"Sur l'Adamant" : comment Nicolas Philibert a filmé une psychiatrie à visage humain

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Transcript
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivier Gesper, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, le Ciné-Club aujourd'hui de Nicolas Philibert, il incarne la French Touch du documentaire.
00:23 Après la moindre des choses, le pays des sourds, être et avoir ou encore nénette,
00:27 le documentariste revient avec un film plein d'humains.
00:30 Une autre psychiatrie est-elle possible et à quelles conditions ?
00:34 Pour tenter de répondre à cette question, il a posé sa caméra sur l'Adamant,
00:38 un film en salle, mercredi.
00:40 Un centre psychiatrique de jour, un lieu qui accompagne les patients,
00:44 leur donne à faire, leur donne à voir et leur permet surtout de se rencontrer,
00:48 de re-sociabiliser.
00:50 Alors le film a tapé dans l'oeil du jury de la dernière Berlinale,
00:52 présidé par l'actrice américaine de 32 ans, Kristen Stewart,
00:56 et il a obtenu la récompense suprême, un ours d'or pour un film documentaire,
01:00 celui de Nicolas Philibert, invité aujourd'hui.
01:02 *Musique*
01:04 Tout bienvenue au Club.
01:06 Bonjour à vous Nicolas Philibert.
01:07 Bonjour.
01:08 Bonjour, une émission programmée par Henri Leblanc et Anouk Delphido,
01:11 préparée par Sacha Matéi, coordonnée par Laura Dutèche-Pérez
01:14 et réalisée par Félicie Fauger avec Noé Chaban à la technique.
01:19 *Musique*
01:46 C'est à vous le matériel ?
01:47 Oui.
01:48 Vous avez une voiture pour vous trambaler tout ça ?
01:51 J'ai pris un traitement très fort, que je désire pas,
01:54 que je puisse dire un dialogue avec vous, audio.
01:56 Sinon je me prends pour Jésus, moi.
01:58 C'est bloqué dans la tête, toujours les mêmes délires, les mêmes choses.
02:01 *Musique*
02:07 Alors je m'appelle Sabine Berlière, je suis psychiatre.
02:11 Je serais contente à votre place.
02:13 Et j'y viens, je voulais vous dire que je suis très contente d'arriver sur le bateau.
02:19 C'est la fin ?
02:28 Oui.
02:31 Ça met d'un à peu d'un autre et on croit qu'on va s'en sortir comme ça.
02:35 On a des têtes un peu cassées peut-être, je sais pas.
02:38 Personne n'est parfait.
02:40 *Musique*
02:42 Personne n'est parfait.
02:44 *Musique*
02:48 Personne n'est parfait.
02:50 *Musique*
02:54 Allez.
02:55 Il fait chaud là-dessous.
02:58 Ouais.
02:59 Ce film c'est une histoire de rencontre au fil de l'eau, Nicolas Philibert, sur la Daman.
03:04 C'est d'abord un lieu pour vous ou une utopie ?
03:07 C'est pas tout à fait une utopie puisque cet endroit existe bel et bien.
03:12 Il est ouvert 5 jours sur 7.
03:15 Il accueille des patients, des 4 premiers arrondissements de Paris.
03:20 Mais c'est un lieu qui peut laisser penser un peu à l'utopie parce qu'il est vraiment très beau.
03:28 Alors que la plupart des lieux de la psychiatrie sont des endroits pas forcément laids mais en tout cas fonctionnels, souvent loin du centre.
03:40 Et il faut le dire, bien souvent un peu tristounés.
03:45 Oui, on peut pas aller tout de suite.
03:46 Et surtout des lieux fermés.
03:47 Souvent ce sont des lieux fermés.
03:48 Alors que la Daman est un lieu ouvert.
03:51 Ouvert sur le monde, ouvert sur la société, sur la cité.
03:56 Qui accueille, je l'ai dit, des patients mais qui accueille aussi toutes sortes d'intervenants qui viennent, qui passent.
04:03 Et ça change tout.
