Ali Baddou reçoit la psychanalyste et philosophe Clotilde Leguil. Elle est l’une des productrices de l’émission et du podcast "L’Inconscient " sur France Inter, auteure notamment d’une série d’émissions sur les rêves, « Ce que disent nos rêves ».
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00:00 15 minutes de plus et ce vendredi j'ai le bonheur de recevoir une philosophe, psychanalyste,
00:05 spécialiste de Lacan notamment.
00:07 Les auditeurs de France Inter ont pu l'entendre parler du rêve, des énigmes du rêve et de
00:12 ce qu'ils nous disent dans le podcast « L'inconscient est de rêve » justement.
00:17 Il sera question ce matin.
00:18 Bonjour Clotilde Guil !
00:19 Bonjour !
00:20 Et bienvenue ! Comme chaque vendredi, on va commencer avec une expérience de pensée
00:25 et merci d'accepter de jouer le jeu.
00:27 Les rideaux sont tirés, les lumières sont éteintes, il faut s'imaginer qu'on a
00:32 les yeux fermés, on est endormi et on rêve.
00:35 Qu'est-ce qui se joue quand on rêve Clotilde Guil ?
00:38 Et bien en effet le rêve est une véritable expérience de pensée.
00:43 Je trouve que cette formule s'applique admirablement au rêve puisqu'il s'agit en effet de la
00:50 découverte d'une pensée qui est tout autre que la pensée consciente, que la pensée
00:56 rationnelle, que la pensée éveillée et que cette expérience s'apparente à certains
01:02 égards à un voyage, à une odyssée, à un vagabondage où finalement nous sommes conduits
01:13 à vivre une aventure sans savoir véritablement où elle nous mène.
01:17 Pourquoi dire du rêve que c'est une expérience hors du commun et je vous cite « une aventure
01:23 subjective qui nous propulse dans un lieu où nous ne pensions pas être ».
01:28 Oui, c'est-à-dire qu'à la fois le rêve pourrait-on dire est une expérience très
01:33 commune puisque chacun rêve, chacun peut rêver et c'est même peut-être l'expérience
01:40 la mieux partagée pour parler comme Descartes.
01:42 Et en même temps c'est une expérience qui nous confronte à un territoire nouveau
01:51 qui est celui qui avait été défini par Freud de l'inquiétante étrangeté, un
01:56 territoire où se joue une histoire qui nous surprend, qui est toujours énigmatique et
02:04 qui en même temps nous confronte à quelque chose de très intime qui nous concerne mais
02:11 que nous ne comprenons pas.
02:12 Qu'est-ce que c'est l'inquiétante étrangeté ?
02:14 Alors l'inquiétante étrangeté c'est une expérience que Freud a décrite, pas
02:19 seulement à travers le rêve mais qu'on peut faire aussi dans la vie éveillée, qui
02:23 est une expérience où soudain on peut se sentir perdu dans ses repères quotidiens
02:28 comme par exemple lorsqu'on ne cesse de revenir au même endroit dans une ville alors
02:33 qu'on voudrait justement se rendre dans une autre destination.
02:38 C'est l'idée qu'à un moment on fait l'expérience d'être joué par quelque
02:42 chose, comme par une force.
02:44 On est joué.
02:45 On est joué par quelque chose et on ne saisit pas finalement ce qui nous arrive.
02:51 Pourquoi est-ce qu'à un moment, disons, nos intentions conscientes semblent dépassées
02:57 par une autre force ?
02:58 On peut se souvenir de son rêve dans son intégralité, on peut s'en souvenir par
03:04 fragments, par bribes désordonnées parfois, on peut au contraire l'avoir complètement
03:09 oublié.
03:10 Comment expliquer ces différents rapports au rêve ?
03:13 C'est tout à fait essentiel et c'est ce que Freud note.
03:17 C'est-à-dire que le rêve à la fois a un rapport au souvenir et en même temps il
03:22 a un rapport à l'oubli.
03:24 Et il est assez rare finalement qu'on puisse dire qu'on se souvient intégralement
03:30 d'un rêve.
03:31 Bien souvent on a le sentiment d'avoir fait un rêve beaucoup plus long que ce qui
03:35 nous revient au réveil.
03:37 On a le sentiment qu'on a raté quelque chose et qu'il ne nous reste que des bouts,
03:41 des fragments de cette matière si précieuse qui semble contenir un secret qui nous appartient
03:47 de révéler.
