Annie Chemla : "Oui, l'avortement est menacé aujourd'hui en France"

  • il y a 8 mois
Annie Chemla, ancienne militante du MLAC (Mouvement pour la libération de l'avortement et de la contraception), qui publie son livre "Nous l'avons fait : Récit d'une libération féministe" aux éditions du Détour est l'invitée de 6h20 de ce mercredi 24 janvier. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-6h20/l-invite-de-6h20-du-mercredi-24-janvier-2024-1906252

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00:00 Il y a 49 ans, la loi Veil était promulguée, l'avortement dépénalisé en France.
00:04 Et aujourd'hui, voilà que l'IVG revient à l'Assemblée.
00:08 Les députés vont commencer à examiner le projet de loi qui vise à inscrire ce droit
00:11 dans la Constitution.
00:12 Et je reçois ce matin une militante de la première heure.
00:15 Bonjour Anish Emla.
00:16 Bonjour.
00:17 Vous avez été dans les années 70 membre du MLF et du MLAC, le Mouvement pour la liberté
00:21 de l'avortement et de la contraception.
00:22 Vous racontez ce combat dans un livre qui sort demain.
00:25 C'est important d'inscrire cette liberté d'avortement dans la Constitution ?
00:30 J'ai envie de commencer par l'aspect positif de cette décision.
00:35 Moi j'y vois le fait que ça veut dire que la société française considère aujourd'hui
00:40 que ce droit est durable et qu'il mérite d'être gravé dans le marbre, que ça fait
00:45 partie de notre monde.
00:47 Mais à titre personnel, je pense que c'est un peu un miroir aux alouettes.
00:52 Et ce que je veux dire c'est que j'ai peur que les femmes n'en concluent que c'est
00:58 un droit acquis et qu'on n'a plus à s'en préoccuper.
01:01 Dans toutes les situations où ça se passe comme ça, il y a des régressions.
01:06 Les droits, on les conquiert et on les défend.
01:08 Sinon, on régresse.
01:10 La constitutionnalisation, elle se fait et elle se défait.
01:15 Une Constitution, ça se change.
01:16 On en a l'expérience par exemple aux Etats-Unis où l'arrêt « Roe versus Wade » a été
01:28 rendu en 1973 et cassé dès que Trump est arrivé au pouvoir.
01:33 De même aujourd'hui en Argentine.
01:35 Donc rester vigilante évidemment, même si cette constitutionnalisation est votée, ce
01:42 qui n'est pas le cas pour le moment.
01:43 Là, ça arrive tout juste à l'Assemblée.
01:44 Alors à l'Assemblée, ça devrait passer, sauf coup de théâtre.
01:47 Le vote est prévu mardi.
01:48 Au Sénat, rien n'est moins sûr.
01:50 Son président Gérard Larcher, lui, il est contre.
01:52 Il dit que l'IVG n'est pas menacé en France, donc il n'y a pas besoin de le mettre dans
01:55 la Constitution et que de toute façon la Constitution ne sert pas à ça.
01:57 De toute façon, le texte qui est proposé aujourd'hui n'ajoute rien d'un point
02:02 de vue juridique.
02:03 Le texte qui avait été voté par l'Assemblée, c'était un texte qui effectivement parlait
02:07 de la garantie de l'effectivité et de l'égal accès des femmes à l'IVG.
02:13 La formulation actuelle, avec ou sans le mot « garantie » puisque j'ai entendu que
02:17 le Sénat pinaillait sur ce mot-là, n'ajoute rien en droit.
02:20 Mais surtout, oui, l'avortement est menacé aujourd'hui en France.
02:24 Par qui ? Il est menacé d'abord parce qu'il y a
02:27 toujours des opposants à l'avortement.
02:28 Il est menacé par un éventuel changement de majorité.
02:32 On a bien vu comment ça se passe dans les pays où l'extrême droite arrive au pouvoir.
02:37 Et puis, il est menacé parce qu'il n'est pas effectif, parce que sur le territoire,
02:42 les droits ne sont pas égaux, il y a beaucoup de centres d'IVG qui ferment, il y a beaucoup
02:46 de jeunes femmes qui croient qu'elles vont trouver une solution et qui en fait galèrent
02:50 pendant des semaines.
02:51 Ça n'est pas du tout…
02:53 Donc ce que vous nous dites, c'est que ce droit à l'IVG, aujourd'hui, il n'est
02:56 pas pleinement respecté en France ?
02:57 Absolument.
02:58 Il existe, mais je vous rappelle que dans la loi Veil, et ça n'a jamais changé,
03:02 bien qu'il y ait eu beaucoup d'améliorations depuis, les médecins ont une clause de conscience,
03:07 ils peuvent ne pas pratiquer l'avortement.
03:09 Et ils sont très nombreux à refuser.
03:11 Heureusement, il y a l'avortement médicamenteux aujourd'hui, mais ils ne répondent pas à
03:15 toutes les situations.
03:16 Oui, c'est encore une galère aujourd'hui pour beaucoup de femmes, pour avorter.
03:19 D'où l'importance de votre témoignage, pour protéger ce droit, il faut dire et redire
