Ali Baddou reçoit Laurence Devillairs, philosophe, docteure agrégée de philosophie et enseignante à Paris I - Panthéon Sorbonne en philosophie du droit pour « La splendeur du monde. Aller à la rencontre de la beauté » aux éditions Stock.
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (6 Juin 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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00:0015 minutes de plus et ce vendredi matin, j'ai le bonheur de recevoir une philosophe, elle
00:04est spécialiste de Pascal, de Descartes, elle enseigne la philosophie du droit à la
00:09Sorbonne et elle publie un essai magnifique, « La Splendeur du Monde », « Aller à la
00:14rencontre de la beauté », ça vient de paraître aux éditions Stock.
00:18Bonjour Laurence de Villers !
00:19Bonjour Ali Baddou !
00:20Et bienvenue ! Comme chaque semaine, Laurence de Villers, on va commencer avec une expérience
00:24de pensée.
00:25« La Splendeur du Monde », vous allez nous expliquer ce que c'est mais imaginons que
00:29nous sommes en Islande, ou pourquoi pas même en France, s'il y a maintenant quelques
00:34petites semaines, la nuit tombe, le ciel se couvre d'aurores boréales, ces traînées
00:40vertes, roses, absolument magnifiques.
00:43Pour la plupart d'entre nous, c'est un spectacle qu'on gardera en mémoire toute
00:49notre vie, on regrette de ne pas l'avoir vécu lorsqu'on l'a manqué.
00:53Et vous, vous écrivez « J'ai vu les aurores boréales et je n'en ferai pas un exemple
00:58de splendeur ». Pourquoi ?
01:00Alors, je ne veux pas paraître blasée, ça n'a rien à voir avec une forme d'insatisfaction
01:06ou de snobisme, c'est tout le contraire.
01:08Ce que j'ai essayé de montrer avec « La Splendeur », c'est que c'est ni le sublime,
01:13et avec les aurores boréales, on est dans le sublime.
01:15C'est un beau qui écrase.
01:18C'est presque effrayant, les aurores boréales, parce que le vert, alors moi je n'ai pas
01:23eu la chance d'en voir en France mais j'en ai vu en Islande et en Norvège, le vert presque
01:28chimique dans le ciel, on est presque effrayé, on se dit qu'il y a quelque chose qui se
01:31passe, on est au bord de la catastrophe.
01:33Et ça, c'est le sublime, ça nous écrase, on n'est rien, on est époustouflé et ça
01:37maintient une distance entre nous et ce qu'on voit.
01:39Le beau, ce n'est pas ça non plus, parce qu'on a envie de dire que c'est trop beau,
01:45donc il y a un excès.
01:46Et d'ailleurs, vous dites, vous écrivez d'ailleurs, elles réduisent, ces aurores
01:50boréales, le beau à une prouesse, à de la pyrotechnie.
01:53Oui, je trouve qu'il y a quelque chose de tellement merveilleux et épatant qu'on
01:57a l'impression que le monde se transforme en paquet cadeau et on est tout époustouflé
02:01et on trouve ça formidable.
02:03Et ça ne nous apprend pas à voir, Laurence de Villers ?
02:06Non, je ne pense pas, parce que je vais encore plus choquer et provoquer, c'est que je ne
02:12crois pas que le merveilleux et l'émerveillement soient la voie d'accès à la splendeur du
02:16monde.
02:17La splendeur, c'est du sublime mais qui n'écrase pas, c'est du beau mais qui ne se signale
02:22pas.
02:23C'est du beau et du sublime sans doute, parce que c'est un excès aussi, mais à bas bruit,
02:29qui avance à petits pas, qui est feutré, qui peut être dans un détail, on peut passer
02:33à côté.
02:34On ne passe pas à côté d'une aurore boréale, vous êtes d'accord ?
02:36On ne passe pas à côté d'une aurore boréale.
02:38Non, mais on peut passer à côté de la splendeur et c'est pour ça qu'à mon sens, c'est à
02:42la fois plus précieux et plus inoubliable, parce qu'on aurait pu passer à côté.
02:47On connaît votre amour pour la mer, votre passion pour l'océan, mais le bleu de la
02:53mer, celui des tableaux de Van Gogh, les icebergs de l'Arctique comme les vers de
02:57Rimbaud dans le bateau-ivre, la splendeur exige de ne pas séparer ce que le monde
03:02unit, la nature et la culture, les vivants et les morts, et la splendeur réside souvent
03:07dans un détail.
