• il y a 10 mois
Débatteurs du jour : Marie Mendras, Jean-Dominique Merchet et Marion Van Renterghem. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-15-fevrier-2024-6570817

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00:00 La guerre de Poutine est-elle en train de réveiller l'Europe en matière de défense ?
00:04 La question n'est pas nouvelle mais elle se fait de plus en plus pressante.
00:07 Alors que dans dix jours, nous entrerons, l'Ukraine entrera dans sa troisième année de guerre.
00:12 Marie Maindras, Marion von Renterghem, Jean-Dominique Merchet, bonjour à tous les trois.
00:17 Marie Maindras, politologue au CNRS et au Centre de Recherche Internationale de Sciences Po.
00:22 Professeur à Sciences Po, votre livre « La guerre permanente, l'ultime stratégie du Kremlin »
00:26 sort la semaine prochaine chez Calman Levy.
00:28 Marion von Renterghem, grand reporter, votre livre « Le piège Nord Stream, le plan de Poutine »
00:34 était presque parfait, est aux éditions des Arènes.
00:37 Et Jean-Dominique Merchet, journaliste à l'Opinion, auteur de « Sommes-nous prêts pour la guerre ? »
00:42 chez Robert Laffont.
00:43 Le chancelier allemand Olaf Scholz, il y a quelques jours, a appelé les pays de l'Union Européenne
00:47 à réagir face aux ambitions impériales de Poutine et à se tourner vers une production d'armement
00:53 à grande échelle, venant d'un dirigeant européen, en particulier allemand.
00:57 Est-ce que ces mots, selon vous, sont un tournant ?
01:00 Oui, c'est important.
01:03 L'Allemagne est en pleine révolution culturelle sur le plan militaire.
01:06 Elle faisait partie de ces pays qui considéraient que l'OTAN était la seule protection valable,
01:12 ce qui mettait en cause l'autonomie stratégique européenne désirée par les présidents français,
01:17 notamment Emmanuel Macron, qu'il a répété dans son discours à la Sorbonne en 2017.
01:22 Il y a eu une réunion récemment entre la ministre des Affaires étrangères allemande,
01:28 le ministre des Affaires étrangères français et le ministre des Affaires étrangères polonais,
01:34 pour se remobiliser autour d'une réactivation de la défense.
01:37 Mais tout ça participe d'un mouvement plus général sur le fait que Donald Trump,
01:42 par cette phrase et par la possibilité de sa réélection, il faut lui rendre hommage,
01:47 parce que grâce à lui, grâce à la potentialité de cette réélection, il réveille les européens
01:53 qui comprennent enfin qu'ils doivent devenir adultes et se passer éventuellement du parapluie américain.
01:58 La phrase dont vous parlez, c'est au sujet de l'OTAN, quand Trump dit "Aux mauvais payeurs,
02:03 à ceux qui ne contribuent pas assez, si la Russie veut vous attaquer, je l'encouragerai,
02:07 ou en tout cas je ne vous protégerai pas".
02:09 Jean-Dominique Merchet.
02:10 Oui, alors là, Trump a dit à sa manière, toujours un peu tonitruante,
02:15 ce que tous les présidents américains disent régulièrement,
02:19 les européens ne contribuent pas assez au financement de leur défense.
02:25 Alors il l'a dit d'une manière très provocatrice, ça suscite des réactions,
02:29 sans doute des réactions positives en fait, des conséquences positives,
02:33 de prise de conscience en Europe, comme vient de l'expliquer très bien Marion.
02:37 En même temps, le constat n'est pas totalement faux.
02:39 Les Etats-Unis consacrent 3,5% de leurs produits intérieurs bruts à leur défense,
02:45 la plupart des pays européens restent en dessous des 2%,
02:49 une norme qu'ils avaient promis d'atteindre en 2014.
02:53 L'Italie doit être à moins d'1,5%, l'Espagne encore moins,
02:58 l'Allemagne n'est toujours pas à 2%, prétend y arriver, nous français, nous n'y sommes pas non plus,
03:04 donc on voit que cette pression, elle existe.
03:07 Il y a une volonté côté européen, clairement, mais ça va trop lentement.
03:13 Marie Maindras, c'est un tournant ?
03:16 C'est peut-être une révolution dans la manière de penser des Européens ?
03:20 C'est une étape de plus.
03:22 Ça fait deux ans maintenant que nous avons tous absolument compris ce qui se passe.
