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Art et designTranscription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Ghespert, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, un club de routiers aujourd'hui avec François-Henri Désirable.
00:21 Six ans après un certain M. Pikienny, le romancier raconte l'usure d'un monde aux éditions Gallimard.
00:27 Une traversée de l'Iran dans les pas du grand écrivain suisse Nicolas Bouvier, l'auteur de "L'Usage du Monde" et ce, 70 ans après.
00:35 Il y fait le récit de son propre périple de 40 jours au sein de l'Iran en plein soulèvement.
00:41 "Le voyage est étonnant", vous le verrez, mais "Le voyageur" aussi.
00:45 Notre invité, lauréat du prix Nicolas Bouvier 2023, sera ce week-end à Saint-Malo au festival "Étonnant voyageur".
00:51 Et on y retrouvera son récit, ses mots, mais aussi celui de l'homme qui l'a inspiré.
00:57 Ici où tout va de travers, nous avons trouvé plus d'hospitalité qu'ailleurs.
01:01 *Musique*
01:05 Une émission programmée par Henri Leblanc, préparée par Didier Pinault, réalisée par Félicie Fauger avec Grégory Wallon.
01:11 Et bonjour à vous, François-Henri Désirable.
01:13 Bonjour Olivia Ghespert.
01:14 Bonjour. A l'origine de ce voyage, il y a moins l'actualité que l'empreinte d'un écrivain.
01:19 Vous racontez d'ailleurs avoir durablement été marqué par ses mots.
01:22 Une découverte qui fut une déflagration pour vous, comme vous en avez connu peu dans votre vie de lecteur.
01:29 Cette petite bombe littéraire, c'est "L'usage du monde", sorti en 1963.
01:33 Et son auteur, c'est donc le Suisse Nicolas Bouvier.
01:36 "L'usage du monde est devenu ma Bible", racontez-vous, "l'évangile de la route selon Saint Nicolas".
01:42 Alors quel pouvoir a eu ce livre sur vous ? Quels étaient les préceptes du maître ?
01:47 Moi je l'ai découvert à l'âge de 25 ans.
01:49 Ma sœur venait de faire un voyage en Iran, elle l'avait lu et elle m'a dit "il faut absolument que tu lises ça".
01:53 Et j'ouvre "L'usage du monde", je n'avais pas entendu parler de Nicolas Bouvier.
01:56 J'ouvre "L'usage du monde" et je lis "Nous avions deux ans devant nous et de l'argent pour quatre mois, le programme était vague.
02:02 Mais dans de pareilles affaires, l'essentiel est de partir.
02:04 C'est la contemplation silencieuse des atlas à plat ventre sur le tapis entre 10 et 13 ans qui donne ainsi l'envie de tout planter là."
02:11 Et tout le livre est du même tonneau, c'est-à-dire que pendant 350 pages, il y a une langue, d'une richesse, d'une beauté, il y a un art de tisser.
02:22 C'était vraiment un portraitiste.
02:25 Il faisait des portraits absolument magnifiques, Nicolas Bouvier.
02:30 Et en refermant le livre, je n'avais qu'une envie déjà, découvrir les autres livres de Nicolas Bouvier, parce qu'il n'y a pas que "L'usage du monde".
02:36 Il y a aussi "Le poisson scorpion", il y a aussi ses chroniques japonaises.
02:39 Et puis de partir sur ses traces.
02:42 Et je me suis juré de partir un jour sur ses traces.
02:45 Et quelques années plus tard, je me suis retrouvé sur sa tombe à Colony, en banlieue de Genève, avec son fils Manuel.
02:52 Et il y avait une petite fiat Topolino en fer blanc qu'un admirateur avait laissé sur la tombe.
02:58 Et il y avait un galet sur lequel il était écrit "Et maintenant Nicolas, enseigne-nous l'usage du ciel".
03:03 Et j'ai trouvé ça absolument magnifique.
03:05 Et c'est ce jour-là précisément que je me suis dit "Bon, maintenant il faut y aller, il faut partir sur ses traces".
03:09 Oui, parce que là, vous venez de le citer de mémoire, ce livre et son auteur.
03:13 Mais c'est vrai que pour raconter sa manière à lui de voyager, il y a 70 ans, il était vraiment parti sans le sou avec son complice Thierry Vernet.
03:22 Ils avaient fait ce voyage dans une petite fiat, c'est ça de voir ?
03:25 C'est l'hôte Topolino.
03:26 Topolino.
03:27 Et ils avaient pas un sou en poche.
03:29 Donc ils donnaient un peu des conférences, l'autre peignait aussi pour gagner quelques sous durant cette traversée.
03:36 Et aujourd'hui, on imagine qu'en 2022-23, vous n'avez pas tout à fait refait le voyage de la même manière.