03:08Expliquez-nous ça, la splendeur est imprévisible, elle ne se signale pas et elle réside souvent
03:13dans un détail.
03:14Oui, parce que les conceptions traditionnelles, philosophiques et courantes, qu'on peut tout
03:19savoir du beau, c'est une harmonie, c'est une perfection, c'est un tout, tout est beau
03:24pour que ce soit beau.
03:25La splendeur, non, ça peut résider dans un cadrage, il y a d'un coup, d'un coup, quelque
03:33chose, une façon d'être.
03:34Alors évidemment, l'exemple qui vient en tête, c'est le petit mur jaune de Proust
03:37dans le tableau de Vermeer, ou la Joconde, on l'a vu, revu, ce qui peut arriver de pire
03:47à la splendeur du monde, c'est qu'on l'ait trop vue, que ça devienne tiède, convenu,
03:51banal.
03:52Mais la Joconde, ce qui est frappant, c'est le paysage derrière, là, il y a de la splendeur.
03:57Oui, parce qu'il est improbable, d'abord il est triste, on a l'impression presque
04:02d'une dystopie, d'une fin du monde, et puis il est bancal, c'est-à-dire qu'il
04:07y a un côté à gauche qui est trop haut, à droite trop bas, si on est face à la Joconde,
04:12et en fait, c'est elle qui fait le lien, c'est ça, cette splendeur tout d'un coup,
04:17inaperçue.
04:18Moi j'ai l'impression qu'avec la splendeur, comme son étymologie l'indique, c'est
04:24un éclat, il y a tout d'un coup quelque chose qui s'allume, mais dans le monde et
04:27en moi aussi, et c'est cette rencontre que je trouve importante.
04:31C'est ça qui est important, et on va y venir parce qu'on n'est jamais face à
04:34la beauté, écrivez-vous, vous êtes une grande spécialiste de Descartes, on connaît
04:38tous cette phrase, je pense, donc je suis le cogito ergo sum, et vous dites, je suis
04:44ce que je vois, c'est beau, ça devient un credo, ça veut dire que ce que je vois,
04:50j'y crois.
04:51Qu'est-ce que ça veut dire ? Oui, parce que je pense qu'on a une vision
04:54assez réductrice et parfois très critique des images, de la représentation et du beau.
04:59On a l'impression que c'est face à soi, que ça représente quelque chose, donc ça
05:02renvoie à autre chose que soi, et qu'il y a une distance entre moi qui vois et ce
05:09qui est vu.
05:10Et je pense que c'est le contraire, je crois que c'est vraiment de l'ordre de la rencontre,
05:13et quand il y a une rencontre, on sait très bien qu'on perd un peu de soi, qu'on gagne
05:17un peu de ce qu'est l'autre, et dans la rencontre avec la splendeur, il y a quelque
05:23chose qui me constitue, qui me façonne, je crois que ça fait partie de l'inoubliable.
05:28Et ça fait partie de nous, de la manière la plus intime qui soit ?
05:32La plus intime qui soit, Ali, au point où j'ai l'impression que la splendeur vient
05:36toucher des régions en moi que je ne connaissais pas.
05:39Je pense que ça vient vraiment allumer quelque chose.
05:42Mais je dis ça, et en même temps, je ne veux pas du tout donner l'impression que
05:47dans cette recherche de la splendeur, c'est pour me trouver moi-même, que j'ai besoin
05:50de m'accomplir, que même je chercherai un bien-être.
05:53Pas du tout.
05:54C'est une fuite, c'est une fugue, au sens musical et strict.
05:58Je m'arrache à moi-même et c'est tant mieux.
06:01Qu'est-ce qu'il y a de commun entre dire « c'est beau » et dire « je t'aime
06:05».
06:06C'est la même chose.
06:07C'est la même chose ?
06:08Oui, c'est la même chose.
06:09Je pense qu'en fait, encore une fois, on dévalorise le « c'est beau ». Quand
06:13on dit « c'est beau », ce n'est pas une phrase banale, c'est un événement
06:16dans nos vies de dire « c'est beau ». Et je crois que c'est l'équivalent non
06:20pas d'un « j'aime ça », ce qu'on fait à longueur de journée, évaluer,
06:24dévaluer, dire « j'aime », « j'aime pas ». Mais c'est dire « je t'aime
06:27au monde », c'est une déclaration d'amour.