03:29 Enfin, parce que certains d'entre nous avaient compris le danger de Poutine depuis bien des années,
03:35 l'homme est arrivé au pouvoir en 1999 parce qu'il avait promis à l'armée,
03:41 au service de renseignement russe, qu'il referait une guerre en Tchétchénie et qu'il prendrait la revanche.
03:46 Donc Poutine, il est là, il est arrivé par une guerre,
03:49 et il va terminer sur une guerre qu'il ne peut pas gagner.
03:52 Donc l'Europe maintenant a compris.
03:55 Je pense que l'Europe peut faire mieux,
03:59 mais qu'elle fait beaucoup, beaucoup mieux depuis deux ans.
04:01 Je trouve que les petits comptes américains sur nous, on ne donne plus...
04:05 Tout ça, ça ne tient pas véritablement la route.
04:07 Donc maintenant, la seule chose à faire,
04:10 c'est bien sûr de penser en termes d'intérêt de défense de toute l'Europe,
04:15 plutôt que chacun penser en termes d'intérêt national,
04:19 et de fournir aux Ukrainiens tous les matériels, les munitions dont ils ont besoin.
04:24 Parce qu'il faut absolument qu'ils puissent repousser l'armée russe de leur territoire.
04:29 Et en même temps, ça fait deux ans qu'Emmanuel Macron dit "Nous sommes en économie de guerre".
04:33 Est-ce que la réalité suit ?
04:35 Non, la réalité c'est que nous ne sommes pas en économie de guerre.
04:38 Ça, c'est des mots qui ne correspondent pas à la réalité.
04:44 Qu'est-ce que ça signifierait l'économie de guerre ?
04:46 Ça signifierait qu'on a redimensionné de manière extrêmement rapide,
04:51 avec énormément d'argent, énormément de commandes.
04:54 Ce qui est absolument essentiel pour l'Ukraine,
04:57 puisque c'est l'Ukraine aujourd'hui qui est en guerre,
04:59 ce n'est pas nous qui sommes en guerre.
05:02 Ça s'est fait un peu sur les canons César, sur l'artillerie,
05:05 mais un peu.
05:06 Le retard à l'allumage est quand même très très très net.
05:11 Marion Wernher-Gremm, se préparer à la guerre,
05:14 on a l'impression qu'elle devient inéluctable à plus grande échelle
05:19 à entendre les discours des dirigeants européens.
05:23 D'abord, est-ce que c'est le cas selon vous ?
05:25 Et à quelle échéance ? 1, 2, 5, 10 ans ?
05:29 Oui, je suis tout à fait d'accord avec Marie Mandras,
05:32 Poutine, enfin on se réveille,
05:35 mais ça fait depuis son arrivée au pouvoir
05:37 que c'est un homme qui ne vit que par la guerre
05:39 et on aurait dû être alerté plus tôt.
05:41 Mais donc on se prépare, là tout d'un coup,
05:44 il y a une mobilisation au niveau de l'OTAN,
05:46 au niveau de l'Union européenne,
05:47 au niveau même des États,
05:48 des augmentations considérables des budgets de la défense.
05:53 Là où la phrase de Trump est extrêmement grave,
05:55 c'est qu'il met en doute l'automaticité
05:59 d'une intervention américaine
06:00 et donc il a ruiné d'une phrase la crédibilité de l'OTAN.
06:04 Donc le message a été envoyé directement…
06:06 C'est ça le principe, si un pays membre est attaqué,
06:07 l'OTAN intervient.
06:08 Exactement, et donc en fait,
06:10 peu importe ce qu'il a dit ou pas dit,
06:12 et je suis d'accord avec Jean-Dominique,
06:13 il a raison sur le fait que les Européens ne se sont pas réveillés
06:19 et n'ont pas contribué suffisamment à la défense
06:21 et ont trop compté sur cet allié américain.
06:24 Mais malgré tout, le message qu'il a envoyé est extrêmement grave
06:27 parce qu'il va directement à Moscou.
06:28 Il dit à Poutine "tu peux te servir en Europe,
06:32 je ne bougerai pas"
06:33 et ça, ça a été très bien compris aux Kremlins.
06:36 Ce qu'on est en train de préparer, c'est très bien.
06:38 Il y a plein d'actions positives sur le fait d'acheter en commun,
06:43 sur le fait de constituer une nouvelle industrie de défense
06:47 sur le continent européen.