03:42 Mais pas loin.
03:43 Non, et alors eux sont partis de Belgrade.
03:45 Ils ont traversé la Yougoslavie, puis la Turquie, puis l'Iran.
03:48 Ils ont fait une petite boucle par Quetta au Pakistan.
03:51 Et ils ont terminé un an et demi plus tard à Kaboul en Afghanistan.
03:55 Moi, je me suis contenté du tronçon iranien de la partie iranienne, ce qui était la majeure partie de leur voyage,
04:01 puisqu'ils ont passé six mois à Tabriz.
04:03 Ils ont passé près d'un an en Iran en tout.
04:05 Donc évidemment, pas dans les mêmes conditions.
04:08 Néanmoins, je me suis interdit de prendre l'avion et j'ai traversé l'Iran essentiellement en stop, en bus, en train,
04:15 donc toujours par la route.
04:17 Et puis en dormant dans des auberges de jeunesse.
04:20 Et puis à une période où c'était très, très mouvementé politiquement.
04:25 Il faut dire que Nicolas Bouvier, lui, il va après la chute de Mossadegh.
04:30 Donc il y va déjà dans une période qui est assez mouvementée.
04:34 Et il n'en parle quasiment pas dans l'Usage du monde.
04:37 L'Usage du monde est un livre d'émerveillement, est un livre de découverte.
04:41 C'est le cas aussi pour votre Usure d'un monde.
04:44 Il y a de l'émerveillement, mais vous êtes quand même rattrapé par la situation.
04:47 Je ne pouvais pas faire l'économie du contexte politique.
04:49 Et moi, ce qui me fascinait, justement, parce que j'aurais pu ajourner mon voyage.
04:52 Mais le peuple iranien venait de se soulever contre son régime suite à la mort de Marsha Amini,
04:58 cette jeune kurde rouée de coups parce qu'elle portait le voile trop négligemment aux yeux de la police des mœurs.
05:04 Et à ce moment là, au moment où j'arrive en Iran, il y a déjà 500 personnes qui ont été tuées dans les manifestations.
05:11 Il y en a 15 000 qui sont, qui croupissent dans les geôles de la République islamique.
05:16 Tous les journalistes iraniens qui parlent des soulèvements sont emprisonnés.
05:21 Les journalistes occidentaux ne se voient plus délivrés de visas.
05:26 D'ailleurs, votre récit commence sur ce coup de fil du quai d'Orsay.
05:29 Vous êtes déjà dans l'avion et en gros, ce voyage vous est plus que vivement déconseillé par les autorités.
05:35 L'Iran d'hier, celui de Nicolas Boullier n'est plus celui d'aujourd'hui.
05:38 C'est ce qu'on vous raconte. Il n'y a quasiment plus un Français sur place.
05:41 Et vous risquez à tout moment de vous faire arrêter.
05:44 Oui, c'est la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères qui m'appelle.
05:47 Et on me dit en gros, ne montez pas dans cet avion.
05:49 Vous faites face à un risque d'arrestation et de détention arbitraire assez élevé.
05:54 Et au même moment, j'entends une voix qui grésille dans un haut-parleur et qui dit
05:59 "Messieurs, bienvenue à bord de ce vol pour Téhéran. Veuillez attacher vos ceintures et mettre vos téléphones portables en mode avion."
06:04 Donc, il était trop tard. Mais de toute façon, je connaissais les risques qu'on pouvait avoir.
06:07 Et le visage, vous l'avez eu ?
06:08 Et le visage, je l'avais eu. Je l'avais eu en tant que touriste, évidemment.
06:11 C'est précisément parce que je n'étais pas journaliste que j'ai pu obtenir un visa.
06:15 Sinon, on ne me l'aurait jamais donné.
06:17 Et je voulais vraiment aller témoigner de ce qu'il se passait.
06:20 Je voulais aller voir de mes yeux ce peuple qui se soulevait contre ce régime.
06:27 Touriste et "love novelliste", direz-vous aussi quand vous serez interpellé là-bas.
06:33 Et bien, on ne va pas dire que vous êtes journaliste, ni même écrivain, mais romancier.
06:37 Oui, parce que...
06:38 Une histoire d'amour, de petites histoires roses.
06:40 Lorsque je me retrouve à Saqqez, qui est au Kurdistan iranien, qui est la ville de Marsa Amini,
06:44 celle où elle a grandi, celle où elle a été enterrée, et que j'avais décidé de terminer le voyage là-bas,
06:50 eh bien, je suis arrêté par les gardiens de la Révolution, interrogé quelques heures dans un garage,
06:55 puisqu'il n'y a plus que des centres de détention et parfois de torture clandestins.
07:01 Et à un moment, évidemment, ils me demandent ma profession.