03:48 Le rêve c'est à la fois ce dont on fait l'expérience en apercevant qu'on l'a
03:53 oublié, c'est ça qui est extraordinaire.
03:55 C'est-à-dire qu'on se dit au réveil « j'ai rêvé mais j'ai oublié ce dont
03:59 j'ai rêvé ». Et en même temps, vous avez sûrement fait cette expérience aussi
04:03 à Libadou, tout d'un coup au cours de la journée il nous arrive quelque chose, on
04:07 entend un mot, on fait une rencontre, on voit un paysage et tout d'un coup la sensation
04:12 de notre rêve nous revient et là il y a quelque chose comme, accidentellement, un
04:18 retour du rêve qui se fait et qui nous revient en mémoire.
04:23 Vous êtes psychanalyste Clotilde Le Guil et justement on va s'intéresser à Freud.
04:28 Tout est parti chez lui d'un rêve, un rêve comme une expérience.
04:32 Est-ce que vous pouvez nous la raconter ? On est le 24 juillet 1885.
04:36 Oui, tout est parti de Freud.
04:37 Il est avec une patiente.
04:38 Oui, tout à fait.
04:39 C'est un rêve qui est essentiel puisque Freud a découvert l'interprétation des
04:44 rêves en s'intéressant à ses propres rêves.
04:47 C'est-à-dire qu'il s'est intéressé à cette expérience qu'il a faite sur
04:51 lui-même et c'est une expérience qu'il arrive à dater lui-même au cours d'un
04:56 été, en juillet 1895, où il lui arrive quelque chose de tout à fait étrange.
05:02 Il vient d'avoir une conversation avec un de ses confrères du nom de Otto au sujet
05:06 d'une patiente qui était sa patiente à lui.
05:09 Irma.
05:10 Ça ne s'invente pas.
05:11 Exactement, oui, tout à fait.
05:14 Il s'inquiète de savoir si Irma va mieux et Otto lui dit « pas tellement, elle va
05:21 un peu mieux mais pas tellement ». Suite à cette phrase qui le met un peu mal à l'aise
05:25 au fond sur la cure qu'il a menée avec cette patiente, il reprend ses notes avant
05:30 de se coucher et il relit la cure.
05:31 Et là, il s'endort et il fait un rêve qui le confronte à revoir Irma qui en effet
05:41 ne va pas très bien et dont Freud pense qu'elle souffre peut-être de quelque chose de somatique
05:53 et Freud lui demande dans ce rêve, c'est ça qui est extraordinaire, d'ouvrir la
05:56 bouche pour voir ce qu'il y a à l'intérieur de sa bouche se demandant si elle a attrapé
06:02 une infection.
06:03 Et ce rêve va s'achever par une injection qui est faite à la patiente, en tout cas
06:11 Otto qui dit qu'il a fait une injection à la patiente, d'où le titre du rêve
06:14 « L'injection faite à Irma ». Et cette injection dans le rêve est dite avoir été
06:20 faite avec une seringue qui peut-être n'était pas propre.
06:23 Et le rêve s'achève sur une formule chimique tout à fait étrange, sur des lettres qui
06:30 apparaissent à Freud, la formule d'un produit chimique qui s'intitule la triméthylamine
06:36 et que Freud voit apparaître en caractère gras à la fin de ce rêve.
06:39 Freud se réveille de ce rêve et finalement il s'intéresse à ce qui lui est arrivé
06:43 dans ce rêve et il essaie d'interpréter le sens caché de ce rêve.
06:50 C'est-à-dire qu'il fait l'hypothèse que ce rêve a un sens caché et le premier
06:54 sens qui lui vient c'est qu'au fond il a essayé à travers ce rêve de répondre
06:59 à ce malaise qu'il a éprouvé la veille à propos de l'état d'Irma et qu'il
07:04 a essayé de faire porter d'une certaine façon la faute sur son confrère qui aurait
07:09 fait une injection de triméthylamine à Irma.
07:12 Mais au-delà de ça, ce que Freud découvre avec ce rêve et c'est pour ça qu'il
07:15 le considère comme le premier rêve fondateur de la psychanalyse, c'est qu'il découvre
07:21 que le rêve est fait de lettres, de lettres à déchiffrer, que le rêve est un rébut
07:25 et qu'il doit être interprété.