06:48 C'est l'initiative du commissaire Thierry Breton,
06:50 l'autonomie stratégique d'Emmanuel Macron est en train de se mettre en place.
06:55 Mais malgré tout, l'histoire de la défense européenne
06:58 est l'histoire d'un immense gâchis,
07:00 parce que ce n'est pas un problème financier.
07:02 On dépense 230 milliards d'euros annuels
07:06 pour la défense de manière individuelle chaque pays,
07:08 c'est-à-dire trois ou quatre fois plus que la Russie
07:11 pour son budget de défense,
07:12 et autant que la Chine.
07:14 Mais ça ne sert à rien parce qu'avec tout cet argent,
07:17 on n'est pas capable de se défendre nous-mêmes
07:19 parce qu'il n'y a pas de volonté politique,
07:21 il n'y a pas de mise en commun,
07:24 on est incapable de répondre à cette question,
07:26 l'Europe peut-elle pallier au désengagement américain ?
07:30 Aujourd'hui, la réponse semble quand même claire,
07:32 l'Europe ne peut pas se défendre toute seule, Marie Maindras.
07:36 Mais bien sûr que si !
07:38 Pourquoi est-ce qu'elle ne pourrait pas se défendre toute seule ?
07:40 Elle en a les capacités aujourd'hui.
07:41 Mais absolument !
07:43 D'abord, je voudrais préciser que M. Trump,
07:46 non seulement il dit des choses totalement insensées et très graves
07:51 contre les alliés européens des États-Unis et du Canada,
07:56 mais dans le même temps, il dit qu'il ne faut rien donner à l'Ukraine,
07:58 qu'il ne faut surtout pas faire la guerre,
07:59 qu'il faut complètement se désengager.
08:01 Donc c'est un discours totalement contradictoire,
08:04 comme si nous, on devait faire la guerre pour l'Ukraine
08:08 et eux, les Américains, n'en auraient rien à faire.
08:10 Donc il faut à chaque fois quand même rétablir un discours
08:14 qui maintenant nous devons mettre de côté.
08:17 Trump, l'élection c'est en novembre,
08:19 ce n'est pas pour ça qu'on ne va pas s'organiser.
08:21 Ce que je voudrais préciser,
08:22 c'est que depuis l'agression du 24 février 2022,
08:26 nous, Européens, nous marchons sur une ligne de crête.
08:32 C'est-à-dire que l'erreur, la provocation,
08:36 elle peut venir à chaque instant.
08:38 Il y a déjà eu des provocations en Pologne, des Russes et ailleurs.
08:42 Donc je crois que ce qu'ont compris nos gouvernements maintenant très bien,
08:46 c'est que tout peut arriver.
08:48 Et que dire "nous devons absolument éviter que la guerre vienne chez nous",
08:54 aujourd'hui c'est un vœu pieux.
08:56 - Jean-Dominique Mercier.
08:57 - Moi je suis plus dubitatif sur le fait que l'Europe puisse se défendre seule.
09:02 Pour une raison, à cause de la dissuasion nucléaire.
09:05 Le fond, le cœur de la défense de l'Europe,
09:09 repose sur la dissuasion nucléaire.
09:11 Or, tous les pays européens, à l'exception de la France et de la Grande-Bretagne,
09:17 ne peuvent pas posséder l'arme nucléaire.
09:19 - Alors est-ce qu'il faut la partager ?
09:21 - C'est interdit par le traité de non-prolifération nucléaire.
09:23 Ils ne peuvent pas.
09:24 Donc ils sont obligés, comme l'Allemagne,
09:27 de s'en remettre à la dissuasion nucléaire américaine,
09:31 au sein de l'Alliance Atlantique.
09:34 Donc tant qu'on sera dans cette situation...
09:36 - Ça veut dire que, je vous repose la question,
09:37 la France, au niveau de l'Union Européenne, doit pouvoir dire...
09:40 - Non, moi c'est ce que je propose, je fais un article dans mon journal ce matin,
09:44 c'est la une du journal là-dessus, en disant que je pense que la France devrait partager
09:48 une partie de sa dissuasion nucléaire avec les Européens,
09:51 parce que le corps de la sécurité, c'est vous avez ou vous n'avez pas l'armement nucléaire.
09:56 Et là, les Européens sont dans une situation où le droit international leur interdit d'avoir l'arme nucléaire.