07:05 Et je savais qu'il fallait répondre à quelque chose qui semblait assez éloigné de journaliste.
07:09 Je trouvais qu'écrivain, c'était un peu trop proche.
07:12 Et comme mon dernier roman était une histoire d'amour, mon maître et mon vainqueur,
07:15 une histoire d'une passion amoureuse, eh bien, j'ai dit "love novelist".
07:18 Ils ont dû se dire "Oh, so French, ce type écrit des bluettes, ça ne va pas porter préjudice à la République islamique".
07:23 Et finalement, ils m'ont signifié que le voyage était terminé,
07:26 que j'avais 24 heures pour quitter le Kurdistan et 72 heures pour quitter l'Iran, mais ils ne m'ont pas gardé avec eux.
07:31 Après une première série, justement, de récits historiques, votre premier livre,
07:35 "Tu montreras ma tête au peuple" sur la Révolution française.
07:38 Après l'humour et la mélancolie de cette enquête littéraire qu'a été M. Pikielny.
07:44 Après un roman sur la passion amoureuse que vous venez d'évoquer, avec un peu de sexe aussi,
07:49 comme vous le racontez, mon maître et mon vainqueur.
07:51 Vous avez donc décidé, vous, de vous lancer dans le récit de voyage, dans un pays en feu, on le sait, l'Iran, à ce moment-là.
07:57 Mais à votre manière, évidemment.
07:59 Quelle était-elle ? Comment vous l'avez pensée ?
08:01 Parce que c'est ça qui est intéressant.
08:02 Entre ces 25 ans où vous avez lu le livre de Nicolas Bouvier,
08:05 et aujourd'hui, vos 36 ans, il semblerait que ce récit de voyage vous ait marqué.
08:10 Et il a continué à tracer sa route en vous, durant ces 10 ans.
08:15 Quand vous vous décidez à devenir tout à coup un écrivain voyageur pour ce nouveau livre,
08:19 vous y allez avec quelle idée de raconte, quelle envie de raconter le monde, à votre manière ?
08:25 Mais la lecture de Nicolas Bouvier a été fondamentale pour moi.
08:28 Parce qu'à partir du moment où je le lis, j'ai envie de chausser des semelles de vent, en quelque sorte.
08:31 Moi, à l'époque, j'étais joueur de hockey sur glace.
08:34 Deux ans plus tard, j'ai arrêté ma carrière de hockeyur professionnel.
08:37 Et j'ai pris un sac à dos, je suis parti à travers l'Amérique du Sud,
08:40 sur les traces de Che Guevara, pendant six mois.
08:42 Et puis, depuis, ma vie est centrée pas mal autour du voyage.
08:47 C'est-à-dire que je passe près de la moitié de l'année sur les routes.
08:50 Simplement, je n'avais pas encore écrit, en tout cas publié, de récits de voyage.
08:54 Mais j'écris lorsque je pars en voyage.
08:56 Et la difficulté d'un récit de voyage, c'est que, contrairement à un roman,
09:01 le récit de voyage est dépourvu d'intrigues.
09:03 Donc, il repose entièrement sur une façon d'écrire qui, elle-même,
09:08 dépend d'une manière de voir les choses, qui résulte d'une façon d'être au monde.
09:14 Et c'est ça que m'a fait découvrir la lecture de Nicolas Bouvier.
09:18 Une façon d'être au monde, une façon aussi de raconter,
09:21 d'aller chercher jusque dans les plus petits détails,
09:25 sur les visages aussi, ce qu'on voit sur place.
09:29 Et quand on y est, ce n'est pas la même chose que quand on vous le raconte.
09:32 On va écouter Nicolas Bouvier, 1963.
09:34 Je crois que pour Vernet et pour moi, le voyage était plutôt une façon de vivre,
09:40 un mode de vie plus intense et plus lyrique que la vie sédentaire.
09:44 Mais qui n'est pas, la négation qui n'est pas le contraire de la vie sédentaire.
09:49 Pour nous, le voyage était un catalyseur.
09:52 Si vous voulez, on se déracine, on coupe ses attaches,
09:55 on devient plus vulnérable, on devient plus mobile,
09:58 on est obligé de s'engager chaque jour, on est beaucoup plus réceptif
10:03 et on est mieux à même de faire le point aussi,
10:06 c'est-à-dire d'éprouver les choses par rapport à soi
10:09 et non pas par rapport au milieu qui vous abrite ou au cadre qui vous détermine.
10:15 On ne peut pas comprendre les gens si on ne partage pas entièrement leur vie,
10:21 côté positif et côté négatif.
10:24 Et je crois que dans le mode de voyage que nous avions adopté,
10:27 où nous étions assez soumis aux accidents, aux impédimenta, aux avatars de toutes sortes,
10:35 ça nous mettait aussi davantage à même de comprendre les difficultés des gens que nous côtoyons.