04:05 C'est un lieu chaud avec son bois qui effectivement contraste avec les murs gris, souvent blancs, des hôpitaux psychiatriques.
04:13 Et c'est un lieu ouvert comme vous nous l'indiquez dès les premières secondes du film en filmant ce bâtiment flottant situé sur la Seine dans le 12e arrondissement à Paris.
04:24 Avec ses fenêtres qui s'ouvrent, avec la lumière aussi.
04:29 Et on voit vraiment aussi comment ce lieu s'ouvre sur son environnement.
04:36 Mais vraiment c'est le terme d'ouverture qui convient.
04:41 Ouverture à la parole de ceux qui viennent là.
04:46 Ouverture au monde.
04:49 C'est un endroit au fond dans lequel les patients ne sont pas enfermés dans leurs symptômes, dans leurs maladies.
05:01 On les considère comme des personnes, comme on devrait le faire toujours d'ailleurs.
05:07 En effet, ces volets qui s'ouvrent chaque matin donnent l'impression de poumons qui s'ouvrent ou des yeux qui s'écarquillent pour regarder autour de soi.
05:23 Comme une sorte de baleine, une mobidique qui serait aujourd'hui posée sur la Seine.
05:28 Ce mot d'ouverture-fermeture est central dans cette histoire que vous nous racontez.
05:33 Parce qu'en réalité, ils sont renfermés sur eux-mêmes.
05:36 Ils sont enfermés dans leur tête avec tous ces signaux contradictoires qu'en permanence leur cerveau leur envoie.
05:43 C'est raconté par tous ces témoignages de ces personnes que vous avez rencontrées avec votre caméra au fil du tournage.
05:51 Le principe de ce lieu, de ce centre de jour, c'est justement de les aider à s'ouvrir, à sortir un tout petit peu de leur tête.
05:58 À travers des ateliers, des ateliers cinéma où on parle des films qu'on a vus, à travers un bar, une cafétéria où on peut sociabiliser.
06:07 À travers aussi des ateliers de dessin.
06:10 Alors là, c'est un grand moment.
06:12 A chaque fois, chacun dessine dans son coin, répond à la demande, à la commande ou à ce qu'il a voulu imaginer.
06:18 Et puis ensuite, on débriefe ensemble. On va écouter un extrait.
06:22 L'œil, le nez un peu proéminent, la barbe et le cou bien sûr.
06:30 La bouche ?
06:34 La bouche là, oui la bouche là.
06:38 Mais bon, on est libre de voir ce qu'on veut.
06:43 En tout cas, c'est ça que vous voyez, c'est un visage.
06:47 Oui.
06:49 Enfin, je n'ai pas voulu faire un visage.
06:54 Quand je fais une forme, j'essaie toujours de trouver un petit peu le...
07:01 mettre un œil.
07:05 Mais pas forcément.
07:10 Là, pour avoir un visage, il faut vraiment le vouloir.
07:18 Alors le cou, généralement, il est plutôt là.
07:23 Mais moi, j'aime bien faire mes cous...
07:25 Oui, mais on a l'impression que votre dessin est tout étiré comme ça.
07:28 Oui, mon dessin était tiré.
07:34 Mon pif est un peu trop gros, je regrette que mon pif...
07:40 Mon pif est trop gros.
07:46 Et alors le titre, ce serait quoi ?
07:48 Le titre, c'est le pif qu'il ne fallait pas faire.
07:54 Vous savez Nicolas Philibert, ça me rappelle cette blague de Toto
07:58 que je serais incapable de vous raconter parce que je ne sais pas raconter des blagues
08:01 et encore moins faire rire à partir de ça.
08:03 Mais je me souviens de Toto qui tire sa brosse à dents avec une laisse
08:07 et qui croise un patient qui lui dit "Ah, il est beau ton chien aujourd'hui"
08:11 quelque chose comme ça.
08:12 Et l'autre répond "Oui, oui" et se retourne et parle,
08:15 dit "C'est une brosse à dents".
08:17 Je ne sais plus sur la question de la manière dont on peut voir les choses.