06:29Et vous voyez, quand on dit « c'est beau », et on le dit même parfois quand on
06:32est tout seul, vous avez remarqué, c'est bizarre, quand on est tout seul, on dit « c'est
06:35beau ». Je pense que c'est parce qu'il y a un trop-plein de cette splendeur.
06:38Et je pense qu'aussi, c'est une déclaration d'amour au monde et on a un devoir d'aimer
06:43le monde.
06:44Et vous avez d'ailleurs quelque chose que vous nous incitez à faire, à pratiquer,
06:50c'est des expériences esthétiques cruciales, des « EEC ». Qu'est-ce que ça veut dire ?
06:55Chacun d'entre nous a la sienne.
06:57Oui, je pense que, justement, parce que je crois qu'il y a, vous parliez du cogito,
07:01je crois qu'il y a un cogito esthétique, je suis ce que j'ai vu et ce que je n'ai
07:04pas encore vu.
07:05Tout ce que je verrai, je pense que j'y dépose quelque chose de très profond de
07:08moi.
07:09Eh bien, je crois que justement, on a des expériences cruciales.
07:15Je crois qu'on n'en a pas besoin de beaucoup et d'extraordinaires.
07:19J'ai compris que l'extraordinaire ou le spectaculaire, ce n'est pas la splendeur
07:22pour moi.
07:23Et on a deux, trois expériences.
07:25Moi, j'en ai trois, quatre dans ma vie, quatre maximum.
07:27Mais ça m'a façonné à tout jamais.
07:30Et pourquoi c'est inoubliable ? Parce que je ne l'ai pas fabriquée, je n'en suis
07:33pas la cause.
07:34Je n'ai même pas demandé à être émerveillée et puis, le monde a été là et m'a touchée.
07:38Et je crois que ça, il faut le garder précieusement.
07:41C'est mon identité.
07:42Et j'y suis plongée.
07:44J'aimerais que vous nous lisiez quelques vers, comme vous les avez rédigés, ceux
07:50de Rimbaud en tout cas, ceux du bateau-ivre qu'on trouve et qui disent beaucoup justement
07:55sur ce qu'il faut faire pour dépasser les limites, dépasser ce côté face à un
08:02environnement, face à une œuvre d'art, face à l'espace et au temps.
08:07Est-ce que vous pouvez nous lire ces quelques vers de Rimbaud, Laurence de Villers ?
08:13Alors, je les ai choisis parce qu'ils sont archi connus et je pense qu'il faut apprendre
08:17à voir à nouveau ce qui est archi connu.
08:19« Je me suis baignée dans le poème de la mer, dévorant les azurs verts.
08:26Je sais les cieux crevant en éclairs et les trombes et les ressacs et les courants.
08:31Je sais le soir l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes.
08:36Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir.
08:40C'est assez magnifique parce que vous décrivez très bien la beauté.
08:45La beauté n'est pas devant nous mais ce que nous en sommes et c'est une très belle
08:49illustration de cette idée-là.
08:51Une deuxième expérience de pensée, elle est moderne, elle est contemporaine, les vacances
08:55approchent.
08:56C'est une expérience véritablement contemporaine.
08:59Laurence de Villers, allez à Venise, sur la place Saint-Marc.
09:03C'est un cliché mais Venise, c'est le modèle de la splendeur, du sublime, c'est
09:09une ville entière qui a une œuvre d'art.
09:10Qu'est-ce qu'il faut faire quand on est à Venise ? C'est une question que vous
09:13posez.
09:14Je ne pouvais pas ne pas parler de Venise parce qu'effectivement c'est un exemple
09:18de splendeur.
09:19Vous avez même ajouté « sublime ». Là, on est d'accord mais d'abord c'est impossible
09:24Venise en réalité.
09:25C'est une ville qui ne devrait pas exister.
09:26Quand on va un peu plus loin dans la lagune, à Torcello par exemple, on voit que c'était
09:31juste des marais et puis on y a construit cette splendeur.
09:34La splendeur ça peut être ça, c'est presque de l'ordre de l'impossible.
09:37Tout d'un coup, le monde m'offre quelque chose qui n'est pas précédé par la case
09:41du possible.
09:42Ce n'était pas possible avant, tout d'un coup ça surgit.
09:44Et Venise, c'est ça ! Et comme le tourisme et les vacances approchent, et on est tous
09:51les surtouristes…
09:52Vous y revenez d'ailleurs ?
09:53Comment ?
09:54Oui, vous parlez du surtourisme en disant « il faut arrêter de blâmer le surtourisme
09:57».
