À 9h05, débat consacré à la défense européennes avec Jean-Dominique Merchet, journaliste à l'Opinion, spécialiste des questions militaires et Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique. Thème du jour : "L’Europe de la défense". Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-02-mai-2024-2224137
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00:00 Débat ce matin, une semaine après le discours d'Emmanuel Macron à la Sorbonne, sur l'Europe de la défense.
00:06 Le président de la République a défendu sa vision d'une Europe souveraine et puissante,
00:11 avant, deux jours plus tard, dans un entretien publié dans la presse régionale,
00:17 avant de relancer un débat plus polémique en évoquant la possibilité que la dissuasion nucléaire française
00:23 contribue davantage à la défense du sol européen.
00:27 Alors, avec le retour de la guerre sur le continent européen,
00:31 avec l'hypothèse d'un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche,
00:35 comment penser ou repenser l'Europe de la défense ?
00:39 On va en parler ce matin avec Jean-Dominique Merchet, journaliste au quotidien L'Opinion,
00:43 spécialiste des questions militaires, auteur de « Sommes-nous prêts pour la guerre ? L'illusion de la puissance française ? »,
00:51 c'est chez Robert Laffont, et avec Bruno Tertrais, le directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique,
00:57 auteur de « La guerre des mondes, le retour de la géopolitique et le choc des empires »,
01:02 aux éditions de l'Observatoire.
01:04 Bonjour messieurs, et merci d'être dans ce studio.
01:09 Juste un point de vocabulaire avant de commencer,
01:12 on entend dans le débat les expressions « Europe de la défense », « Défense de l'Europe », « Armée européenne ».
01:19 Rappelez-nous en quelques mots concis et bien choisis, Bruno Tertrais, la différence entre ces trois réalités.
01:27 Oui, c'est important. La défense de l'Europe, c'est quand on se défend contre une agression extérieure,
01:32 et ça, ce n'est pas pour l'Union Européenne, c'est pour l'OTAN.
01:35 On a décidé collectivement que tant que les Américains étaient là, c'est l'OTAN qui le ferait.
01:38 L'Europe de la défense, expression très française, totalement intraduisible en anglais d'ailleurs,
01:44 c'est l'ensemble des activités de coopération ou les opérations que les Européens font entre eux,
01:50 mais en dehors de la défense contre une menace de type russe.
01:52 Ça peut être des opérations en Afrique, ça peut être des coopérations militaires diverses et variées, de la formation.
01:58 Ça se fait soit à l'intérieur de l'Union, soit en dehors de l'Union Européenne.
02:02 Et puis, l'armée européenne, alors là, c'est le serpent de mer.
02:05 Il faut tuer le serpent parce que ça ne peut pas exister.
02:10 Une armée, c'est un seul chef et l'Europe, jusqu'à preuve du contraire, n'est pas une fédération.
02:15 Donc, il n'y a pas et il n'y aura sans doute pas d'armée européenne.
02:19 Alors, une fois que ces points ont été précisés, entrons tout de suite dans le débat.
02:24 Lors de son discours, Emmanuel Macron dit donc vouloir créer une Europe puissance,
02:29 qui se fait respecter, qui assure sa sécurité et qui reprend son autonomie stratégique.
02:35 On voit l'idée quand on l'entend. Cette idée, Jean-Dominique Marchais, est-elle française ?
02:41 Est-elle partagée en Europe ou bien les pays européens, comme le disait Bruno Tertrais, préfèrent pour certains l'OTAN ?
02:50 Alors, elle est très française, cette idée.
02:53 Mais c'est vrai qu'il y a une prise de conscience d'un certain nombre de pays européens,
02:58 en Allemagne notamment, de la nécessité d'en faire plus pour la défense depuis l'agression russe de l'Ukraine.
03:07 Chez les français, il y a beaucoup d'espoir d'aller vers une forme d'autonomie stratégique de l'Europe,
03:17 ce à quoi la plupart de nos alliés, de nos partenaires européens, ne sont pas enthousiastes à cette idée.
03:25 Pour une raison simple, c'est que le cœur de leur défense, c'est-à-dire la dissuasion nucléaire,
03:35 repose sur l'alliance avec les États-Unis.
03:37 Pour une raison que les français ont du mal à comprendre.