03:25 comment c'était avant pour les femmes, parce que vous, vous avez connu cette période,
03:29 et vous-même d'ailleurs, vous avez pratiqué des avortements illégaux.
03:32 Vous pouvez nous raconter ?
03:33 Oui.
03:34 En fait, j'étais une parmi des milliers, et je continue à l'être, je ne suis pas
03:40 une écrivaine, j'ai voulu témoigner parce que cet épisode de la vie française, de
03:46 la société française a été tout à fait important.
03:49 Quand on parle de la loi Veil, on parle de Madame Veil, on parle de Gisèle Halimi, on
03:54 parle éventuellement des 343 femmes qui ont signé un manifeste, mais on oublie l'essentiel,
04:01 et l'histoire l'a oublié.
04:03 L'essentiel, c'est qu'il y a eu un grand mouvement de pratiques illégales d'avortement,
04:08 pratiquées par des jeunes médecins ou internes en médecine, qui ne voulaient pas pratiquer
04:11 comme on leur avait appris, parce que des femmes mouraient en France d'avortements
04:16 illégaux, d'avortements clandestins.
04:17 On disait 300 femmes par an, on n'aura jamais le vrai chiffre, et que c'était devenu
04:22 insupportable pour toute la société.
04:24 Et ce qui est surprenant, c'est que ces avortements, vous les avez faits après la
04:27 loi Veil, car cette loi n'a pas tout changé du jour au lendemain.
04:30 Oui.
04:31 Avant la loi, de nombreux praticiens avaient pratiqué des avortements, et j'insiste,
04:36 illégaux mais non clandestins.
04:37 C'était des avortements revendiqués.
04:39 Et c'est comme ça qu'a été votée la loi.
04:40 C'était un acte militant aussi.
04:42 Des actes militants.
04:43 Mais Simone Veil a toujours dit que quand elle a pris son poste, Michel Pognatowski
04:48 lui a dit "dépêchez-vous de faire une loi, sinon ils pratiqueront un avortement dans
04:52 votre bureau".
04:53 Et donc pourquoi vous avez continué après ? Pourquoi il y avait besoin encore de faire
04:57 ces avortements de manière illégale ?
04:59 On a été beaucoup moins nombreuses après qu'avant.
05:02 Avant la loi, il y avait 300 groupes MLAQ en France, un vrai mouvement de fond.
05:06 Après la loi, à titre personnel, j'ai eu le sentiment d'avoir raté quelque chose.
05:11 Je faisais partie d'un groupe qui ne pratiquait pas.
05:13 Ils ne pratiquaient pas tous, et de toute façon, c'était impossible de répondre
05:17 à la demande en nombre.
05:19 Donc des femmes partaient à l'étranger.
05:21 Mais j'ai eu le sentiment d'avoir raté le contact avec mon propre corps, d'avoir
05:27 lâché cette magnifique prise de pouvoir aux médecins et au pouvoir médical.
05:33 Et comme il y a eu un procès intenté à des femmes à Aix en 1977, et qu'elles nous
05:38 ont dit "si vous voulez nous soutenir, reprenez la pratique", je m'y suis lancée
05:42 et ça a été un très très grand bonheur.
05:45 Et vous vous êtes lancée aussi parce que l'avortement coûtait cher à l'époque ?
05:48 Il n'était pas remboursé par la Sécurité Sociale.
05:51 Pas accessible aux mineurs.
05:52 Pas accessible aux mineurs, et je vous rappelle qu'à l'époque c'était 21 ans.
05:56 Et ni aux immigrés.
05:58 Et oui, c'est ces femmes-là qu'on a accompagnées dès après la loi.
06:02 Dans votre livre, ce qui est marquant, un livre qui a pour titre "Nous l'avons fait",
06:07 c'est l'esprit de l'époque que vous racontez.
06:09 Vous parlez du plaisir d'être ensemble, de joie militante.
06:13 Pourtant ce combat, il a été âpre et même violent.
06:16 Vous vous en gardez un souvenir presque joyeux ?
06:18 Ah mais tout à fait.
06:19 Tout à fait.
06:20 C'est vraiment presque le message principal que j'ai envie de faire entendre aux jeunes
06:24 femmes, parce que c'est pour elles que j'ai écrit ce livre.
06:26 Ce n'est pas la nostalgie qui m'a fait écrire.
06:28 C'est vraiment ce que j'avais envie de leur dire, que quand on est mobilisé ensemble,
06:33 et surtout dans l'action, pas seulement dans les manifestations, mais quand on a trouvé,
06:38 comme nous l'avions fait, le moyen d'agir sur le réel, c'est une source de puissance
06:43 et de bonheur qui dure encore aujourd'hui.
06:45 Donc constitution ou pas, le message que vous voulez donner c'est qu'il faut poursuivre
06:49 ce combat, rester vigilant.
06:51 Merci Annie Chemla.
06:52 Ce ne sont pas des droits acquis, ce sont des droits conquis et qui restent toujours
06:56 à conquérir.
06:57 Nous l'avons fait, récit d'une libération féministe.
07:00 C'est le titre de votre livre qui sort demain aux éditions du Détour.
07:03 Merci Annie Chemla.

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