel,
36:52 oui mais, oui mais quand même,
36:54 Sorel, à la différence de Marx, est beaucoup moins tourné
36:59 vers la question de l'économie, du fonctionnement même du capitalisme,
37:05 il n'est pas au cœur de ces interrogations-là,
37:08 et quand on parlait tout à l'heure du révisionnisme sorélien,
37:13 attention quand même, c'est-à-dire que ce qui pousse
37:16 Einbernstein, donc social-démocrate allemand,
37:18 saint-traiteur de Hengals, etc. à devenir révisionniste,
37:22 c'est parce qu'il considère que le modèle marxiste marque ses limites,
37:27 puisque la paupérisation attendue n'arrive pas,
37:31 il voit avec la souveraïère, finalement dotée d'un niveau de vie bien supérieur
37:36 à la fin du 19ème siècle, Goethe, ce qu'étaient les prédictions marxistes.
37:40 Ce ne sont pas des questions qui sont celles de Sorel,
37:44 car justement Sorel, lui, va mettre en avant plutôt
37:49 le danger du matérialisme, etc. Il y a chez lui d'autres registres
37:54 qui font qu'effectivement c'est un marxien peut-être,
37:58 d'ailleurs plus qu'un marxiste, et c'est un socialiste d'un type
38:02 très particulier, puisqu'effectivement le rapport au matérialisme
38:06 n'est pas celui des socialistes de son temps,
38:10 et il y a aussi la question de la morale qui est au cœur de ces interrogations.
38:16 – Est-ce que vous pensez, Olivier Dard, Pierre Le Vigan, Rodolphe Carte,
38:19 que l'on peut aller jusqu'à parler à propos de Sorel d'une vision hiérarchique ?
38:25 Est-ce ou bien est-ce que l'on peut considérer,
38:29 est-ce qu'on peut le considérer comme un anti-égalitariste
38:32 à partir de cette notion d'élite ?
38:36 Est-ce qu'on peut aller jusque-là ou pas du tout ?
38:38 Le mot hiérarchie signifie quelque chose pour lui ou pas ?
38:42 Est-il ou non attaché à l'idée d'égalité ?
38:44 Puisqu'on parlait de son socialisme très particulier.
38:47 – Bien sûr, en tout cas il se revendique des minorités agissantes.
38:51 Moi je ne parlerais peut-être pas d'avant-garde.
38:53 – Oui, regardez, il met les minorités agissantes.
38:55 – Voilà exactement, je parlerais plutôt de minorités agissantes dans son cas.
38:59 Et non, mais absolument, pareil, il faut se remettre en perspective,
39:02 au 19ème siècle, Sorel ou même Marx ne se présentent jamais
39:07 comme des hommes de gauche, il n'y a aucune ligne
39:09 où ils vont se dire "Ah moi, homme de gauche".
39:11 Ils sont soit anarchistes, soit communistes, soit socialistes,
39:14 mais ils ne se présentent pas justement comme hommes de gauche.
39:17 Et là, peut-être on peut en revenir au moment de l'affaire Dreyfus,
39:20 où de manière schématique, on peut diviser le spectre politique français
39:26 au 19ème siècle, au début du 20ème siècle, en trois couleurs.
39:29 Il y a les blancs qui vont être les contre-révolutionnaires,
39:31 alors on retrouve bien évidemment, Châteaubriand, Borges de Zeeuwde,
39:35 même si c'était avant, mais des personnes comme Bonald,
39:37 les catholiques sociaux, ce genre de choses,
39:39 alors qu'ils sont pour le "retour" de l'ancien régime,
39:42 même si c'est avec des accommodements, comme on a pu le voir
39:44 sous la monarchie de Juillet.
39:46 Ensuite, on a le mouvement bleu, donc là on pourra dire
39:49 que c'est le mouvement héritier de la révolution,
39:51 plutôt des libéraux avec des François Guizot,
39:53 quand même des personnalités intellectuelles,
39:55 quand on parle de libéraux, c'était des véritables penseurs à l'époque.