03:41 Il y a un traité qui s'appelle le traité de non-prolifération nucléaire,
03:45 qui interdit à tous les pays européens, à l'exception de la France et de la Grande-Bretagne, de posséder l'arme nucléaire.
03:51 Si l'on pense, comme les français, comme l'Alliance Atlantique, que la dissuasion nucléaire reste le cœur de la défense,
03:59 notamment face à une possible agression russe,
04:02 ces pays sont obligés de s'en remettre un protecteur.
04:07 Ce protecteur étant, détenteur de l'arme nucléaire, étant les États-Unis.
04:11 Donc, la défense de l'Europe, comme l'a rappelé Bruno, elle repose sur l'Alliance Atlantique.
04:18 Et ça, ça ne changera pas.
04:20 Après, on peut faire des choses.
04:21 - Ça ne changera pas.
04:22 - Ça ne changera pas.
04:23 En tout cas, pas rapidement.
04:26 Pas rapidement.
04:27 - Dit Bruno Thiers-Pré.
04:28 - Sauf s'il y avait une rupture totale des relations transatlantiques, avec un isolationnisme américain, avec le retour de Trump.
04:39 Je pense qu'il y a beaucoup de déclaratifs, beaucoup de déclarations,
04:43 et que nous ne sommes pas à la veille d'un retrait américain de l'Europe.
04:45 - Bruno Thiers-Pré.
04:46 - Les français ont toujours eu tort, et d'ailleurs, je le disais souvent, depuis 50 ans, en disant "les Américains s'en vont, les Américains s'en vont, les Américains s'en vont".
04:53 Et pourtant, ils sont toujours là.
04:56 Mais, quand même, le scénario d'une rupture du contrat de confiance, du contrat de sécurité transatlantique,
05:02 aujourd'hui, il n'est plus du tout farfelu.
05:04 C'est-à-dire que si Donald Trump ou un autre président du même type, ça peut être autre chose que Trump,
05:09 arrive et dit "désormais, je ne vous protège plus",
05:11 les forces américaines, elles ont beau être en Europe,
05:13 ben, vous savez, moi je dis souvent, il suffit d'un tweet pour casser l'OTAN.
05:17 Ça repose sur un contrat de confiance, et ça repose aussi sur ce que l'adversaire voit.
05:21 Autrement dit, si la Russie ou tout autre pays qui aurait des desseins sur l'Europe centrale et orientale,
05:26 estime que l'Amérique ne protégera plus l'Europe,
05:30 eh bien, il n'y a pas besoin de retirer les troupes.
05:32 Donc, voilà, je pense que le scénario est quand même, à force d'avoir tort,
05:36 les Français pourraient finir par avoir raison.
05:38 Et puis, par ailleurs, il y a aussi le fait que même si c'est Biden,
05:41 même si c'est un président démocrate ou un républicain modéré,
05:44 c'est vrai aussi qu'ils seront de toute façon appelés par l'Asie et par la Chine de plus en plus.
05:48 Et donc, voilà, pour toutes ces raisons, on ne peut plus avoir autant confiance dans les États-Unis,
05:54 et même les Allemands, même les Polonais commencent à le dire, que ce n'était le cas.
05:58 Il y a encore 10 ans.
05:58 Juste un mot, je suis d'accord avec Jean-Dominique, mais il n'y a pas que le nucléaire quand même.
06:01 Il y a aussi le fait que dans l'imaginaire des Tchèques, des Polonais, etc.,
06:06 il y a cette idée selon laquelle les Français et les Britanniques,
06:09 cette idée est fausse, Jean-Dominique connaît bien l'histoire,
06:12 que les Français et les Britanniques, quand on a eu besoin d'eux,
06:14 pendant la première moitié du XXe siècle, ils n'étaient pas là.
06:17 Et cette idée, même si elle repose sur un restit historique contestable,
06:21 elle est encore très prégnante à l'est du continent.
06:24 Encore une question, cette Europe puissance, elle achète ses armes aux Américains,
06:29 ou elle construit les siennes pour construire par la même occasion son autonomie stratégique ?
06:34 Alors ça, c'est un des points durs de la relation de la France avec ses partenaires européens.
06:44 Le président Macron, comme presque tous les présidents français,
06:48 ont toujours souhaité que les Européens achètent Européens.
06:53 Lorsque c'est possible, parce que parfois,
06:55 on n'a pas sur le marché des choses en nombre suffisant ou assez rapidement,
06:59 c'est pour ça par exemple que les Polonais sont allés acheter des chars aux Sud-Coréens.
