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Transcription
00:00 On parle beaucoup en ce moment de ceux qui partent,
00:02 ces migrants qui, par choix ou parce qu'ils n'ont pas le choix,
00:06 décident de quitter leur pays pour une vie meilleure.
00:09 Mais qu'en est-il de ceux qui restent,
00:11 ceux qui continuent de faire face à une crise économique,
00:15 à une guerre, à des persécutions ?
00:17 Comment vivent-ils le départ de leurs proches ?
00:20 C'est avec vous, Célia Kurdifez, que l'on va en parler.
00:23 Bonsoir. -Bonsoir.
00:24 -Vous vous apprêtez à publier un ouvrage intitulé
00:27 "Ceux qui restent" aux éditions du Rocher.
00:30 Vous êtes allée à la rencontre de plusieurs dizaines de personnes
00:33 qui résident dans cinq pays différents.
00:36 C'est vrai qu'on parle beaucoup moins des personnes restées au pays.
00:40 Qui sont-elles ? Quel est leur profil ?
00:42 -Alors, d'abord, il y a ceux que les chercheurs appellent
00:45 les "laissés pour compte".
00:47 C'est ceux qui auraient pu partir avec leurs proches,
00:50 mais qui n'ont pas pu, faute de moyens,
00:52 et qui subissent encore aujourd'hui les conséquences
00:56 de leurs vies, qu'elles soient "bien passées" ou "mal passées".
00:59 Il y a aussi ceux qui sont plutôt en résistance
01:02 contre le régime de leur pays dans lequel ils vivent toujours
01:06 et qui s'opposent à toute forme d'émigration
01:08 et qui, eux, tentent d'acquérir des droits
01:11 ou d'aider d'autres citoyens qui seraient en difficulté.
01:15 Et il y a aussi, parmi ceux-là, ceux qui restent pour le moment,
01:18 mais qui s'apprêtent à partir, car ils ne supportent plus
01:21 les conditions de vie dans leur pays.
01:24 -Il y a un article écrit à propos du Sénégal.
01:26 "Les femmes ne partent pas, elles restent, elles attendent,
01:30 "elles prennent la place du chef de famille
01:32 "dans la douleur et l'indifférence."
01:34 Vous avez choisi de vous intéresser à 5 pays
01:37 à travers le récit d'"Habitants restés sur place".
01:40 Pourquoi ces pays-là ? Le Sénégal, l'Afghanistan,
01:43 le Guatemala, le Liban et la Tunisie ?
01:46 -Le Sénégal, parce que c'est là que tout a commencé.
01:49 J'ai travaillé beaucoup sur ces questions-là depuis 2017.
01:52 J'ai eu des conseillers qui m'ont confié leur témoignage.
01:55 J'ai pu voir quelles conséquences
01:57 pouvait avoir une émigration massive d'un pays
02:00 sur une population et des familles.
02:02 L'Afghanistan, avec la particularité
02:05 du retour au pouvoir des talibans depuis le 15 août 2021.
02:08 Et le Guatemala, parce qu'il y a une émigration infantile
02:13 qui est plutôt peu connue et dont on entend très peu parler.
02:17 -C'est un cas à part. Au Guatemala, ce ne sont pas
02:20 les hommes forts qui partent, ce sont les enfants,
02:23 parce que c'est plus facile d'immigrer
02:25 quand on est mineur. -Oui, c'est ça.
02:27 Depuis 2020, il y a un article qui s'appelle le "Title 42",
02:31 qui a été voté par le gouvernement américain,
02:33 qui prévoit de durcir les modalités d'entrée
02:38 pour les adultes qui viendraient d'Amérique centrale et latine.
02:41 C'est plus facile pour les enfants d'accéder aux Etats-Unis.
02:46 Ils ne sont pas rejetés d'emblée.
02:48 -Chaque pays est un cas particulier.
02:51 On va s'intéresser à l'Afghanistan pour commencer.