10:42 Lyrique, dit-il. C'est étonnant d'ouvrir ce répertoire-là, celui du lyrique,
10:48 quand il raconte aussi sa manière de voyager et de l'écrire.
10:50 Oui, le lyrisme. Et puis il explique surtout dans l'Usage du monde
10:53 que déjà qu'un voyage passe de motif, qu'il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même,
10:57 et qu'on croit qu'on va faire un voyage, mais que bientôt c'est le voyage qui vous fait et vous défait.
11:02 Il explique à quel point le voyage peut être une défaite,
11:04 c'est-à-dire que vous êtes une sorte de bois mort qui se laisse flotter
11:10 et puis le voyage vous prête ses couleurs pour quelques instants, vous traverse,
11:14 c'est-à-dire que vous traversez un pays autant que le pays vous traverse.
11:18 Et lorsque vous rentrez, vous êtes face à vous-même, devant cette insuffisance centrale de l'âme
11:26 qui est peut-être notre quête et notre moteur le plus juste.
11:29 Donc Bouvier montre à quel point voyager, ce n'est pas seulement ce gorger de paysages.
11:36 Voyager, c'est aussi, et c'est ça, c'est une des grandes leçons,
11:41 c'est en revenir avec un regard différent, avec des yeux différents,
11:44 avec des yeux davantage accoutumés au réel, dans ce qu'il a de plus complexe.
11:53 Et moi, ça aussi, ça m'a assez fasciné dans la lecture de Bouvier.
11:57 - Mais quelle place pour soi dans le voyage ?
12:00 Vous êtes qui, vous, François-Henri Désirable, dans ce voyage ? Vous êtes où ?
12:04 - Moi, je ne suis que moi-même.
12:08 Je suis un homme fait de tous les hommes et qu'il est beau tous et que voit n'importe qui, comme dirait Sartre.
12:13 Et le voyage, ce qui est intéressant, c'est que c'est aussi une découverte.
12:19 C'est aussi une découverte de soi-même.
12:21 C'est-à-dire que le plus court chemin qu'il mène à soi-même
12:26 passe par le tour du monde, finalement.
12:29 Donc, quelle place pour soi ?
12:32 - Mais vous avez découvert quoi de vous-même, en fait, durant ce voyage-là ?
12:35 - Je vais vous dire, j'ai découvert que j'avais assez peu de courage.
12:38 Parce qu'à un moment, je me suis retrouvé à Téhéran, place Engelab,
12:43 qui est une des plus grandes places de Téhéran, l'équivalent de la place de la Concorde à Paris,
12:46 avec une jeune fille qui m'a parlé du merveilleux écho de Téhéran.
12:49 Elle me dit "Est-ce que tu veux entendre l'écho de Téhéran ?"
12:52 Et elle met ses mains en cornée autour de sa bouche et elle crie "Marc Ba, dictateur !"
12:56 Ce qui veut dire "Mort au dictateur !"
12:58 Et moi, à ce moment-là, je fais un pas de côté.
13:01 C'est-à-dire que je me suis dit "Merde, il ne faut pas que je sois vu avec elle
13:05 parce que je risque de me faire arrêter."
13:07 Ça a duré peut-être que une micro-seconde,
13:10 mais j'ai eu honte de cette réaction instinctive qui a fait que je me suis déporté.
13:16 Et sans doute qu'elle ne s'en est pas rendu compte
13:18 parce que tout de suite, il y a quelqu'un au troisième étage qui a ouvert sa fenêtre,
13:20 qui a crié "Mort au dictateur !"
13:22 Puis quelqu'un est passé en voiture, a baissé sa vitre et a crié "Mort au dictateur !"
13:25 Et donc j'ai compris ce que c'était que l'écho de Téhéran
13:27 et j'ai compris comment commençaient les manifestations en Iran.
13:32 C'est-à-dire quelqu'un qui, soudain, prend son courage à deux mains,
13:36 qui met ses mains encornées autour de sa bouche
13:38 et puis crie un slogan, crie "Femme, vie, liberté"
13:41 "Zanzan Negi Azadi" ou "Maghba, dictateur"
13:43 et puis d'autres gens s'agrègent à cette personne
13:46 et puis la foule grossit jusqu'à ce que la police répressive
13:51 mette un terme à ce rassemblement
13:55 et tout le monde se met à courir.
13:57 Donc j'ai découvert aussi le peu de courage que j'avais
13:59 et j'ai essayé d'aller contre ça.
14:01 - Soit, mais vous avez aussi rencontré là-bas la peur,
14:04 qui a fait son retour très vite après les manifestations populaires
14:07 qui ont soulevé le pays après la mort de ma chère Amini.
14:11 Le courage n'empêche pas la peur, il ne la neutralise pas.