08:20 C'est ça que je trouve fascinant avec cet exemple et ce dessin.
08:23 C'est-à-dire qu'il nous décrit tout un visage.
08:25 Il a fait des yeux, il a fait un nez, il a fait des cheveux.
08:27 Et puis à la fin, il dit "Mais moi, il faudrait vraiment avoir beaucoup d'imagination
08:30 pour y voir le dessin d'un visage".
08:33 Il le dit lui-même.
08:34 Finalement, c'est toute une affaire de perception.
08:37 C'est ça aussi ce que raconte votre film, une affaire de regard.
08:40 Et en l'occurrence, l'auteur de ce dessin qui vient donc
08:46 le présenter, présenter son travail aux autres, aux autres personnes de l'atelier,
08:51 est quelqu'un qui a un humour très caustique comme ça,
08:57 qui est très drôle et peint sans rire.
09:00 Pour moi, c'est une scène magnifique, celle-là.
09:05 Et en effet, c'est une question de regard.
09:09 Nous aussi, nous regardons, nous, la société regarde
09:14 les gens qui sont en train de troubles psychiques,
09:18 souvent avec un drôle d'air, quand on veut encore bien les regarder.
09:23 Parce que souvent, ces personnes-là sont rejetées dans une sorte d'invisibilité.
09:29 On ne veut pas les voir.
09:31 Donc voilà, le film va essayer d'accueillir leurs paroles, leurs histoires,
09:40 leurs récits, leurs visages, leurs regards, leurs visions du monde.
09:46 Et cette vision du monde, elle est, oui, elle est trop souvent,
09:51 elle est trop souvent exclue, bannie.
09:54 - Alors qu'elle est pleine de poésie et pleine d'imagination,
09:57 est-ce que ce n'est pas justement notre regard qui est trop terre à terre
10:00 à beaucoup de moments, finalement, dans la vie ?
10:03 - Notre regard est normatif, trop normatif.
10:08 Il faut faire un peu de place à ces personnes-là
10:13 qui ont un regard sur le monde souvent extrêmement aiguisé, extrêmement lucide.
10:20 Je me dis parfois que certains d'entre eux souffrent de ça,
10:27 de cette profonde lucidité, de cette porosité aussi,
10:32 avec laquelle ils considèrent le monde.
10:37 Cette porosité qui fait qu'ils prennent beaucoup de coups,
10:40 c'est comme s'ils étaient aux avant-postes et qu'ils prenaient plein de coups,
10:44 alors que nous, on parvient un peu à esquiver certains d'entre eux, en tout cas.
10:50 - Mais bien sûr qu'ils en souffraient, et ils vous le disent,
10:55 ils vous le disent à plusieurs reprises.
10:57 Ils sont fracassés, ils sont cabossés par la vie,
11:00 ça se lit sur leur visage, comme vous dit l'un.
11:03 "Sans médicaments, je suis un véritable danger pour moi-même
11:06 et peut-être aussi pour les autres", dit un autre.
11:08 "Tu as un détonateur, tu as le détonateur juste à côté du cœur",
11:11 chante un patient en ouverture de votre film,
11:14 dans une reprise de la bombe humaine de téléphone,
11:17 qui fait vraiment...
11:19 Je pense qu'on a la chair de poule devant cette scène,
11:21 parce qu'au fil de cette chanson, on finit vraiment par se demander
11:24 si ce n'est pas lui le parolier de ce tube,
11:27 tant il semble vivre chaque instant, chaque mot,
11:31 comme si à travers cette chanson, c'est sa situation,
11:34 sa condition et son ressenti qui avait été raconté.
11:37 Ce n'est pas rien d'avoir un détonateur à côté du cœur.
11:40 Cette chanson a été interprétée de façon extraordinaire
11:43 par cet homme, François,
11:46 qui a quitté l'hôpital le matin même pour venir chanter.
11:51 François vient de temps à autre sur la Daman,
11:55 en particulier à l'atelier musique,
11:58 et là, il avait préparé un petit spectacle.
