Ali Baddou reçoit Camille, chanteuse, actrice, réalisatrice et compositrice avec Clément Ducol de la bande originale du film "Emilia Pérez" de Jacques Audiard.
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (11 Octobre 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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Art et designTranscription
00:00Et quinze minutes de plus, ce vendredi matin, j'ai le bonheur de recevoir une artiste qu'on adore !
00:05Elle a signé avec Clément Ducolle la bande originale d'Emilia Perez, le film de Jacques Audiard
00:11qui représentera la France aux Oscars. Révélation de l'année pour son album Le Fil.
00:16Elle a remporté pas moins de cinq victoires de la musique. Bonjour Camille !
00:20Bonjour Ali, bonjour à tous !
00:22Et bienvenue ! Comme tous les vendredis, on va démarrer avec une expérience de pensée
00:26ou en tout cas une expérience que peut-être beaucoup de nos auditeurs sont en train de faire.
00:31Il faut s'imaginer qu'on est sous la douche, on commence à fredonner quelques notes,
00:35on peut même se prendre pour une rockstar sous la douche.
00:40Mais pourquoi est-ce qu'il faudrait qu'on soit tous des chanteurs ?
00:42Ça fait des années que vous défendez quelque chose comme un droit au chant.
00:47Oui, on pense souvent que chanteur, c'est prendre un micro, c'est faire une performance,
00:52c'est faire le métier de chanteur.
00:54Mais je crois que ça commence tout simplement par s'autoriser à vibrer, à se dire que la voix n'est pas que faite pour parler,
01:00de tenir un discours, mais aussi pour se faire du bien.
01:03Heureusement qu'il y a la douche, la petite acoustique sympa de la salle de bain, le bruit de l'eau.
01:10Et l'eau est là aussi, je pense que l'eau fait beaucoup pour nous désinhiber, nous mettre à l'aise pour chanter.
01:15Mais qu'est-ce que ça veut dire chanter, justement, pour vous ?
01:18Chanter, ça veut dire se mettre en vibration.
01:20Je crois que c'est aussi se mettre en vibration et c'est parler avec le cœur.
01:26Je crois que dès qu'on commence à parler avec le cœur, par exemple quand on parle de prêche,
01:30quand on écoute des grands leaders, même politiques,
01:35si ça commence à parler avec le cœur, ça commence déjà à chanter pour moi.
01:39Mais ça ouvre des espaces, ça vous donne accès à quelque chose qui vous serait interdit si vous ne chantiez pas ?
01:48Ça ouvre un espace intérieur déjà.
01:50Parce que quand on chante, ça résonne à l'intérieur de soi.
01:53Ça peut résonner dans le bassin, ça peut résonner dans la poitrine,
01:56ça peut résonner dans la gorge, ça peut résonner dans le crâne, dans le nez.
02:00Donc déjà, on voyage, ça ouvre des espaces intérieurs.
02:04On va écouter un son Camille, c'est le titre « Tout dit » qui est issu de votre album « I love you »
02:10qui est paru en 2011.
02:12On entend vos inspirations, on vous entend même expirer.
02:15Certains diront que c'est le style Camille, en tout cas c'est un rapport qui est très particulier,
02:20très pur au chant, il n'y a pas d'autre instrument que votre voix.
02:24J'ai tout dit, tout, tout dit, dit, tout dit, tout dit.
02:29J'ai terminé ma phrase, tout dit, tout dit, tout dit.
02:32J'ai tout dit, tout, tout dit, dit, tout dit, tout dit.
02:37C'est gravé dans le marbre, tout dit, tout dit, tout dit.
02:41Hey, tout dit, si, tout dit, oh, tout dit, soeur, tout dit, tout dit.
02:47Tu veux que l'on se parle, tout dit, oh ma soeur île de garde.
02:52Tout dit, tout dit, tout dit, je, tout dit, suis, tout dit, le, tout dit, bruit, tout dit, tout dit.
03:01Des oiseaux dans les arbres.
03:02Là, vous avez fermé les yeux Camille et vous chantez.
03:04Tout dit, j'aime, tout dit, tout, tout dit, dit, tout dit, tout dit.
03:10La cherie à la lussarde, tout dit, tout dit, tout dit, tout dit, tout dit.