39:57 Donc eux vont se présenter comme les héritiers de la révolution française,
40:00 de l'idéologie des Lumières, et donc on a cette troisième force à l'époque
40:04 qui sont les rouges, qui sont une famille élargie.
40:07 Olivier Dard l'avait très bien parlé, il y a des gaétistes, des gaédistes,
40:11 des blanquistes… – Ah bon, c'est blanqui effectivement ?
40:14 – Voilà, exactement, on a vraiment…
40:16 Et ces personnes-là, si vous les dites "vous êtes de gauche",
40:18 ils vont vous dire "bien sûr que non".
40:20 Et donc, à partir de ce moment-là, et à partir justement de l'affaire Dreyfus,
40:24 on a une tentative d'arrimage de ces… comment dire…
40:29 de "dangeresses" par exemple, de ces représentants de la révolution
40:32 qui vont essayer de prendre à leur compte les forces syndicalistes,
40:36 anarchistes, ce genre de choses, pour essayer de faire une opposition de bloc
40:39 entre d'un côté les rouges et les bleus, contre les blancs,
40:42 contre le Parti de la Réaction, qui à l'époque, le sabre et le goupillon,
40:45 c'est l'église, c'est l'armée, c'est ce mouvement réactionnaire.
40:49 Donc là, je pense que ça a consommé, comment dire, l'élan, cet élan
40:53 qu'il y avait un peu dans le mouvement socialiste,
40:55 qui n'était absolument pas sur les thèses du libéralisme,
40:58 qui sont plutôt "antilibérales", même si par contre,
41:01 ils vont se revendiquer aussi d'un certain héritage, par exemple,
41:03 sur le droit de la presse. Là, ils ne vont pas rejoindre.
41:06 Donc on voit que c'est vraiment une période qui est assez…
41:08 comment dire… qui est en tout cas beaucoup plus profonde qu'aujourd'hui.
41:11 Aujourd'hui, on se déclare de droite ou de gauche, libéral ou…
41:14 – Ça serait pas pas gris. – Exactement.
41:16 Alors qu'à l'époque, justement, on avait des personnes
41:18 qui étaient vraiment transidéologiques, si je puis dire,
41:22 mais dans le bon sens du terme, parce que ce qui leur empêchait pas
41:25 d'avoir une certaine identité non plus, une certaine personnalité.
41:28 – Bien sûr, et au combien ? – Et au combien ?
41:30 – Au rigueur. Vous aviez commencé votre propos, Olivier Dard,
41:34 en parlant de ces lectures européennes de Sorel,
41:37 peut-être plus encore que françaises.
41:40 Comment peut-on… que peut-on dire de la postérité de Sorel ?
41:47 Postérité assez variée, puisqu'il a été lu par des personnalités politiques,
41:54 y compris de grands acteurs de l'histoire du XXe siècle
41:59 et du début du XXe siècle, ou de la première moitié du XXe siècle,
42:02 qui sont très différents les uns des autres.
42:05 Quelle postérité pour Sorel chez les grands acteurs de l'histoire ?
42:10 – Disons que la postérité de Sorel est réelle,
42:13 mais je dirais qu'elle dure finalement assez peu de temps.
42:16 C'est-à-dire qu'elle s'opère de son vivant, déjà,
42:20 enfin c'est même pas de la postérité, mais encore une fois,
42:22 c'est quelqu'un qui écrit tard et Sorel qui est lu,
42:26 mais c'est déjà un vieux monsieur quand il est véritablement lu et commenté.
42:33 Et effectivement, à l'étranger, je crois qu'il faut commencer par parler de l'Italie.
42:39 En Italie, Sorel a un rôle extrêmement important
42:43 parce qu'il peut être à la fois lu, effectivement, par les Rouges,
42:48 mais il va être lu aussi par Mussolini.
42:51 Et Sorel a pu être considéré comme un des pères du fascisme,
42:59 avec d'ailleurs un certain nombre d'autres.