14:15 - Non, une des choses que j'ai le plus lue, c'est "La peur a changé de camp"
14:19 mais moi j'ai réalisé en arrivant là-bas que la peur n'avait pas du tout changé de camp.
14:21 Peut-être qu'elle a gagné le camp d'en face,
14:23 peut-être que l'Ayatollah Khamenei, le guide suprême,
14:26 est pris de peur le soir en se glissant sous ses draps
14:28 et qu'il songe aux rues de Téhéran ou d'Isparan
14:31 ou de Tabriz ou de Shiraz qui s'embrasent.
14:34 Mais la plupart des manifestants que j'ai rencontrés m'ont dit qu'ils avaient peur.
14:37 Ils n'ont pas peur de mourir, ça c'est pas grave.
14:39 Ils n'ont pas peur des petites blessures
14:43 que peuvent causer les coups de matraque ou les gaz lacrymogènes,
14:46 ça ils en font leur affaire.
14:48 Mais ils ont peur d'aller en prison.
14:50 Ils ont peur d'aller en prison parce qu'on vous arrête,
14:53 on vous juge pour inimitier à l'égard de Dieu
14:56 ou pour corruption sur Terre,
14:58 on a des chefs d'inculpations assez larges
15:02 pour y inclure à peu près ce que l'on veut.
15:04 Un jeune homme qui a brûlé une poubelle lors d'une manifestation,
15:07 on l'a condamné à mort pour inimitier à l'égard de Dieu.
15:09 Et puis on vous torture, c'est-à-dire qu'on pratique la torture à grande échelle en Iran.
15:13 Et puis de temps en temps, on vous condamne à mort
15:17 et puis on vous pend au bout d'une grue
15:19 sans avoir prévenu votre famille à quel moment vous alliez être exécuté.
15:24 Et on vous enterre dans la nuit, dans un terrain vague,
15:27 pour qu'il n'y ait pas de manifestation lors de votre enterrement.
15:30 Donc voilà ce dont les jeunes iraniens,
15:32 parce que ceux qui manifestent, c'était essentiellement des lycéens et des étudiants.
15:37 Mais voilà ce dont ils ont peur, ils ont peur de la prison.
15:39 Et je trouvais admirable le courage de ces jeunes hommes,
15:42 de ces jeunes filles qui avaient 20 ans,
15:44 qui avaient entre 18 et 20 ans, que je rencontrais,
15:47 et qui manifestaient en dépit des risques énormes qu'ils encouraient.
15:53 - Et ça continue, on apprendra encore ce matin l'exécution de trois hommes en Iran.
15:57 - Trois hommes qui évidemment ont été condamnés à mort pour le meurtre de Basiji,
16:03 donc de militiais du régime.
16:05 On leur a extorqué des aveux sous la torture.
16:08 Et ensuite ils se sont rétractés,
16:10 ils ont dit qu'ils n'étaient pas coupables de ce dont on les accusait.
16:14 Et ils ont été exécutés dans la nuit et enterrés dans un terrain vague.
16:18 - Quel fil relie François-Henri Désirable, Milo Farr et Firouzeh,
16:24 en espérant que je prononce bien leurs prénoms,
16:26 ces deux jeunes femmes que vous avez rencontrées ?
16:28 Est-ce que vous diriez que c'est à la fois une conviction
16:31 et peut-être ce slogan que vous rappelez,
16:34 "derrière chaque personne qui meurt, battent mille autres cœurs".
16:37 - Oui, il y a quelque chose, dans l'islam chiite,
16:40 40 jours après la mort du défunt,
16:46 on le célèbre, on se réunit pour le célébrer.
16:50 Et à chaque fois que le régime fait un mort,
16:52 40 jours plus tard, les gens se réunissent pour le célébrer.
16:55 Donc il y a une nouvelle manifestation
16:57 qui est à nouveau réprimée dans le sang,
16:59 qui fait de nouveaux morts.
17:01 Et donc ce slogan que j'ai entendu,
17:04 c'est "derrière chaque personne qui meurt, battent mille autres cœurs",
17:09 c'était pour montrer au régime que
17:11 ils pouvaient continuer à réprimer dans le sang,
17:13 finalement ça ne ferait qu'accélérer le processus.
17:16 Il a fallu un an entre les premières manifestations à Qom en janvier 1978
17:21 et la chute du Shah début janvier 1979.
17:24 Là, ce soulèvement n'a que quelques mois,
17:26 depuis la mort de Marshamini le 16 septembre 2022.
17:29 Et moi je n'ai jamais rencontré un peuple aussi défiant à l'égard de son régime.
17:34 - Ce qui vous frappe comme Nicolas Bouvier,
17:36 c'est quand même la qualité d'accueil,
17:38 c'est aussi la curiosité de toutes les personnes que vous avez rencontrées.