03:14C'est de l'auto-accompagnement, qu'est-ce que ça veut dire ?
03:17Ça veut dire que tu fais entendre les entrenotes, tu fais entendre le lieu et tu fais entendre
03:31ce qui pourrait être joué par un instrument harmonique, une guitare, un piano, un orchestre.
03:37Et donc, tu donnes un peu l'essentiel de ce qu'on appelle la grille harmonique en musique,
03:43de ce qui accompagne le chant, ce qu'on entend d'habitude jouer par d'autres instruments que la voix.
03:48Mais qu'est-ce que le chant permet que les instruments ne permettent pas, par exemple ?
03:52Déjà, le chant, il est complètement humain.
03:56Donc, je pense qu'il permet déjà à n'importe qui de s'identifier.
03:59On parle à l'humain, au cœur de l'humain.
04:02Et ensuite, moi, personnellement, je me travaille souvent avec beaucoup de valises.
04:07Mais bizarrement, ma voix, elle est en moi.
04:09Donc, le chant, c'est très léger.
04:11Pour moi, c'est extrêmement pratique parce que je peux tout faire avec ma voix.
04:16Je peux vraiment directement, sous aucun moyen autre que moi-même, faire entendre ce que j'entends en musique.
04:23Et vous ne concevez pas le chant sans mouvement.
04:25Quand on vous a vu sur scène, c'est très frappant.
04:28Vous avez imaginé ce qu'on appelle des concerts la-la-la.
04:30Alors là, pour le coup, le public, c'est un dispositif particulier.
04:34Il est séparé en fonction de son timbre de voix.
04:36C'est-à-dire que vous avez une sorte de, pas de plan de table, mais de plan de salle.
04:41Et vous organisez une chorale.
04:43Racontez-nous comment ça se passe.
04:44Oui, c'est très important de savoir qu'en chant, la chose la plus importante, c'est connaître sa tessiture.
04:52Savoir à quelle hauteur on chante.
04:54C'est pas peine de vouloir chanter comme Céline Dion si on a une voix d'alto, par exemple.
04:58C'est pas là où on est.
04:59C'est important de savoir là où on est.
05:00Donc, quand j'accueille des personnes pour faire un la-la,
05:04elle-là avec un accent, c'est ce qu'on chante là où on est, au moment où on est ensemble.
05:09Je demande aux gens de vraiment savoir, de se dire, est-ce que tu chantes en bas, au milieu ou en haut ?
05:16Voilà, donc il y a trois groupes.
05:18Et puis après, je leur donne à chaque groupe quelque chose à chanter.
05:23Voilà, et ça crée des polyphonies.
05:24Parfois, je leur demande même d'improviser.
05:26Et c'est toujours les moments les mieux d'ailleurs.
05:29Les meilleurs moments de vos concerts ?
05:32Quand carrément, je laisse le cercle de chant improvisé de lui-même.
05:36On va écouter un autre son.
05:37C'est un extrait de l'album The Global Soundscape Project Alpine Meadow 2002
05:43du bio-acousticien américain Bernie Krauss.
05:46Qu'est-ce qu'on entend ? On entend des oiseaux.
05:50Robin Desbois, Moineau à courante blanche, Moineau à roseau.
05:54Mes anges de montagne, corbeau commun, chantez.
05:57Pour vous, c'est d'abord et avant toute chose.
05:59Parce que c'est vous qui vouliez écouter de la musique d'un bio-acousticien ?
06:04Oui, j'ai travaillé avec Bernie Krauss.
06:06J'ai fait une présentation de son travail justement à la Fondation Cartier.
06:09Mais écoutez ces sons qui vous entourent, vous englobent, ces chants d'oiseaux.
06:15Qu'est-ce que ça vous apporte ?
06:17J'ai l'impression que je fais partie d'un monde, d'un écosystème qui est beaucoup plus grand que celui des humains.
06:22Un monde vibratoire.
06:24Les humains, ils chantent, mais c'est une niche dans le chant du monde.
06:30On n'est pas les seuls à chanter et on n'est pas les seuls à vibrer.
06:34Je pense que tout vibre en fait.
06:36Il y a des vibrations évidemment invisibles.
06:38Le chant du monde ?
06:40Oui, le chant du monde.