02:54 Beaucoup restent parce qu'ils n'ont pas le choix.
02:57 C'est une prison à ciel ouvert.
02:59 "Accusant des problèmes techniques,
03:01 "les talibans ne délivrent les passeports
03:04 "aucune depuis leur installation dans les administrations du pays.
03:08 "Il est possible d'en obtenir avec certains talibans corrompus
03:11 "pour près d'un millier d'euros."
03:13 Les personnes qui sont sur place en Afghanistan,
03:16 ont-elles la possibilité de quitter le pays ?
03:19 -Oui, j'en ai rencontré beaucoup.
03:21 Toutes les personnes que j'ai rencontrées, c'était ce cas-là.
03:24 Elles n'ont pas eu la possibilité de quitter l'Afghanistan
03:28 le 15 août 2021 lors des évacuations mises en place
03:31 par les Occidentaux.
03:32 Aujourd'hui, elles se retrouvent livrées à elles-mêmes,
03:35 les femmes qui n'ont plus le droit de sortir de chez elles
03:39 sans être accompagnées par un homme,
03:41 qui n'ont plus le droit d'aller à l'université,
03:44 et les hommes qui sont soumis à beaucoup d'interdictions
03:47 dans leur vie quotidienne.
03:48 -Quel regard ceux qui restent portent sur ceux qui partent ?
03:53 Est-ce qu'ils sont jaloux ?
03:55 Est-ce qu'ils y voient leur intérêt ?
03:58 Je lis le témoignage d'un Tunisien que vous citez.
04:02 "J'ai considéré ces départs comme un abandon,
04:04 "mais je comprends que ces gens veulent juste aspirer
04:08 "à un avenir meilleur et que ce n'est pas près d'arriver
04:11 "ici, en Tunisie."
04:12 -Sur la Tunisie, c'est un cas particulier,
04:15 parce que je me suis intéressée à l'exil LGBT+,
04:18 mais ce Tunisien-là et d'autres, et aussi dans d'autres pays,
04:22 confiait ce sentiment d'abandon,
04:24 mais il y en a d'autres qui considèrent
04:26 que ceux qui partent sont plutôt courageux,
04:29 des héros, et forcent, justement, toute admiration.
04:33 -Il y a ceux qui, effectivement, sont des héros
04:36 et qui permettent de faire vivre leur famille,
04:39 rester au pays.
04:40 Vous écrivez à propos du Sénégal,
04:42 "des étages poussent sur les maisons,
04:45 "des téléviseurs font leur apparition,
04:47 "ils peuvent s'acheter une voiture et des moteurs plus puissants
04:51 "pour leur bateau de pêche."
04:52 C'est une immigration qui est profitable à ceux qui restent.
04:56 Mais il y a aussi ceux dont c'est le début du calvaire,
04:59 lorsque les parents ne donnent plus signe de vie.
05:02 Toujours à propos du Sénégal,
05:04 les candidats à la migration sont souvent des hommes forts
05:07 de la famille, et quand ils disparaissent en mer,
05:10 ils disparaissent les femmes, les enfants, les parents.
05:13 -Oui, tout à fait. D'abord, pour revenir sur la première partie
05:16 de ce que vous venez de dire,
05:18 il y a effectivement des victoires pour certains foyers,
05:21 parce que ça leur permet un certain développement,
05:24 mais il y a aussi énormément de défaites.
05:27 J'ai aussi une citation d'une Guatémaltec
05:29 qui a laissé partir son fils de 14 ans et qui m'a dit
05:32 que c'est une victoire, parce qu'aujourd'hui,
05:35 j'ai pu construire ma maison avec du béton et plus en adobé,
05:38 fait de terre cuite et de paille,
05:40 mais il y a derrière beaucoup de défaites,
05:42 parce que mon fils, je ne sais pas quand je le reverrai,
05:46 peut-être jamais, parce que les visas sont difficiles
05:49 aux Etats-Unis, une fois qu'on y est entrés,
05:51 c'est compliqué de revenir au Guatemala.