17:42 Vous racontez aussi les idées reçues qu'on peut avoir sur les Balouches,
17:45 leur mauvaise réputation,
17:47 alors que les premiers mots que vous entendez, qu'ils vous disent,
17:49 c'est "Bienvenue chez nous".
17:50 Nicolas Bouvier, dans "L'Usage du Monde", lui racontait
17:52 "Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d'hospitalité,
17:55 de bienveillance, de délicatesse et de concours
17:58 que deux personnes en voyage n'en pourraient attendre de ma ville,
18:01 où pourtant tout marche si bien".
18:03 C'est aussi ce qu'évoque un écrivain, un auteur, metteur en scène,
18:07 Pedro Calivar, on l'écoute.
18:09 J'ai toujours été étonné de la ressemblance des hommes,
18:11 beaucoup plus que de leur différence, leur même voyage aussi.
18:14 À quel point tout à coup une proximité se crée,
18:17 et puis on se rend compte que finalement,
18:19 on est tous dans la même vie,
18:22 que finalement, on a les mêmes questions,
18:25 les mêmes problèmes, les mêmes joies.
18:28 Alors, il y a des formes différentes, bien sûr,
18:31 mais finalement, les émotions sont profondément les mêmes.
18:35 Maintenant, il y a des formes différentes d'expression, d'émotion,
18:39 de les éprouver, de les traduire.
18:41 Mais oui, et je pense d'ailleurs que la vie d'un étranger
18:45 est parfois facile et parfois difficile,
18:48 comme celle de tout homme qui vit, bien sûr.
18:50 - Voilà, Pedro Calivar, il est né à Shiraz,
18:52 ville que vous avez visitée,
18:54 en comparant votre Iran à celui de Nicolas Bouvier.
18:57 Votre Shiraz à celle de Bouvier.
18:59 Il y a tout ce décalage qui vous a frappé,
19:02 des 70 ans d'intervalle entre vos deux livres,
19:05 cette usure, mais aussi cet humanisme
19:09 que vous avez pu toucher de la base.
19:11 Ce qui est intéressant dans ce que dit Pedro Calivar,
19:13 c'est cette idée qu'on se ressemble plus qu'on ne s'assemble, au fond.
19:17 - Oui, et puis cette hospitalité légendaire du peuple iranien,
19:24 moi j'avais du mal à y croire.
19:25 Je me demandais si elle n'était pas un peu surfaite
19:28 et je suis allé vérifier sur place
19:30 et finalement j'ai découvert le peuple le plus hospitalier du monde.
19:34 Jamais je n'ai traversé un pays
19:36 où j'étais accueilli avec autant de bienveillance
19:39 et de curiosité.
19:41 Même de la part des rares pro-régimes que j'ai pu rencontrer.
19:47 C'est-à-dire que même quelqu'un qui était
19:50 un zélé serviteur de l'ayatollah Khamenei
19:54 qui m'a pris en stop entre Kachan et Hispahan,
19:57 a insisté pour faire un détour
20:00 et me montrer un village qui valait la peine d'être vu,
20:03 pour me déposer sur le pas de mon auberge,
20:05 a refusé la poignée de taument que je lui tendais
20:08 pour le dédommager de ses frais kilométriques,
20:10 et néanmoins avait un petit pendentif
20:14 représentant le guide suprême sur le rétroviseur de sa voiture
20:17 et m'expliquait qu'il donnerait sa vie
20:20 pour prolonger celle de Khamenei de quelques secondes.
20:23 - C'est ce prof de biologie à la retraite, Yassine,
20:26 que vous rencontrez,
20:28 et vous racontez que là où la plupart sont tous remontés
20:32 contre ce régime, lui est un partisan qui s'assume,
20:37 que vous allez l'observer à la loupe,
20:39 parce que c'est presque un spécimen, une espèce rare
20:41 parmi toutes les personnes que vous avez rencontrées.
20:43 Mais néanmoins, vous en tirez aussi comme le son
20:46 que personne n'est tout noir et personne n'est tout blanc.
20:48 Celui qui a arrêté sa voiture pour vous prendre en auto-stop
20:52 est aussi celui qui va défendre des idées qui ne sont pas les vôtres, bien sûr.
20:55 - Vous savez, l'une des définitions que je préfère de la littérature,
20:57 c'est celle de Faulkner.
20:58 Il disait qu'écrire, c'est comme craquer une allumette
21:00 dans la nuit au cœur d'une forêt.
21:01 Et alors vous mesurez combien il y a de l'obscurité partout.
21:03 La littérature, nous dit Faulkner, ne sert pas à mieux voir,
21:06 mais à mesurer l'épaisseur de l'ombre.
21:08 Eh bien, le voyage, c'est pareil.