43:01 Et ce qui est très intéressant, c'est d'observer d'ailleurs à quel point
43:05 ce rapport de Sorel à l'Italie, au fascisme,
43:10 a, d'un certain point de vue, marqué l'historiographie.
43:15 Puisque, on parlait tout à l'heure des travaux de Zewternel,
43:18 c'est bien l'idée d'un pré-fascisme français,
43:23 générateur du fascisme italien, mais oublions un instant Sorel,
43:29 c'est un discours qui est tenu en France, bien avant Sorel, par Georges Valois.
43:35 Quand Georges Valois va voir le Duce au début des années 1920,
43:40 que lui explique-t-il ? Eh bien que c'est la France et Sorel,
43:45 et notamment, qui ont inventé le fascisme.
43:47 Le Duce le regarde en disant que c'est quand même lui
43:51 qui a mis le bébé dans le verso, bien.
43:55 Et, moins connu mais très intéressant, il y a un grand colloque en 1935,
44:01 franco-italien, sur le corporatisme.
44:04 Et les Français qui vont à Rome, à ce moment-là,
44:07 c'est une opération de propagande menée par le régime,
44:09 qu'est-ce qu'ils essayent d'expliquer, qu'ils s'emploient à expliquer
44:14 à un certain nombre de responsables italiens ?
44:17 C'est que c'est la France qui est à l'origine, effectivement,
44:21 grâce à Sorel, du corporatisme fasciste, etc.
44:25 Et là, évidemment, je ne vais pas rentrer dans les détails ici,
44:27 mais il y a débat.
44:29 Mais les mêmes en France, en réalité, c'est ses héritiers de Sorel,
44:33 dans les années 1930, c'est Pierre Andreux dont vous parlez,
44:37 c'est un italien, c'est un italien qui est à l'époque tout jeune,
44:40 c'est Achille Dauphin-Mognet, c'est des gens de la revue "L'Homme nouveau", etc.
44:45 C'est Édouard Berthe, mais qui lui est un des derniers,
44:48 qui en réalité pèse très peu dans le débat public général.
44:53 Et la question de la postérité de Sorel, moi je la prendrais presque à l'envers.
44:57 C'est-à-dire, au fond, pourquoi Sorel est-il devenu un auteur aussi marginal
45:03 dans l'Europe de l'entre-deux-guerres ?
45:05 Restons un instant sur la France, parce que franchement,
45:08 des Soreliens dans la France de l'entre-deux-guerres,
45:11 alors vous allez en prouver à la Révolution Prolétarienne, etc.
45:14 mais c'est quand même très très limité.
45:16 Et ça nous renvoie, bien sûr, à ce qu'a été l'histoire
45:21 du syndicalisme révolutionnaire et toutes ses limites.
45:24 Et donc là, évidemment, l'échec des années 1906-1909,
45:29 il est terrible. Il est terrible pour Sorel, les Soreliens,
45:34 et pour tous ceux qui s'en suivent.
45:36 Et tous ceux dont nous parlons à propos de Sorel,
45:39 sur la morale, son rapport à Socrate, à Nietzsche, etc.
45:44 On le retrouve dans certains ouvrages qui peuvent lui être consacrés,
45:47 Pierre Lasserre s'est intéressé à Sorel, etc.
45:50 Mais Sorel, c'est devenu un objet d'étude.
45:53 Ce n'est plus, finalement, un auteur qui va être mobilisé pour lui-même,
45:58 donc assez rapidement, assez rapidement après sa mort.
46:01 – Rodolphe Foucart, la postérité de Sorel,
46:03 vous l'analysez à peu près de la même manière.
46:06 Donc ce versant, disons, proto-fasciste, disons,
46:12 Lénine également, le mouvement léniniste…
46:15 – Lénine, il ne va pas se revendiquer.
46:17 – Absolument, absolument.
46:19 – Mais qui…
46:21 – C'est peut-être même l'occasion, je pense,
46:23 de rendre un hommage à la pensée italienne,
46:25 qu'on a tendance, à mon avis, à peut-être un peu mépriser
46:29 dans le monde intellectuel français,
46:32 puisque, évidemment, quand on parle de pensée européenne,
46:34 on va tout de suite penser à la pensée allemande,
46:36 à la pensée d'outre-Manche, anglaise,
46:38 mais c'est vrai qu'on a tendance, à mon avis,
46:39 à négliger un petit peu la pensée italienne.