07:27 On a toujours essayé d'interpréter les rêves, on a essayé d'y voir des signes.
07:31 Pour Freud, le rêve c'est la voie royale qui mène à l'inconscient.
07:36 Pourquoi justement ?
07:37 Oui, alors ce qui est important c'est de dire que c'est l'interprétation des rêves.
07:40 Freud dit l'interprétation des rêves est la voie royale qui mène à l'inconscient.
07:45 C'est-à-dire qu'en effet, vous avez raison de rappeler à Libadou qu'on a toujours
07:49 pensé depuis l'Antiquité que les rêves avaient un sens, qu'ils pouvaient être
07:53 un message des dieux et qu'ils pouvaient avoir notamment un sens prophétique, le sens
07:58 de prédire l'avenir.
08:00 Et au fond, à cette thèse s'est opposé ensuite, notamment au XIXe siècle, l'idée
08:06 que le rêve au contraire n'avait aucun sens mais était une production neuronale
08:12 et qu'il le relevait d'un processus somatique.
08:15 Et ce que Freud apporte c'est que oui, le rêve a un sens, mais il ne prédit pas l'avenir
08:21 mais il révèle plutôt le passé.
08:23 C'est cela la découverte de Freud.
08:25 Il révèle le passé ?
08:26 Il révèle le passé, c'est-à-dire qu'il révèle un désir infantile, inconscient,
08:32 indestructible qui est là depuis toujours et qui déguisé va se manifester à travers
08:39 le scénario du rêve.
08:40 Clotilde de Guille, dans l'un des épisodes du podcast de l'inconscient, vous racontez
08:43 justement l'un de VOS rêves alors que vous êtes en vacances, déconnectés, vous
08:48 le dites, vous rêvez de votre boîte mail, elle est saturée par des notifications et
08:53 il y a des chiffres qui apparaissent.
08:55 Alors non pas des lettres comme chez Freud, des chiffres qui apparaissent.
08:58 Un, deux, trois.
09:00 Qu'est-ce que vous avez compris de ce rêve ? Est-ce que nos rêves survivent à l'époque
09:05 du monde virtuel ?
09:06 Oui, c'est pour ça que je me suis intéressée à ce rêve.
09:10 Parce que c'est un rêve que j'ai fait au retour de vacances, après justement un
09:14 moment où je n'avais plus regardé pendant un temps ma boîte mail.
09:18 Et j'ai trouvé très intéressant d'abord que dans ce rêve, cet objet qu'est l'ordinateur,
09:23 qu'est l'écran, ce rapport à la connexion et aux mails s'introduisent, s'immiscent
09:28 dans le rêve.
09:29 Et je me suis dit déjà que le rêve entrait vraiment dans le 21e siècle.
09:33 Et il est très fréquent d'ailleurs de voir que les patients eux-mêmes font des
09:37 rêves qui ont à voir aussi avec les SMS, avec un message qu'ils reçoivent par texto
09:43 ou avec un mail.
09:44 Et donc ce qui m'a intéressée dans ce rêve, c'est qu'il y avait quelque chose
09:47 d'une sorte d'angoisse, d'un trop de messages qui arrivaient et que je ne pourrais
09:51 pas recevoir tant ces messages étaient infinis.
09:54 Et ce rêve m'a, disons, conduit à interpréter quelque chose de mon propre parcours analytique
10:01 et des messages que j'avais pu déchiffrer jusque-là dans mon analyse.
10:05 Je reprends l'expression que vous citiez, l'inquiétante étrangeté de Freud.
10:10 Écoutez.
10:11 J'ai cru que si je dormais un peu, le sommeil suffirait à…
10:16 Suffirait à quoi ? Qu'est-ce qui ne va pas ?
10:19 Je ne sais pas qui je suis.
10:23 Vous savez bien que vous êtes Rita.
10:25 Mais non ! Je dis que non ! Je ne sais pas ! Je ne sais pas qui je suis !
10:33 Ce qu'on vient d'entendre, c'est un extrait d'un film magnifique de David Lynch,
10:39 Mulholland Drive.
10:40 C'est un cauchemar d'une femme qui a perdu son identité.
10:44 Qui suis-je ? C'est à cette question que le cauchemar répond.
10:47 Oui, alors c'est… Le cauchemar et le rêve, pourrait-on dire.