21:10 Vous mesurez l'épaisseur de l'ombre
21:11 et vous voyez que rien n'est tout blanc ni tout noir,
21:13 que tout est beaucoup plus compliqué qu'on ne pourrait le croire.
21:16 - Le voyage, c'est d'abord des rencontres des hommes et des femmes
21:19 dont vous faites des personnages.
21:21 Est-ce que ça, c'est un travers possible,
21:25 un travers auquel vous avez particulièrement pris garde,
21:27 de ne pas faire de toutes ces personnes réelles que vous avez rencontrées,
21:30 des êtres de fiction,
21:31 passer par le filtre de votre imagination,
21:34 de vos idées reçues,
21:36 de vos qualités de Français ou d'étranger ?
21:39 Comment être le plus fidèle possible à toutes ces personnes rencontrées ?
21:43 - Alors, je vais vous dire la vérité,
21:44 c'est que j'essayais parfois de ne pas être tout à fait fidèle
21:47 aux personnes que j'avais rencontrées,
21:49 justement pour les protéger,
21:51 parce qu'il ne fallait absolument pas qu'elles soient reconnaissables.
21:55 Mais j'ai essayé de restituer, oui, le plus fidèlement possible
21:59 ce que j'ai pu voir, ce qu'on a pu me raconter.
22:03 Comment essayer ?
22:04 Simplement en étant honnête.
22:06 Moi, une écrivaine que j'aime particulièrement,
22:08 c'est Svetlana Alekseyevich,
22:10 qui, elle, justement, a passé sa vie à recueillir des témoignages.
22:15 Et elle les restitue à sa façon,
22:17 mais en les restituant à sa façon,
22:19 eh bien, je crois qu'elle va au-delà de la vérité.
22:24 C'est-à-dire que tout est encore plus vrai,
22:28 justement parce qu'elle les transforme
22:31 de ces personnages de chair,
22:34 elle en fait des personnages d'encre et de papier.
22:37 Et en les restituant à sa façon, tout semble encore plus vrai.
22:40 - Alors, il y a d'autres écrivains que vous aimez,
22:43 que vous affectionnez, en plus de Bouvier aussi,
22:48 et peut-être différemment ou pour d'autres raisons
22:51 que la Prix Nobel de littérature biélorusse.
22:53 On peut citer Milan Kundera, comme vous, dans cet ouvrage
22:56 "L'usure d'un monde, une traversée de l'Iran".
22:58 Votre récit, François-Henri Désérable,
23:00 qui vient de paraître chez Gallimard.
23:02 "Le temps du voyage n'est pas celui de la politique",
23:04 nous rappelle Milan Kundera.
23:06 - Savez-vous, il y a le temps de se battre,
23:09 il y a le temps de crier,
23:11 il y a aussi le temps de se concentrer au travail,
23:14 il y a aussi le temps d'écrire les romans.
23:16 Alors je crois que pour moi, ce temps est venu.
23:20 Et puis, savez-vous, je suis un homme pas à politique,
23:25 je suis un homme anti-politique.
23:27 Je déteste l'esprit de la politique
23:30 qui est toujours l'esprit de la simplification.
23:34 Je déteste simplifier les choses.
23:36 C'est pourquoi je suis un romancier.
23:40 C'est ma position.
23:43 Pour moi, romancier, c'est quelqu'un
23:48 qui veut saisir la réalité dans leur complexité.
23:53 - Vous avez promené, vous, votre miroir
23:56 le long d'un chemin, comme dit Stendhal aussi,
23:59 du voyage François-Henri Désérable.
24:02 Mais à la différence de Bouvier,
24:04 qui a laissé passer presque dix ans
24:06 entre ce voyage qu'il a réalisé entre 1953 et 1954
24:09 et la sortie du livre "L'usage du monde" en 1963,
24:13 vous avez plutôt écrit sur le vif.
24:15 C'est-à-dire que vous n'avez pas tant écrit pendant le voyage.
24:18 Il ne faut pas trop avoir des carnets,
24:20 des téléphones qui enregistrent
24:22 quand on fait ce type de traversée.
24:24 Mais vous avez tout gardé dans votre mémoire
24:26 et commencé à écrire dès votre retour.
24:28 - J'ai pris beaucoup de notes pendant le voyage.
24:30 Et pour tout vous dire, je n'avais pas prévu
24:32 d'écrire un récit de voyage.
24:33 Je me suis dit que j'allais peut-être en tirer
24:34 quelques articles.
24:35 Mais finalement, j'avais tant de matière
24:37 de deux semaines déjà,
24:39 que je me suis dit qu'il y avait matière
24:41 à en tirer un récit.
24:42 Donc je prenais beaucoup de notes
24:44 que j'envoyais par mail en France
24:47 et que j'effaçais au fur et à mesure.