46:42 Alors qu'à l'époque, on a quand même Vilfredo Paredo,
46:44 comme vous l'avez dit, Roberto Michels, Gaetano Mosca,
46:48 il est en correspondance, pareil, avec un très très grand penseur libéral
46:52 qui était Benetetto Croce, ou même aussi, encore moins connu,
46:55 mais à mon avis qui gagnerait à l'être, qui est Guglielmo Ferreiro,
46:58 qui était vraiment des penseurs qui, à mon avis,
47:01 il faut essayer de redécouvrir, pareil.
47:04 Et moi, ça ne me surprend pas que, quelque part,
47:07 Sorel, mais même aujourd'hui, on peut faire le parallèle
47:09 avec Alain de Benoît, ce sont des personnages qui sont vraiment,
47:12 comment dire, Alain Benoît est peut-être notre intellectuel,
47:15 encore le plus grand intellectuel français qu'on ait aujourd'hui,
47:19 ils sont redécouverts à l'étranger.
47:21 Donc là, c'est peut-être aussi qu'il y a eu un problème.
47:23 – Notamment en Italie, ça en a un de plus gros aussi.
47:25 – Alors bien évidemment, comme Olivier Ledard l'a dit,
47:27 la reprise, ou le mythe de la grève générale, a quelque peu mal vieilli.
47:31 Même aujourd'hui, on est dans le troisième âge du capitalisme,
47:34 après le capitalisme de consommation industrielle,
47:37 aujourd'hui on est dans un capitalisme financier,
47:39 et évidemment que l'arrêt complet des usines provoquait peut-être
47:44 moins de remous au niveau social, quoique les raffineries,
47:47 on a bien vu qu'ici, on peut influencer.
47:50 Mais bon, aujourd'hui, les syndicats sont absolument réformistes,
47:53 ils ne sont plus du tout dans cette logique de rupture.
47:56 Il n'empêche par contre, je pense que certaines approches de Sorel,
48:00 notamment au niveau de la violence, même du mythe mobilisateur,
48:05 peut-être pas de la grève générale, peut-être.
48:08 Ou même la notion justement de décadence, je pense qu'on a quelques clés,
48:11 ou en tout cas, quelques voix sur lesquelles Sorel nous a mis,
48:15 et qu'on aurait tout intérêt à redécouvrir, à mon âme la vue.
48:18 – Absolument, Pierre Le Vigan, vous êtes d'accord ?
48:20 – Oui, alors à propos du fascisme, très clairement,
48:24 Mussolini a essayé d'annexer Sorel, en évitant évidemment de dire
48:31 que cela menait à donner des racines françaises au fascisme italien.
48:37 Mais il a toutefois essayé d'annexer Sorel,
48:39 qui était quand même une pointure intellectuelle importante à l'époque.
48:43 Mussolini a eu des formules très proches de celles de Sorel,
48:46 expliquant que mieux vaut la violence que des transactions et des compromis,
48:50 formules typiquement soreliennes.
48:52 Toutefois, ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que Sorel est mort en août 1922,
48:57 il n'a pas eu le temps de porter un jugement sur le fascisme au pouvoir,
49:01 la marche sur Rome est d'octobre 1922.
49:05 Sorel s'est intéressé au Mussolini socialiste,
49:09 il s'est intéressé au Mussolini interventionniste,
49:12 en pensant que l'interventionnisme pouvait peut-être amener à la révolution,
49:17 une révolution qui à l'époque aurait pu être une forme de révolution socialiste,
49:21 puisque Mussolini était dans un entre-deux, il n'était pas encore fasciste en 1915,
49:26 quand il était interventionniste.
49:28 Il était d'ailleurs considéré, Mussolini, comme un grand dirigeant par Lénine.