05:54 Pour revenir sur ceux dont l'espoir s'évapore
05:56 en même temps que le parent disparaît ou décède
05:59 sur le chemin de l'exil, effectivement, pour eux,
06:02 les conséquences sont dramatiques,
06:04 parce que bien souvent, ils doivent soit travailler
06:07 encore plus ou bien alors rogner encore plus
06:09 sur leur mode de vie.
06:11 -Vous avez à ce titre un cas spécifique
06:13 dont vous vouliez nous parler,
06:15 quelque chose que vous souhaiteriez porter
06:18 à notre connaissance ?
06:19 -Oui, c'est une rencontre marquante au Sénégal,
06:22 elle s'appelle Aïdaba, elle réside dans la région de Tambacunda,
06:25 dans le sud-est du Sénégal.
06:27 Cette dame a perdu son mari il y a 10 ans,
06:30 il n'est pas mort, mais il est porté disparu
06:32 depuis 10 ans.
06:34 Son mari lui a imposé le choix de rester,
06:38 c'est-à-dire qu'elle n'a pas pris part
06:40 à la décision du départ de son mari.
06:43 Aujourd'hui, elle est critiquée par les hommes du village
06:46 parce qu'elle a pris la place de son mari.
06:48 -Celle-là ? -Exactement.
06:50 Elle a pris la place du chef de famille,
06:52 mais dans la douleur et l'indifférence.
06:55 Les vieillards du village la critiquent
06:57 parce qu'elle travaille trop.
06:59 Elle a pris plusieurs emplois pour subvenir aux besoins
07:02 de ses six enfants.
07:03 Pour elle, c'est une double peine,
07:05 elle a pris son mari, elle est critiquée,
07:07 elle doit travailler plus.
07:09 Elle a été très marquante.
07:11 -Pour ceux qui restent, c'est le calvaire.
07:13 Il y a aussi ceux qui restent par militantisme,
07:16 par conviction qu'il faut choser les choses de l'intérieur.
07:19 C'est notamment le cas en Tunisie,
07:22 pour la lutte en faveur des droits des homosexuels,
07:25 où en Afghanistan, avec ces écoles clandestines
07:28 qui fleurissent, il y a des gens très courageux sur place
07:31 qui tentent de continuer à éduquer les petites filles.
07:34 -Oui, parce que quitte à rester sur place
07:37 et à ne plus pouvoir rien faire,
07:39 il y a des personnes, et c'est beaucoup de femmes,
07:42 qui continuent de résister pour essayer de vivre,
07:44 de survivre, en tout cas, dans cette prison à ciel ouverte
07:48 qu'est l'Afghanistan.
07:49 Elles essayent de mettre en place des mécanismes
07:52 pour que plus de filles possibles, de femmes possibles,
07:55 continuent d'être éduquées, d'aller à l'école,
07:58 et aussi de travailler.
07:59 Travailler, c'est aussi gagner de l'argent,
08:02 car de nombreux hommes sont partis,
08:04 ont laissé beaucoup de femmes derrière eux afghanes.
08:07 Si elles ne peuvent pas travailler,
08:09 elles ne peuvent pas nourrir leur foyer.
08:12 C'est un cercle vicieux.
08:13 -Il y a des choses qui sont faites pour ceux qui restent.
08:16 Il y a des ONG, des Etats qui tentent de se mobiliser,
08:19 il y a des cellules psychologiques mises en place,
08:22 des déblocages de fonds.
08:24 On essaie de dissuader les gens de partir,
08:27 de les sensibiliser à cette question.
08:29 Est-ce que c'est suffisant ?
08:31 -C'est très récent.
08:32 Au Guatemala, on a ce qu'on appelle des "Kedate centers",
08:35 des centres pour inciter les jeunes à rester,
08:38 leur montrer qu'un avenir est possible dans leur pays.