12:03 Et quand je l'ai entendu chanter,
12:06 j'ai pensé qu'il fallait que cette chanson soit dans le film.
12:09 Et puis, de fil en aiguille, j'ai eu à cœur d'ouvrir le film avec cette chanson,
12:14 tellement les paroles de la chanson de "Téléphone"
12:17 résonnent avec ce lieu, avec la psychiatrie.
12:22 Et quand on le voit chanter, on est saisi par la force qu'il anime.
12:29 Il lui donne une portée qu'elle n'a peut-être jamais eue jusque-là.
12:34 On disait aussi "au fil de l'eau", mais on voit que toutes ces vies
12:37 tiennent à un fil, qu'ils marchent sur un fil.
12:40 C'est cette fragilité, ce calme apparent que vous nous montrez,
12:45 où on ressent qu'à tout moment dans leur vie, tout peut basculer.
12:48 L'invisible ici, parce que vous le dites souvent, Nicolas Philibert,
12:51 vous êtes un cinéaste de l'invisible.
12:54 C'est cette violence intérieure, cette violence contenue,
12:56 cette souffrance omniprésente,
12:58 ces têtes sous tension malgré le calme des lieux
13:01 que vous avez souhaité aussi nous montrer.
13:05 J'aime bien cette idée du fil, parce que ce fil,
13:10 en effet, on a l'impression que certains de ces personnes qui sont là
13:16 sont un peu sur le fil, sont un peu sur le fil entre...
13:21 Bon, lâchons ces mots, entre normalité et anormalité.
13:28 Souvent, ça se passe justement sur le fil, un peu entre les deux,
13:33 entre l'un et l'autre.
13:35 Ça raconte aussi que les personnes qui sont atteintes de ces troubles
13:43 ne sont pas non plus, si j'ose dire, pardon pour ce mot,
13:49 mais fous 24 heures sur 24,
13:52 ils ne sont pas non plus tout le temps délirants ou incohérents.
13:57 Au contraire, il y a des grands moments de lucidité.
14:01 Bref, il y a vraiment, entre eux et nous, beaucoup en commun.
14:07 On est...
14:10 Beaucoup de gens sont sur ce petit fil
14:14 et avancent dans la vie un peu comme des funambules.
14:18 - Vous aussi ?
14:20 - Sans doute aussi, oui.
14:22 C'est probablement pourquoi j'ai eu à cœur de faire un deuxième film en psychiatrie
14:29 bien des années après la moindre des choses.
14:32 Je pense que je suis au fond de moi très touché
14:38 par ces vulnérabilités, ces fragilités-là.
14:44 Elles me renvoient à des choses profondes en moi, intimes, oui.
14:49 - Mais lesquelles ? Vous avez percé ?
14:51 Ça, à jour, peut-être, cette attention si particulière que vous posez,
14:57 ce regard sur ces situations, d'où ça vient ? D'où ça vous vient, Nicolas Philibert ?
15:02 - Je ne sais pas. Je suis quelqu'un qui doute, qui hésite.
15:10 Je suis quelqu'un qui cherche mes mots, vous l'entendez.
15:14 Je ne les trouve pas toujours, je ne sais pas toujours.
15:18 Parfois, quand je parle, tout d'un coup, les mots se dérobent devant moi.
15:27 Il y a cette peur-là.
15:29 Donc, c'est sans doute...
15:36 Vous voyez, j'embafouille devant vous quand vous me posez cette question.
15:41 Il faudrait que je m'allonge.
15:43 Il faudrait que peut-être j'aille voir quelqu'un pour raconter un peu tout ça.
15:49 Mais bon, j'ai choisi de faire des films.
15:53 Et ça me soigne, d'une certaine manière, de faire des films.
15:58 Ça me permet d'aller vers les autres.
16:00 La caméra est cet objet qui me permet de m'approcher, au fond.
16:05 Sans une caméra, je serais sans doute bien davantage replié sur moi-même.
16:14 Ça me soigne, et vous venez de l'évoquer.