10:03 Donc ils s'en remettent aux Américains.
10:06 Et tant que nous serons dans ce système, il n'y aura pas d'indépendance stratégique européenne.
10:10 - Marie Maindras, et après je voudrais qu'on entend un nouveau Mario Reinhardt-Terghem.
10:13 - Rapidement, un petit bémol sur la dissuasion nucléaire traditionnelle.
10:18 Je ne pense pas que ce soit aussi fondamental face au danger auquel nous sommes confrontés.
10:26 Le danger auquel nous sommes confrontés, c'est pas une invasion d'une armée russe,
10:31 qui n'est même pas capable d'avancer à partir de sa ligne de front depuis près de deux ans.
10:37 L'important pour nous, c'est d'être absolument convaincu que les Ukrainiens subissent une agression totalement injustifiée et criminelle.
10:49 Et que si nous ne mettons pas tous les moyens pour les défendre, là nous aurons une problématique de sécurité européenne.
10:57 Donc je pense que la dissuasion nucléaire, Poutine en a beaucoup joué au début, ça n'a pas marché, heureusement.
11:04 Et je pense qu'il faut continuer à avancer sans trop se soucier de la possibilité de petits trous dans le parapluie nucléaire.
11:15 - Les priorités absolues à l'aide aux Ukrainiens, on comprend bien.
11:18 Marion von Retterghem.
11:19 - Oui, il ne faut pas oublier que malgré tout la France est une force de dissuasion vis-à-vis de Poutine en cas de désengagement américain.
11:27 Il y a une autre force de dissuasion nucléaire en Europe, c'est celle du Royaume-Uni, qui est liée à l'OTAN et liée à l'Amérique.
11:36 Mais qui malgré tout, on pourrait réouvrir à l'occasion des menaces de Poutine et de Trump conjointement, un cadre de coopération avec le Royaume-Uni.
11:47 La coopération permanente entre l'Union Européenne et le Royaume-Uni, ça ne s'est pas défait avec le Brexit.
11:53 Mais Boris Johnson, en quittant l'Union Européenne, n'avait pas voulu d'un cadre de coopération de sécurité et de défense.
12:00 Et c'est ça qu'on peut espérer remettre en place, notamment avec l'arrivée très probable des travaillistes prochainement.
12:06 Mais je pense que ce qui manque encore une fois, c'est très bien, il y a énormément d'efforts qui sont déployés ces temps-ci.
12:13 C'est un véritable réveil européen. Mais on reste une addition de forces individuelles, de forces de défense individuelles.
12:20 Il manque une coopération, il manque un budget, il manque une volonté politique, il manque un commandement.
12:25 Qu'est-ce qu'on fait ? Qui donnera l'ordre d'aller tirer ? Qui prendra le commandement ?
12:32 Et là, on est dans un flou total et encore un état de chaos potentiel.
12:37 - Un mot à chacun pour terminer, rapide s'il vous plaît. Quand vous entendez le chef de la diplomatie européenne, Joseph Borrell,
12:42 dire "les mois à venir seront décisifs", est-ce que vous vous dites finalement, on entend ça depuis le 24 février 2022, ou c'est une réalité ?
12:51 - C'est vrai parce que la suspension de l'aide américaine à l'Ukraine est un vrai, vrai sujet.
13:00 Et quand on voit que les républicains bloquent, quand on voit qu'un collaborateur de Trump va servir la soupe Tucker Carlson en interviewant Poutine,
13:09 on peut s'inquiéter. Oui, le danger il vient uniquement aujourd'hui, pas d'Europe, mais des Etats-Unis.
13:15 - Marion Vendredi-Tergheim, en 10 secondes ? - En 10 secondes, l'élection américaine est surdéterminante.
13:20 - Et vous Marie Maindras, vous dites malgré tout dans votre livre, il faut être optimiste.
13:24 - Il faut être optimiste, oui, sur le fait que les Ukrainiens ne peuvent pas abandonner le combat, sinon c'est la fin.
13:30 L'Europe ne peut pas abandonner le combat. Et enfin, ce que nous ne disons pas assez, c'est à quel point la situation est désastreuse en Russie même.
13:40 Non seulement la situation de l'armée, mais la situation à l'intérieur du pays.
13:45 - Merci à tous les trois, Marie Maindras, Jean-Dominique Merchet, Marion Vendredi-Terghiem.

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