08:42 Mais c'est tout récent, ça date d'il y a deux ans,
08:45 et il y en a seulement deux dans tout le pays,
08:47 dont dans les régions les plus touchées par ces départs,
08:51 mais pour l'instant, ça n'a pas encore fait ses preuves.
08:54 Dans d'autres pays, c'est le cas, mais ce sont des associations
08:58 et des financements pour, et c'est au compte-goutte.
09:01 -Je vous fais réagir également à l'actualité brûlante,
09:04 cette réforme migratoire qui est à l'étude en ce moment,
09:07 qui est en train d'avancer en Europe.
09:10 Qu'est-ce que vous en pensez ?
09:12 Est-ce que ça va dissuader tous ces gens
09:14 de vouloir trouver un avenir meilleur en Europe ?
09:17 -Le problème, c'est qu'une fois de plus,
09:21 je pense qu'on prend la question
09:23 d'une manière plutôt en réaction
09:26 à un flux qu'on dit massif d'arrivées,
09:28 et pas en prévention, justement, comme on vient d'en parler.
09:32 Donc si on prend le problème par le côté,
09:34 il faut absolument empêcher des personnes
09:37 d'arriver jusqu'à nous.
09:38 Ca ne pourra pas marcher, parce que si je prends un exemple
09:42 dans mon livre, on ne se pose pas les bonnes questions
09:45 sur les responsabilités qu'on peut avoir dans ces départs massifs.
09:48 Depuis les côtes sénégalaises, en ce moment,
09:51 et depuis 10 ans, beaucoup de pêcheurs partent,
09:54 parce qu'il y a une raréfaction de leurs ressources adiotiques,
09:58 des poissons, parce que le Sénégal a signé
10:00 déjà depuis 20 ans des accords avec l'Union européenne,
10:04 avec la Russie, avec la Chine,
10:06 pour que leurs chalutiers viennent pêcher dans leurs eaux,
10:09 qui sont réputés comme les plus poissonneuses au monde.
10:12 Aujourd'hui, les gros chalutiers occidentaux
10:15 raclent tous les fonds marins du Sénégal,
10:18 et les pirogues, qui sont 15 000 au Sénégal,
10:20 elles font pas le poids face à des chalutiers
10:23 marins. -Il y a une part de responsabilité
10:26 de la part des pays qui accueillent.
10:28 On parle de ceux qui partent, de ceux qui restent.
10:31 Est-ce qu'il y a ceux qui reviennent ?
10:33 -Oui, bien sûr, de plus en plus.
10:35 Il y a ceux qui reviennent, mais surtout par obligation,
10:38 parce qu'ils ont été expulsés du premier pays
10:41 où ils sont arrivés.
10:42 Pour eux, il y a un énorme sentiment d'échec,
10:45 déjà parce que parfois, face à leur famille,
10:48 ils ne savent plus trop où se mettre,
10:50 parce qu'il y a énormément d'économies
10:52 qui ont été "misées". -Ca coûte cher de partir.
10:55 C'est pas la population la plus modeste, finalement.
10:58 -Et c'est aussi, contrairement à ce qu'on peut croire,
11:01 les plus éduqués qui partent. Au Guatemala,
11:04 c'est les enfants qui ont été à l'école,
11:06 qui sont promis dans la famille, qui partent.
11:09 Donc ça, c'est un premier point.
11:11 Et ensuite, j'ai perdu le fil de votre question.
11:14 -Que ceux qui reviennent, pour eux, c'est très difficile.
11:17 -Oui, et il y a très peu de mécanismes
11:20 de soutien, notamment psychologique,
11:22 et d'encadrement de retour, par exemple,
11:24 à l'emploi dans leur pays d'origine.
11:26 -Merci beaucoup. Ce sera le mot de la fin.
11:29 Célia Kordiffet nous a parlé de votre livre,
11:31 "Ce qui reste", aux éditions du Rocher,
11:34 qui sera publié, qui paraîtra la semaine prochaine.
11:37 -Oui, mercredi prochain. -C'est noté. Merci à vous.