16:17 Mais en même temps, c'est toute la question du soin aussi que vous posez à travers vos films.
16:22 Et pas simplement sur "La Dame en", mais aussi les précédents.
16:25 Parce que vous êtes dans une démarche longue sur ces questions-là.
16:29 Et on peut simplement évoquer "De chaque instant" paru, sorti il y a quatre ans.
16:33 Où vous filmiez à un institut de formation en soins infirmiers, sur "La Daban".
16:37 Pareil d'ailleurs, un peu comme le deuxième volet de ce cycle sur les métiers du soin.
16:42 Alors, il y a un prolongement, il y a cette continuité que vous racontiez.
16:45 Mais est-ce que vous avez le sentiment, en dehors de vous soigner, de pouvoir aider avec vos films ?
16:51 De réparer quelque chose ?
16:54 Alors, outre que je me réalise en réalisant des films, je m'accomplis quelque part.
17:06 Mais je pense que, ici ou là, peut-être à mon insu,
17:11 le fait de venir dans un lieu comme "La Daban", avec une caméra, une petite équipe,
17:17 peut avoir une fonction, j'allais dire soignante auprès de certains, je ne sais pas.
17:24 Mais en tout cas, les personnes que je filme, je les considère.
17:29 Je les filme avec considération, avec de l'estime, avec parfois même une admiration.
17:39 Et il semble que, en tout cas pour certaines de ces personnes,
17:47 cette présence d'une caméra peut faire ici ou là du bien, ne serait-ce que parce que ça crée une animation.
17:54 Voyez, on disait au début que "La Daban" est un lieu ouvert qui accueille aussi une équipe de tournage,
18:05 avec une belle disponibilité.
18:09 Et c'est donc cette équipe venant là n'est peut-être pas trop nocive, au fond.
18:17 Et il n'y a pas d'hierarchie sur "La Daban", en tout cas, il ne se donne pas à voir.
18:22 Les soignants ne sont pas en blanc, on les distingue à peine des patients.
18:26 On va écouter l'arrivée de la nouvelle sur "La Daban".
18:29 - Salut, comment ça s'écrit après ?
18:31 - Berlière, B comme Bernard, E, R, L, I, E, R, E.
18:41 - Psy ou psychiatre ?
18:45 - Psychiatre.
18:47 - Alors je m'appelle Sabine Berlière, psychiatre.
18:50 Je suis la nouvelle, je suis la nouvelle, je suis la nouvelle.
18:54 - Je suis la nouvelle.
18:57 - Mais la nouvelle quoi ?
18:59 - Je suis la nouvelle commandatrice.
19:02 - D'accord.
19:03 - Commandatrice.
19:05 - Je serais contente à votre salle.
19:09 - Et j'y viens, mais je voulais vous dire que je suis très contente d'arriver sur le bateau.
19:17 Extrêmement contente de venir ici, vraiment.
19:20 Déjà je trouve que c'est un endroit merveilleux, je le trouve très apaisant.
19:25 Et je pense que c'est un lieu du désir aussi, c'est-à-dire que les gens qui sont là ont le désir d'y être.
19:33 Et pour moi ça c'est fondamental en fait.
19:36 - Bon, il y a encore des nouveaux ?
19:40 - Voilà, une fois encore vous faites tomber les frontières.
19:45 C'est intéressant d'être quand même posée sur un bâtiment flottant sur la scène.
19:48 Pour ce film, la scène qui partage Paris, ici, il n'y a plus de frontières.
19:54 Ou alors elles sont peureuses, elles sont flottantes, là encore, entre les soignants et entre les patients.
19:59 Vous avez adopté pour ce film, Nicolas Philibert, la démarche que vous aviez aussi adoptée pour les précédents.
20:05 Celle un peu du candide, du curieux, de celui qui arrive là sans prétendre savoir, surtout pas tout savoir.
20:11 Et de celui qui a envie d'apprendre.
20:13 Qu'est-ce que vous avez appris au fil de ce tournage ? Ou plutôt qu'est-ce que vous avez désappris ?