07:04 Il y a une autre dimension qui est là purement politique.
07:09 Les Européens achètent Américains, notamment des avions de combat,
07:13 des avions de combat F-35,
07:15 parce qu'ils considèrent que c'est une manière d'impliquer les Américains en Europe,
07:21 de maintenir le lien transatlantique qui pour eux est essentiel,
07:24 avec la peur, comme l'a très bien expliqué Bruno,
07:26 que ce lien se distende, voire se rompe.
07:30 Et donc le fait de dire "nous sommes des clients importants"
07:34 et le fait d'avoir un système très intégré,
07:37 parce que le fait d'acheter du matériel américain intègre la défense,
07:41 par exemple des Pays-Bas, de la Belgique, de l'Italie,
07:44 au système militaire et industriel américain,
07:47 fait qu'ils ont l'impression en tout cas d'acheter une sécurité en achetant du matériel américain.
07:54 C'est donc très difficile pour dire "acheter des Rafales français plutôt que des F-35 américains".
08:00 Bruno Tertre.
08:01 Tout ceci est parfaitement vrai.
08:03 J'ajoute quand même que quand on voit le président d'Assaut,
08:05 et ils les ont fait plusieurs fois les présidents d'Assaut dans les 30 dernières années,
08:09 engueuler littéralement les pays européens qui achètent américains,
08:14 ce n'est pas la meilleure manière d'avoir une réputation de bon vendeur.
08:19 Juste un mot là-dessus, je suis tout à fait d'accord avec Jean-Dominique sur ce point,
08:22 mais il y a des gens qui, aux États-Unis, vous disent "mais non, de toute façon Trump,
08:25 s'il est élu, ne va pas casser tout ça,
08:27 parce qu'il sait très bien que ça bénéficie à l'industrie de défense américaine".
08:31 A mon avis, c'est une erreur, parce que quand on sait la manière dont il fonctionne,
08:34 ce n'est pas les gens qui sont proches de Trump qui disent ça justement.
08:36 Eh bien on sait que lui, il s'en fiche, la seule chose qui l'intéresse, c'est lui-même.
08:40 Et on le sait tous, on en a déjà parlé ici, je pense que Trump 2 serait bien pire que Trump 1.
08:46 Et pour toutes ces raisons, encore une fois,
08:48 et c'est quelqu'un de plutôt attaché à la coopération transatlantique qui vous le dit,
08:52 je pense qu'on a quand même des raisons d'être très préoccupés par ce scénario,
08:55 qui peut être un Trump 2, ou peut-être un autre président américain du même type plus tard.
09:00 Qu'avez-vous pensé, Jean-Dominique Merchet, de l'hypothèse d'un bouclier antimissile européen ?
09:06 Alors là, Emmanuel Macron a un peu bougé.
09:10 Pas beaucoup, mais un peu.
09:11 C'est-à-dire qu'il a dit "peut-être, pourquoi pas ?"
09:15 Alors que la position de la France était plutôt hostile.
09:18 Il faut bien comprendre que les Allemands, il y a maintenant près de 2 ans,
09:22 ont lancé un grand projet de bouclier antimissile en Europe.
09:28 Ils ont réussi à fédérer autour d'eux une vingtaine de pays, et ça, ça va se faire.
09:33 Ils mettent de l'argent, ils achètent du matériel aux Américains,
09:36 ils achètent du matériel, un bouclier aux Israéliens.
09:39 On a vu quelle efficacité avait la défense antimissile et antiaérienne israélienne
09:45 lorsque les Iraniens ont attaqué Israël.
09:48 Donc ils achètent du matériel pour se protéger.
09:52 C'est un fait.
09:52 Donc la France est obligée de bouger un peu, pour des raisons en partie industrielles,
09:58 parce que nos industries MBDA, Thalès, sont dans ce domaine avec des niveaux de compétence très élevés.
10:06 Donc là, il y a eu un petit bouger.
10:08 Ça pose des problèmes doctrinaux, comme disent les spécialistes.
10:12 Comment on articule une défense antimissile avec la dissuasion nucléaire ?
10:18 En gros, est-ce que la dissuasion nucléaire suffit à éviter que les Russes nous tirent des missiles dessus ?
10:24 Ou faut-il aussi se doter des moyens d'arrêter les missiles une fois qu'ils seraient tirés ?
