• il y a 7 mois
"Se nourrir n’était pas vraiment le problème", se souvient Michel de Robert de Lafregeyre, dont l’histoire a inspiré le film "Frères" d’Olivier Casas. Cet architecte à la retraite raconte comment il a vécu pendant sept ans dans un bois de Charente-Maritime, avec son frère Patrice, juste après la guerre, de 1949 à 1956. Ils avaient 5 et 7 ans. Ils ont vécu dans une cabane construite au milieu des arbres, se nourrissant de baies, de poissons et de lièvres.

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Transcription
00:00 France Inter, le 7/10.
00:03 Sonia De Villers, il est 7h48, votre invitée ce matin a vécu une enfance hors du commun
00:08 racontée dans le film « Frères » d'Olivier Cazas.
00:11 En salle, demain.
00:13 La Charente maritime en 1949.
00:15 Une femme abandonne ses deux fils de 4 et 7 ans dans un home d'enfants que les gamins
00:21 vont fuir.
00:22 Livrés à eux-mêmes, ils survivront plusieurs années, 7 ans en tout, dans un petit bois
00:27 de la région.
00:28 Sur l'écran, Mathieu Kassovitz et Patrice, votre frère aîné.
00:32 Yvan Attal, c'est vous Michel.
00:34 Bonjour.
00:35 Bonjour.
00:36 Michel de Robert de Lafrégère, vous êtes architecte, vous avez 79 ans.
00:40 Ces souvenirs-là, vous les avez tû très longtemps.
00:43 Il n'y a qu'avec votre frère que vous les partagiez, nul autre n'y avait accès.
00:47 D'abord, qu'est-ce qui a déclenché la fuite de cette maison d'enfants de Châtelayon ?
00:52 Un drame découvert par Patrice.
00:56 En poussant une porte, il trouve le propriétaire de ce home d'enfants qui est pendu.
01:01 Il est donc surpris, pris de panique.
01:05 Il tire une table, il prend un objet tranchant qui était sur la table et il essaye de couper
01:12 la corde, laisse cet homme tomber, se fracasse, se tape la tête et en arrivant au sol, il
01:19 y a une mare de sang qui se répand.
01:20 Et il a eu peur ?
01:21 Il regarde, il prend peur et il ne pense pas qu'il l'a tué, il ne sait pas ce que c'est
01:26 que tuer.
01:27 Mais par contre, il se dit "j'ai fait quelque chose de terrible et de très grave".
01:30 Il m'attrape et il me dit "viens, Mic, on sauve, on sauve, on sauve".
01:34 Et en fait, on va se cacher dans un bois qui est à environ un kilomètre du village et
01:40 on va y rester pratiquement ces sept années.
01:44 Alors comment on se nourrit quand on est si petit et qu'on est si seul dans un bois ?
01:48 C'est souvent la question qu'on pose, se nourrir.
01:52 Mais se nourrir n'a pas été vraiment le problème.
01:54 Après la guerre, dans ces années-là, il faut savoir que la majorité des maisons,
02:02 compte tenu de la difficulté pour se nourrir, ont des poulaillers, ont des potagers, il
02:07 y a des champs, il y a des arbres fruitiers, etc.
02:11 C'est-à-dire que le fait de trouver de la nourriture, ce n'est pas si difficile que
02:15 ça.
02:16 Qu'est-ce qui était si difficile ?
02:17 Il y a des plantes, il y a des lapins, etc.
02:20 Donc ce n'est absolument pas un gros problème.
02:23 On a eu une mauvaise nutrition, mais on a trouvé à se nourrir sans aucun problème.
02:29 Alors qu'est-ce qui était le plus difficile ?
02:30 Le froid.
02:31 La température.
02:32 Le froid, ça, ça a été terrible.
02:35 Les hivers, en plus de ces années-là, étaient beaucoup plus froids que les nôtres aujourd'hui.
02:44 Alors comment vous vous abritiez ?
02:48 J'ai construit trois cabanes.
02:51 Peut-être que là, le métier d'architecte était déjà là.
02:56 C'est ce que j'allais dire.
02:57 J'ai construit trois cabanes et j'ai trouvé des astuces pour nous protéger.