20:18 - J'ai peut-être continué à perdre certains a priori.
20:25 On a tous plein d'a priori, des idées toutes faites comme ça.
20:30 Et quand on s'approche des gens, les clichés s'estompent.
20:36 J'ai perdu peut-être un peu de ma peur.
20:39 Ça c'est beaucoup à l'occasion du précédent tournage en psychiatrique.
20:44 J'ai perdu la peur que j'avais.
20:46 Ce premier film, je l'avais fait presque à reculons.
20:49 Celui-là, en commençant à le faire, j'avais moins peur.
20:55 Mais on est toujours... Vous parliez de l'étonnement.
21:01 Je lisais hier une phrase du grand psychiatre Jean Horry, fondateur de la clinique de Laborde, qui parle de l'étonnement.
21:11 - Et vous l'avez noté dans votre petit carnet. Vous l'avez lisé ?
21:15 - Quant à l'étonnement, c'est une qualité exigible de tout travailleur en psychiatrie, qu'il soit étonné.
21:21 Parce que l'étonnement autorise la rencontre, la surprise de la rencontre.
21:25 Le hasard fait le tissu d'une rencontre.
21:28 Une vraie rencontre, ça se fait toujours par hasard.
21:31 C'est-à-dire que quand les choses sont préparées à l'avance, sont déjà sur des rails,
21:41 quand le cinéaste vient pour illustrer une théorie, un propos, un discours, il vient pour montrer ci ou ça, etc.
21:50 C'est foutu, quoi.
21:52 Il faut se laisser prendre, il faut s'abandonner au présent, de façon à pouvoir être surpris, étonné, dérouté, changé.
22:04 Il faut se laisser changer.
22:06 Et quand on fait un documentaire, il me semble que c'est la chose la plus importante.
22:12 Se laisser modifier par ce qui se passe.
22:15 Et quand on est en psychiatrie, du point de vue de l'imprévu, on est vraiment servi.
22:22 Parce que ça arrive tout le temps.
22:24 Se laisser étonner, c'est une fois encore une affaire de regard.
22:27 Ouvrir grand les yeux.
22:29 Peut-être que ce principe-là de vie, ce doute permanent, vous l'avez aussi trouvé auprès d'autres.
22:36 Vous avez fait vos débuts comme assistant, notamment auprès du cinéaste Alain Tanner,
22:41 qui est disparu récemment. On va l'écouter.
22:43 Aucun des réalisateurs de la nouvelle vague n'avait fait une école de cinéma.
22:48 Par contre, ce qu'ils avaient fait, c'était bien plus important.
22:52 Ils allaient voir plein de films, mais c'était d'écrire sur les films.
22:56 Je pense que c'est bien plus important d'écrire sur les films que d'apprendre une lampe, un rail, on sait où les mettre s'il faut, etc.
23:09 Moi, si j'étais prof dans une école de cinéma en classe réalisation, j'enverrais mes élèves, je leur dirais,
23:17 vous voyez deux films par semaine.
23:19 Un bon si possible, et puis l'autre, n'importe quoi, un film populaire, un film qui a du succès, etc.
23:24 Et vous m'écrivez sur chaque film deux pages.
23:27 On entend trop souvent dire, des gens à la sortie d'un film, parler du film en un mot,
23:36 c'est-à-dire dire, c'est génial ou c'est de la merde.
23:40 Et puis, je dis, bon d'accord, ça c'est génial, ça c'est de la merde, maintenant tu me fais deux pages, tu m'expliques pourquoi.
23:47 Voilà, Alain Tanner, figure de la nouvelle vague en Suisse, réalisateur de La Salamandre notamment,
23:54 il faut former le regard, il faut former la critique.
23:58 C'est aussi ce que nous dit Alain Tanner à travers cet extrait,
24:02 de l'importance de cette transmission, de cet enseignement aussi à l'image.
24:07 Vive la critique, vive la critique de cinéma.
24:10 Il y a des pays, vous savez, où il n'y a plus de critique, il n'y a plus de revue de cinéma.