09:58Oui, je trouve qu'il y a un côté condescendant, comme si nous on était le bon touriste parce
10:02qu'on sait faire, et puis le surtouriste avec Saint-Polaire ou Sétong et qui ne sait
10:06pas faire.
10:07On sait tous ne pas faire.
10:09J'ai deux guides à Venise ou ailleurs, j'ai Pessoa, Fernando Pessoa, le livre de
10:18l'intranquillité, pour moi c'est un philosophe portugais qui n'a pas quitté Lisbonne,
10:24et puis j'ai Bouvier.
10:25Qu'est-ce qu'il faut faire à Venise ? D'abord, il faut s'asseoir quelque part.
10:28C'est l'atmosphère qui compte.
10:30Vous parlez de Nicolas Bouvier qui est un écrivain voyageur extraordinaire qui est
10:34disparu il y a quelques années, qui est suisse et qui avait écrit « Le poisson scorpion
10:38» qu'on recommande chaleureusement.
10:40Je pense à une façon de voyager où on laisse le voyage prendre les choses en main, c'est-à-dire
10:46qu'on laisse au voyage la liberté de vous construire ou de vous détruire parce que
10:51voyager n'est pas du tout une activité innocente.
10:54C'est assez dangereux pour le mental.
10:57C'est dangereux pour le mental, on en demande trop au voyage.
11:01On en demande trop et on n'en fait pas assez en fait, ou on en fait trop, c'est-à-dire
11:05qu'effectivement on est dans la suractivité des sites à cocher, donc on transforme Venise
11:10en Puls.
11:11Il y a Saint-Marc, il y a ça, enfin Saint-Puls.
11:13On ne part pas pour s'évader, on part pour cocher des cases.
11:16On part pour faire, moi je pense que c'est curieux.
11:19On aime de moins en moins de travail, pour le dire un peu rapidement, mais le travail
11:23ne cesse d'envahir des zones de nos vies où il ne devrait pas être là.
11:26Moi j'entends des gens dire « j'ai fait Venise ». Non, on n'arrête pas de faire
11:31quand on est au travail.
11:33Et vous avez une expression qui est très belle « ni vu ni vécu ».
11:35Ni vu ni vécu, en fait on n'a pas été là.
11:37Le touriste, et que je suis, il est pris en flagrant délit de ne pas avoir vécu ce
11:45qu'il devait vivre et ce qu'il voulait vivre, et de n'avoir rien vu.
11:48Alors il a regardé plein de choses, les sites, il a coché, il a fait ce que le guide demandait,
11:53il a même suivi parfois un guide, mais il n'a pas vécu.
11:56Et la méthode Pessoa c'était ça, il s'asseyait au même endroit, dans le même café, dans
12:01la même ville, et là vous vous imprégnez de quelque chose qui est très important en
12:05philosophie qui est l'atmosphère, c'est-à-dire la vie de la ville, le pouls du monde.
12:11C'est ça qu'il faut faire, c'est-à-dire ne rien faire du tout, et le monde vient à
12:16vous.
12:17Je crois que le surtouriste, il doit d'abord s'accorder des moments précieux où il ne
12:21fait absolument rien.
12:24Je vais vous proposer, puisque l'entretien arrive à son terme, la morale de l'Histoire,
12:28la morale de l'Histoire en musique d'abord avec les Sex Pistols, une reprise totalement
12:36improbable de « My Way » par les Sex Pistols, donc vous avez le choix entre les Sex Pistols
12:44et la philosophe Simone Weil qui écrivait, et que vous citez « Ne pas accorder d'attention
12:50à la beauté du monde est un crime d'ingratitude ».
12:53Elle a raison, et je pense que nous sommes… Sex Pistols, merci, parce que c'est ma jeunesse,
12:59ça fait partie des splendeurs pour moi, Splendeur Punk, mais j'y tiens, et alors oui, vous
13:05avez raison à citer Simone Weil, nous sommes des criminels, je crois vraiment, et j'ajoute
13:10Anna Arendt qui dit, et je pense que c'est important de nos jours, nous avons un devoir
13:14d'aimer le monde, mais pour l'aimer, ou pour le protéger, il faut le voir, et je
13:20crois qu'on peut passer nos vies ou nos journées sans rien voir du tout, et c'est
13:24un crime.
13:25Merci infiniment Laurence de Villers d'avoir été l'invité de France Inter et des 15
13:30minutes de plus, la splendeur du monde, allez à la rencontre de la beauté, c'est publié
13:33chez Stock et je le recommande chaleureusement.