03:04 Je faisais des remparts avec des feuilles, etc.
03:08 Donc je construisais tout le temps de façon à se protéger du froid.
03:11 Pourquoi vous dites « je » ? Parce que vous étiez plus bricoleur que Patrice ?
03:15 Oui.
03:16 En fait, on est deux enfants de deux pères différents, deux caractères totalement différents.
03:19 Mais avec ceci d'extraordinaire, c'est qu'en fait, on a eu une complémentarité
03:26 qui a énormément participé à notre survie.
03:29 Parce que Patrice était chasseur, débrouillard, capable de tout me ramener.
03:34 Et moi, j'étais capable de tout fabriquer, de tout arranger, de faire, de bricoler, de
03:40 réparer les vêtements, de fabriquer les chaussures, de faire absolument tout.
03:44 Est-ce qu'on fait des mauvaises rencontres dans les bois quand on est si petit et donc
03:48 pas protégé ?
03:49 Alors, il faut savoir que dans un bois, vous avez très peu de gens qui passent, pratiquement
03:55 jamais.
03:56 On a en plusieurs années vu une ou deux personnes, pas plus.
04:02 Ce n'est pas une forêt, il n'y a pas de chasseurs.
04:06 Le bois tombe par terre, c'est rempli de mousse, c'est très sauvage.
04:16 Mais les gens du village vous avaient repéré ?
04:18 Puisque vous dites que vous vous approchiez des maisons, des fermes, que vous alliez
04:21 shipper dans les poulaillers.
04:22 Les gens du village vous avaient repéré ?
04:24 Mais le problème que vous oubliez, c'est qu'on est après-guerre.
04:27 Et qu'après-guerre, les enfants perdus, les enfants de la guerre, il y en a malheureusement
04:32 énormément.
04:33 En 1946, il y a près d'un million d'enfants qui sont sans identité.
04:38 Il y a 340 000 enfants, 13 ans après la guerre, en Europe, qui cherchent encore leur identité.
04:46 C'est ça.
04:47 Donc en fait, ce que vous dites, c'est que le problème n'est pas qu'on ne vous ait
04:49 pas retrouvé, c'est qu'en réalité, on ne vous cherchait pas.
04:52 Personne ne nous a jamais trouvés parce que personne ne nous cherchait.
04:58 Personne ne nous a jamais cherchés.
05:00 C'est-à-dire qu'au moment où arrive ce drame, nous, et au moment où on s'enfuit,
05:06 Chantal, la bonne de ce homme d'enfant, évidemment perturbée par ce décès de cet homme, il
05:16 y a tout à préparer, etc.
05:18 Toutes les conséquences d'un décès comme ça brutal, nous, on disparaît.
05:23 - C'est ça.
05:24 Et alors moi, ce qui m'a le plus surprise dans le film "Frères", qui raconte votre
05:30 histoire une fois que vous êtes devenu adulte et ce lien indéfectible entre les deux frères,
05:36 avec ce regard en arrière sur vos secrets d'enfance, c'est la joie intense que vous
05:40 avez éprouvée à certains moments de cette enfance.
05:43 - Parce qu'il faut comprendre qu'en dehors de la souffrance liée au froid, que l'on
05:50 vit comme on peut, mais on s'en sort, en dehors de ça, on a vécu des années absolument
05:57 formidables.
05:58 Parce qu'on était heureux, on était dans la nature, on était libre.
06:03 Donc c'est vraiment le mot liberté en grand, parce que vous n'avez aucune contrainte.
06:09 Prenez des enfants de 9 et 10 ans et dites-leur aujourd'hui, à partir de maintenant, vous
06:14 avez le droit de tout faire.
06:15 Vous pouvez grimper dans les arbres, sauter, monter, personne ne vous dira jamais rien.
06:20 - Alors justement, quand en 1956, votre mère réapparaît soudain, fouille rapidement la
06:26 région et vous retrouve très facilement, elle vous ramène d'autorité à Paris, tous
06:30 les deux, elle vous place dans une famille d'accueil.
06:32 Et là, en fait, c'est votre petit monde qui s'effondre.