24:49 Parce que si les services de sécurité m'arrêtaient,
24:50 il ne fallait pas qu'ils tombent dessus.
24:52 Et lorsque je suis rentré,
24:53 je les ai mises au propre
24:55 et j'en ai fait ce récit.
24:57 C'est une façon...
24:58 Je ne suis pas du tout
25:00 accoutumé à cette façon de travailler.
25:02 Ça me prend beaucoup de temps pour écrire.
25:05 Et là, c'était vraiment une grande première pour moi.
25:07 - Il y a ces livres avec lesquels on part en voyage
25:10 et ceux que l'on ramène dans ses bagages.
25:12 Beaucoup de poètes et d'écrivains iraniens.
25:14 Lesquels avez-vous ramené avec vous ?
25:17 - J'ai découvert une poétesse
25:19 qui s'appelle Foroukh Foroukhzad,
25:21 qui est morte assez jeune,
25:22 qui est enterrée à Téhéran,
25:24 dont j'ai adoré la lecture des poèmes.
25:27 Et puis, j'ai lu également,
25:30 parmi les Iraniens, j'ai lu Hafez,
25:32 qui est peut-être le Baudelaire iranien,
25:36 qui a son sa tombe à Shiraz.
25:38 Et les Iraniens se recueillent sur la tombe de Hafez
25:41 en ouvrant le divan,
25:42 qui est le recueil de poèmes de Hafez.
25:44 Et ils cherchent des réponses,
25:46 dans Hafez,
25:48 à leurs questions existentielles.
25:50 Donc, dans les vers d'un poète mort il y a plus de six siècles.
25:52 Et ça, j'ai trouvé ça absolument magnifique.
25:54 - Mais vous ne le découvrez pas.
25:55 Que les morts ont beaucoup à apprendre vivants.
25:57 - C'est vrai que les morts ont beaucoup à apprendre vivants.
25:59 Mais d'ailleurs, c'est une des raisons pour lesquelles on lit.
26:01 On a beaucoup.
26:02 C'est une des manières de nous faire des amis
26:04 qui sont morts avant notre naissance.
26:06 - Quand vous êtes allé à Cologne,
26:09 en banlieue de Genève,
26:10 pour retrouver aussi la bibliothèque,
26:12 les globes de Nicolas Bouvier,
26:14 vous êtes tombé sur cet exemplaire qu'il avait,
26:16 je crois, indédicacé à son fils,
26:18 de l'usage du monde.
26:20 Un exemplaire de cette vieille histoire
26:22 triste et gaie, avait-il écrit dans la dédicace.
26:24 Peut-être le moment,
26:26 et c'est la dernière question,
26:28 de nous raconter pourquoi vous avez détourné son titre
26:30 "L'usage du monde"
26:32 pour l'usure d'un monde.
26:34 Quel monde s'est usé pour vous ?
26:36 - Ce monde, évidemment, c'est celui de la république islamique
26:38 qui réprime dans le sang les aspirations de son peuple.
26:40 Et l'usure parce que, en vérité,
26:42 ce régime est déjà mort.
26:44 C'est-à-dire qu'il est comme un arbre
26:46 qui a été frappé par la foudre,
26:48 qui se décompose sur pied,
26:50 et chaque voix qui s'élève, chaque slogan,
26:52 chaque manifestation, est comme un petit coup
26:54 de hache dans ce bois mort.
26:56 Reste à savoir quand est-ce qu'il finira par tomber.
26:58 - Il y a ceux qui s'usent et ceux qui survivent.
27:00 - Oui.
27:02 Alors là, je ne sais pas s'il survivra
27:04 pour cette fois.
27:06 - Mais les hommes et les femmes, peut-être oui.
27:08 Et leur courage, tel que vous le racontez aussi
27:10 dans ce récit de voyage, dans ces rencontres
27:12 que vous avez pu réaliser.
27:14 Il y en aura d'autres, des voyages, le prochain ce sera.
27:16 - Il y a un pays qui me tente pas mal, c'est quand même le Pakistan.
27:18 - Le Pakistan, pas si loin.
27:20 - Pas si loin de l'Iran.
27:22 Oui, c'est frontalier.
27:24 D'ailleurs, j'ai croisé en Iran des gens qui poursuivaient
27:26 la route vers le Pakistan et j'avais vraiment envie
27:28 de continuer avec eux.
27:30 - On verra si vous obtenez votre visa et si le Quai d'Orsay
27:32 vous autorisera à repartir.
27:34 En attendant, il y a ce livre qui n'était pas prévu
27:36 mais qui est là, "L'usure d'un monde, une traversée de l'Iran".
27:38 Votre récit chez Gallimard.
27:40 Merci beaucoup à vous, François-Henri Désirable.