49:33 Donc c'est vrai qu'on ne sait pas ce que Sorel aurait pensé du fascisme.
49:38 En tout cas, il aurait certainement été critique vis-à-vis de l'étatisme revendiqué
49:42 par la doctrine de Mussolini, tout dans l'État, rien en dehors de l'État,
49:46 c'est un slogan typiquement anti-Sorelien.
49:49 On a tout de même un indice intéressant, c'est qu'il y a eu de 1920 à 1924
49:53 une expérience politique originale, autonome, c'est l'État libre de Fium,
49:58 la régence du Carnéro.
50:00 Or, Sorel en parle de manière extrêmement critique,
50:04 de manière extrêmement négative.
50:06 Et pourtant, pour le coup, c'était un fascisme qui n'était pas étatique.
50:10 Donc, on a quand même le sentiment que Sorel était insatisfait
50:15 de tout ce qui s'incarnait la plupart du temps en politique.
50:18 Quant aux relations avec Lénine, effectivement, dans l'appendice
50:22 à la réédition des "Réflexions sur la violence" de 1908, réédition de 1919,
50:28 Georges Sorel dit tout le bien qu'il pense de Lénine,
50:32 à la fois comme théoricien marxiste et comme quasi-chef d'État en 1919.
50:37 La réciproque n'est toutefois pas vraie, puisque Lénine ne cite Sorel
50:42 qu'en 1909 dans "Matérialisme et impériaux criticistes"
50:45 pour dire "Georges Sorel, cet esprit brouillon".
50:50 Donc, décidément, il y a vraiment un problème de réciprocité.
50:58 – Olivier Dard, vous voulez y rajouter ?
51:00 – Je veux juste ajouter par rapport à l'Italie un nom, quand même,
51:02 qui a aussi contribué à entretenir toutes les ambiguïtés,
51:06 c'est celui d'Hubert Lagardelle, qui, effectivement,
51:09 fut le responsable du mouvement socialiste, fut un sorélien, etc.
51:13 qui ensuite fit le ministre de l'Égypte, après avoir été le grand homme
51:18 de l'organisateur du colloque de 35 en Italie sur le corporatisme.
51:22 Donc, de ce point de vue, les cartes sont constamment brouillées.
51:25 Et effectivement, comme le rappelait Pierre,
51:27 Sorel meurt avant la marche sur Rome.
51:29 Donc, essayons de ne pas trop faire parler les morts, s'il vous plaît.
51:33 – Ronald Foucault, un dernier mot ?
51:35 – Oui, non, peut-être, justement, sur cette accointance
51:38 entre le sorélisme et le fascisme, peut-être rendre hommage ici à Jacques Julliat,
51:42 qui a, à travers ses travaux, et qui se revendiquait, d'une part, de Sorel,
51:47 à, comment dire, casser toutes ces théories un peu fumeuses
51:50 d'un pré-fascisme chez soréliens, en tout cas français.
51:53 Donc, voilà, nous avons appris l'occasion de le faire.
51:56 – Le décès de Jacques Julliat, effectivement,
51:58 le jour même où nous enregistrons cette émission.
52:01 Rodolphe Carte, Olivier Dard, Pierre Levilland,
52:03 merci beaucoup pour votre participation.
52:06 Je rappelle en particulier le titre de votre ouvrage, Rodolphe Carte,
52:11 "Georges Sorel, le révolutionnaire conservateur".
52:13 C'est aux éditions de la Nouvelle Librairie.
52:15 J'espère que nous aurons donné envie de découvrir,
52:18 non seulement votre essai, Rodolphe Carte,
52:21 mais également les réflexions sur la violence
52:23 et réalité, donc, par les éditions de la Nouvelle Librairie.
52:26 Et donc, pourquoi pas, pour ceux qui, parmi nous,
52:29 ont conscience que bien des choses se jouent en ce moment,
52:32 y compris dans le registre de la décadence,
52:35 faisons confiance à ce professeur d'énergie qu'était Georges Sorel.
52:40 Merci beaucoup et à très bientôt.
52:42 [musique]