10:30 Sur ce point-là, je crois qu'il y a un élément de contexte important.
10:33 L'opinion européenne voit bien depuis deux ans, et en particulier depuis deux mois,
10:39 que les missiles, ça peut pleuvoir littéralement avec les drones sur des pays proches,
10:45 comme l'Ukraine ou un peu plus lointain, comme Israël.
10:48 Et donc je pense que cette perception d'une menace aérienne et balistique,
10:51 elle compte aussi dans l'évolution de la position publique de la France.
10:56 Mais sur le plan de l'articulation, dissuasion, défense, je ne pense pas que ce soit un vrai problème.
11:01 Après tout, Israël a quand même eu une attaque de 300 missiles et drones,
11:06 alors que c'est un État nucléaire, personne n'a jamais pensé qu'il riposterait avec l'arme nucléaire.
11:10 Et puis il faut quand même rappeler qu'il y a déjà 25 ans, Jacques Chirac disait que ça pouvait être complémentaire.
11:16 Donc je crois que le problème industriel est très important, Jean-Denis Camille Lefebvre l'a rappelé.
11:20 La France coopère d'ailleurs avec l'Italie sur ces sujets, depuis longtemps même.
11:25 Et je crois que ce problème est peut-être plus important que le problème "conceptuel".
11:29 - Mais c'est pourtant une question conceptuelle que je voulais vous poser,
11:33 mais d'une autre nature, entre l'Ukraine et l'hypothèse d'un retour de Trump à la Maison Blanche,
11:38 est-ce que l'Europe, selon vous, va enfin accepter de se penser comme une puissance ?
11:43 Ce qu'elle a refusé de faire jusque-là.
11:45 - C'est difficile. C'est difficile parce que la mutation est profonde,
11:51 parce que l'Union Européenne s'est construite justement dans l'idée
11:56 qu'elle était un système de règlement pacifique des différents, entre les pays européens.
12:02 Donc passer de ce logiciel, de cet ADN de compromis, de paix, de coopération,
12:09 à un logiciel d'exercice de la puissance brutale, parfois.
12:13 Parce que parfois la puissance, ça signifie d'aller tuer des gens en face.
12:16 C'est vraiment compliqué.
12:18 Donc je pense qu'effectivement, il se passe des choses en Europe, notamment en Europe de l'Est.
12:23 On sent bien que les Polonais, les Baltes, en Europe du Nord, les Finlandais, les Suédois
12:29 sont dans une logique de réaffirmation.
12:31 Est-ce que c'est vrai dans toute l'Europe ? Est-ce que c'est vrai en Italie ?
12:34 Est-ce que c'est vrai en Espagne ? Est-ce que c'est vrai en Allemagne ?
12:38 Moi j'ai encore des interrogations, mais oui, le curseur bouge dans ce sens-là.
12:44 Jusqu'où bouge-t-il ? On verra.
12:46 La révolution culturelle, la révolution de culture géopolitique, de culture stratégique européenne,
12:52 elle est en train quand même de se faire l'idée de dire qu'on est dans un monde de rapports de force
12:56 avec la Chine, la Russie, mais aussi quelque part avec les Etats-Unis.
13:01 Bien sûr, ça c'est des choses qui sont de plus en plus consensuelles à Bruxelles
13:04 et dans la plupart, pas tous, dans la plupart des pays européens.
13:07 Il reste que quand même, on voit la manière dont le chancelier Shultz agit et pense,
13:14 enfin en tout cas parle de la Russie, on a l'impression qu'en Allemagne notamment,
13:19 on n'a pas totalement abandonné l'idée de dire "oui mais ça serait quand même tellement mieux
13:24 si on faisait des compromis avec tout le monde et pourquoi pas avec la Russie, si Trump revient au pouvoir".
13:29 Donc je suis plutôt positif, plutôt optimiste, mais tout ça met du temps et tout ça est encore fragile.
13:35 - Merci à tous les deux d'avoir été à notre micro ce matin.
13:40 Jean-Dominique Merchet, votre livre "Sommes-nous prêts pour la guerre ? L'illusion de la puissance française"
13:46 chez Robert Laffont, Bruno Tertrais, le vôtre "La guerre des mondes"
13:50 ou "Le retour de la géopolitique et le choc des empires" aux éditions de l'Observatoire. Merci encore.