10:51 Ce qui est extraordinaire dans le film de David Lynch, qui est en quelque sorte son
10:56 interprétation des rêves et du cauchemar à lui, ce film de 2001, ce qui est extraordinaire,
11:02 c'est que David Lynch nous fait aussi vivre une expérience de pensée.
11:06 Parce que si vous vous souvenez de ce film, quand nous le voyons pour la première fois,
11:10 il y a une première partie que nous prenons pour l'histoire réelle de l'héroïne
11:15 Diane Selwyn, mais qui, dans cette première partie, porte le prénom de Betty.
11:20 Et donc, vraiment, David Lynch nous fait vivre cette expérience de pensée où nous
11:25 allons vivre une histoire, mais tout à fait inquiétante, qui à la fois réalise des
11:31 désirs, qui a une portée érotique très forte, et en même temps très angoissante
11:36 parce qu'il y a aussi le surgissement de personnages, comme un clochard derrière une
11:41 poubelle qui nous fait vraiment sursauter et qui fait effraction.
11:44 Donc on a cette première partie très étrange.
11:47 Et on va avoir une seconde partie qui est là comme un réveil, où les personnages
11:52 sont toujours là mais ne portent plus les mêmes prénoms, et on se demande, à ce
11:56 moment-là, en tant que spectateur, en tant que spectatrice, ce qu'il nous est arrivé.
12:01 On s'aperçoit vraiment que nous-mêmes, nous avons cru à ce rêve et que l'expérience
12:06 que nous a fait vivre David Lynch est finalement une expérience à travers le cinéma de nous
12:11 propulser aussi dans cet univers du rêve où, comme on l'a entendu dans l'extrait
12:16 qui est passé, où finalement nous perdons notre identité consciente et nous sommes
12:23 confrontés au fait d'avoir oublié qui nous sommes au plus profond de nous-mêmes.
12:28 - Comment expliquer qu'on puisse prendre le rêve pour la réalité ? Qu'on puisse
12:32 être piégé dans le rêve comme si rien ne nous prouvait qu'on n'était pas dans
12:40 cette expérience subjective dont on parle depuis tout à l'heure ?
12:43 - Oui, c'est vraiment une question cruciale.
12:47 En effet, lorsqu'on rêve et même lorsqu'on fait un cauchemar, et je dirais d'autant
12:51 plus lorsqu'on fait un cauchemar, on est confronté à un réel.
12:56 Il y a quelque chose auquel on croit, quelque chose que l'on suit, quelque chose qui peut
13:00 même provoquer en nous une angoisse jusqu'à nous réveiller.
13:04 Donc, peut-être qu'il ne faut pas opposer radicalement rêve et réalité.
13:11 Peut-être que le rêve nous révèle une réalité sous-jacente, une réalité qui
13:18 a à voir avec notre inconscient, qui a à voir avec nos pulsions et qui a à voir avec
13:23 nos angoisses.
13:24 - Vous avez beaucoup travaillé sur les rêves de combattants, de blessés de guerre.
13:28 Qu'est-ce qu'ils disent ces rêves-là de particuliers par différence avec les nôtres
13:33 qui vivent en paix ?
13:34 - Oui, dans mon « Nécessiter n'est pas consentir », je me suis intéressée aux
13:39 expériences de forçage de consentement et notamment au trauma de guerre dans la
13:44 lignée de Freud.
13:45 Puisque vous savez que Freud découvre la question du cauchemar traumatique suite justement
13:51 au retour du champ de bataille des soldats de la Première Guerre mondiale.
13:54 Et au fond, il aperçoit là, avec les cauchemars des traumatisés de guerre, qu'il y a quelque
14:00 chose qui invalide sa première théorie du rêve, sa théorie qui dit que le rêve est
14:04 la réalisation d'un désir déguisé.
14:07 Et il aperçoit là que le rêve est peut-être autre chose que le cauchemar vient répéter
14:12 justement le trauma dont le sujet ne peut pas revenir.
14:15 - Dernière question, Clotilde Guille, la morale de l'histoire, c'est que le rêve
14:19 est une histoire ?
14:20 - La morale de l'histoire, c'est qu'il nous appartient d'interpréter le rêve
14:24 pour en saisir le chiffre secret.
14:27 - Merci infiniment d'avoir été l'invité de France Inter ce matin et dans 15 minutes
14:31 de plus.
14:32 Bonne journée Clotilde Guille.