24:15 En France, on a encore la chance qu'il y ait des critiques, des revues spécialisées,
24:22 du débat, des engueulades.
24:24 C'est bien de s'engueuler sur un film qu'on vient de voir.
24:29 C'est bien, et ce que dit Tanner, c'est drôlement important.
24:33 - Et on a encore de la chance qu'il y ait du cinéma aussi en France, et des films qui sortent en salles.
24:38 C'est-à-dire qu'on a tout ce dispositif qui permet à cet art de vivre.
24:41 C'est l'année du documentaire, et vous apportez, Nicolas Philibert, avec Ladaman, une pierre de plus,
24:46 à l'édifice d'un genre dont vous diriez que quoi ?
24:50 Que l'avenir est désormais assuré, n'est plus incertain, ou là encore vous doutez ?
24:56 - L'avenir est toujours incertain.
25:00 Qu'adviendra-t-il du documentaire dans dix ans ?
25:04 Peut-être que les plateformes auront définitivement...
25:08 Quand sera-t-il du cinéma en salles ?
25:12 Qui est pour moi si important, si essentiel.
25:15 Voir ensemble, voir les films ensemble, sur un grand écran,
25:20 dans lequel les personnages, les protagonistes sont plus grands que nous,
25:26 nous dépassent, nous obligent à regarder vers le haut.
25:31 Quand les plateformes, ou le visionnage d'un film sur son écran, sur son smartphone,
25:38 c'est bien autre chose.
25:42 Tout d'un coup, on peut être interrompu à n'importe comment,
25:48 à n'importe quel moment, on n'est plus du tout dans la même relation.
25:53 Vive le film en salles !
25:56 Mais bon, ça fait des années qu'on parle de la mort du cinéma.
26:01 C'est devenu un gimmick, mais pour autant, on ne sait pas ce qu'il en sera dans quelques années.
26:10 - En 2002, il y a eu le succès de "Être et Avoir", votre film Nicolas Philibert,
26:15 qui est une figure d'instituteur engagé, filmé, tourné dans une école à Classe Unique en Auvergne.
26:19 Il avait été en compétition à Cannes, il a été pris Louis Deluc,
26:22 et surtout, ça a été un succès mondial, et non démenti depuis.
26:27 Aujourd'hui, il y a cette ourse d'or, à la Berlinale, sur l'Adamant.
26:31 On se dit que peut-être qu'au moment d'"Être et Avoir",
26:33 déjà, vous avez pris conscience de certaines choses, de la force aussi de ce film,
26:37 et des idées qu'il peut faire voyager.
26:39 Qu'est-ce que vous souhaiteriez dire au monde avec ce film sur l'Adamant ?
26:43 Sûrement pas que la psychiatrie française va bien,
26:45 elle ne va pas bien, et ça on le sait,
26:47 mais qu'en tout cas, des poches de résistance sont possibles.
26:50 - Il y a beaucoup d'équipes qui essayent de résister,
26:54 mais c'est difficile parce que la psychiatrie souffre de profonds manques de moyens,
27:01 de moyens humains en particulier.
27:03 Et quand les équipes sont...
27:05 Quand tout d'un coup, beaucoup de gens désertent ces professions,
27:10 notamment celles d'infirmiers en psychiatrie.
27:13 Ceux et celles qui restent là,
27:16 ont double, beaucoup plus de travail,
27:21 et sont amenés à s'en aller, quitter,
27:25 ne font plus ce métier comme il ou elle souhaiterait le faire.
27:30 - Oui, mais ce que vous dites, c'est qu'il en reste qui y croient,
27:33 qui croient que peut-être un autre monde est possible,
27:35 ou tout simplement, en l'espèce, une autre psychiatrie est possible.
27:38 Merci beaucoup à vous Nicolas Philibert.
27:40 Merci sur l'Adamant, sort en salle ce mercredi,
27:43 et c'est votre film documentaire qui a reçu l'Ours d'or à la dernière Berlinale.
27:48 Merci à vous.

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