06:34 - L'enfer.
06:35 Il n'y a pas d'autre mot.
06:37 - L'enfer.
06:38 - 6h30 du matin, levé, 8h30, couché, et toute la journée, entre la femme et ses deux filles,
06:46 c'est un relais permanent pour pouvoir apprendre tout ce qu'on ne connaît pas.
06:51 Quand on est arrivé, on a peut-être 300 mots de vocabulaire, on sait à peine lire
06:55 et écrire, on a 12 ans quand même.
06:58 - Alors évidemment, ça se passe très très mal et là, votre mère va prendre une décision.
07:05 D'abord, votre mère, elle s'est expliquée sur le fait qu'elle se soit acharnée toute
07:08 sa vie à vivre sans vous.
07:09 - C'est compliqué, mais la vérité, elle est simple.
07:17 Quand j'ai 18 ans, je demande à ma mère "Pourquoi tu nous as fait ça à Patrice et
07:24 à moi ?" et elle me répond "Mais Michel, je ne vous ai jamais voulu."
07:28 Le problème, c'est que j'étais enceinte très souvent.
07:32 Quand je rencontrais des hommes que j'ai avortés plusieurs fois, il fallait bien qu'il y en
07:37 ait qui naissent.
07:38 Ce n'est pas facile de partir avec ça.
07:40 - Non.
07:41 Alors elle vous a placé, ça s'est très mal passé, comme vous le dites, vous vous
07:45 rebellez, parce que vous n'êtes pas un caractère très facile à dompter.
07:48 Et là, elle va prendre une décision terrible, elle va vous séparer.
07:51 - Absolument.
07:52 Elle nous sépare tous les deux.
07:54 Moi, elle me met en pension, donc je vais faire trois années de pension chez les frères
08:00 à Saint-Omer.
08:01 De là, je vais faire plusieurs fugues.
08:03 Je vais me retrouver en maison de correction.
08:06 - Parce qu'en fait, l'idée des fugues, c'est de retrouver Patrice ?
08:09 - Non.
08:10 Patrice, lui, il part avec sa mère.
08:12 - D'accord.
08:13 Alors vous voyez, ce qui est le plus étonnant dans toute cette histoire, c'est que Patrice
08:18 et vous, vous allez grandir et de rencontre en petit boulot que vous avez su saisir et
08:23 que vous avez su transformer.
08:24 Il y en a un qui va finir par diriger une clinique, l'autre qui devient architecte.
08:28 C'est-à-dire que vous avez une vie d'adulte, finalement bourgeoise, parfaitement insérée.
08:32 C'est très, très surprenant dans cette histoire.
08:35 Mais derrière, est-ce qu'il est resté des séquelles ?
08:38 - Des séquelles, non.
08:42 C'est difficile à vivre.
08:44 Pour Patrice, c'était très difficile.
08:47 Mais lui, il a tout porté.
08:49 C'est quand même mon grand frère.
08:50 C'est quand même lui qui a la responsabilité de son petit frère.
08:52 Moi, j'ai un exemple.
08:54 J'ai quelqu'un, j'ai quelque chose.
08:57 Il représente à la fois mon père, ma mère, tout ce que j'ai pas.
08:59 - Et lui, il avait personne pour s'accrocher.
09:00 - Mais lui, il n'a personne pour s'accrocher de l'autre côté.
09:02 Et donc, une fois qu'il a réussi, il considère que la vie n'a plus d'intérêt.
09:08 - Il s'est suicidé en 1993.
09:11 - Il s'est suicidé en 93 en disant "c'est trop dur, on a trop souffert, je peux plus,
09:20 donc je m'en vais".
09:22 - Eh bien, frère d'Olivier Cazas, qui sort demain en salle avec Yvan Attal et Mathieu
09:27 Bachite, il raconte ce lien mais indéfectible entre deux frères qui ne se sont jamais séparés
09:33 jusqu'à la mort de Patrice.
09:34 Merci Michel.
09:35 - Et c'est un hommage à mon frère ce film.
09:38 - Absolument.
09:39 Merci.
09:40 - Et merci Sonia De Villers à 7h58.
09:42 *Musique*

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