06:40Il y a quelque chose de quasiment mystique ?
06:42Bien sûr, oui.
06:44C'est une reliance, c'est un lien avec le grand tout, d'entendre le monde de cette manière.
06:55Il y a des progrès technologiques, Camille, qui permettent aujourd'hui d'imprimer un objet.
06:59Il y a des imprimantes 3D.
07:00Et vous voulez reproduire un son en 3D, en trois dimensions.
07:05Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
07:07Est-ce que vous pouvez nous faire entendre un son en 3D ?
07:10J'ai dit que je voulais faire entendre un son en 3D, moi ?
07:13Oui, en trois dimensions.
07:14La 3D, ce serait peut-être en termes technologiques, ce seraient les casques, vous savez,
07:22qui permettent d'entendre un surround.
07:25Maintenant au cinéma, on parle de la 5.1, la 7.1, la surround, ce que ça s'appelle.
07:30En fait, c'est juste reproduire ce qu'on entend naturellement, c'est-à-dire d'être entouré.
07:34On pourrait faire en 2D.
07:36Si vous vous chantez, les auditeurs entendront du 2D.
07:39S'il y a une troisième personne, ce sera de la 3D.
07:41Ils apprennent.
07:42Mais en l'occurrence, si vous, vous chantez là ?
07:45Sous 2D, par exemple, il y a deux D là.
07:49J'ai, j'ai, 2D, 2, 2D, D, 2D.
07:54Il y a deux dimensions et la 3D, ce serait le lieu, l'église qui résonne, par exemple.
07:57Parce que vous avez chanté souvent dans des églises.
08:00Deuxième expérience de pensée, Camille, dans ce 15 minutes de plus.
08:03Là, on va aller dans un studio d'enregistrement.
08:05On a face à nous des images de films et il faut les traduire en musique.
08:09Alors d'autres que vous s'y sont essayés, parfois en improvisant.
08:12C'est le cas de Miles Davis pour Ascenseur pour l'échafaud.
08:16Vous avez chanté sur la bande originale du Petit Prince en 2015.
08:20Et là, vous avez composé avec votre compagnon Clément Ducolle la musique du film Emilia
08:24Perez.
08:25Chef d'œuvre de Jacques Audiard, prix d'interprétation à Cannes.
08:29Comment est-ce que la musique peut accompagner ? Est-ce que vous avez l'impression qu'elle
08:33peut faire vivre une image ?
08:34Je pense que si il n'y avait pas la musique au cinéma, l'écran serait beaucoup plus
08:38plat.
08:39Je pense qu'on s'aperçoit que l'écran est plat et que les acteurs ne sont pas là.
08:45Vraiment, là, sur scène, devant nous.
08:47Je crois que la musique aide vraiment à donner cette troisième dimension, à donner la profondeur.
08:55Pour moi, la musique, c'est un peu l'inconscient d'un film.
08:58L'inconscient d'un film ?
08:59Oui.
09:00Et c'est un inconscient que vous partagez avec les réalisateurs ? Il faut en parler ?
09:03Tout à fait.
09:04Tout à fait.
09:05Donc, ça ressemble à une thérapie ?
09:06Oui.
09:07D'une certaine manière.
09:08Je pense que j'ai bien grandi dans ce processus, que tout le monde a grandi en faisant ce film.
09:12Oui, oui, c'est une rencontre, je pense, entre l'inconscient du réalisateur, l'inconscient
09:16des personnages, l'inconscient du musicien.
09:18Il y a une phrase magnifique du philosophe Vladimir Jankélévitch qui dit « le silence
09:23est le désert où fleurit la musique ». Vous êtes d'accord avec lui ?
09:27Oui, je suis d'accord.
09:29Je suis d'accord.
09:30Il y a tout un monde entre eux, dire, je ne sais pas, chanter « Frère »… Non, peut-être
09:37pas « Frère Jacques » parce que « Frère Jacques » est une mélodie continue.
09:39Mais si vous faites « Tin, tin, tin », ce n'est pas pareil que si vous faites « Tin,
09:47tin, tin, tin, tin, tin, tin », vous voyez, vous faites vivre le silence.
09:58Oui, ça vivre.
09:59Voilà, avec le souffle.
10:01Mais la musique, ce n'est pas que des notes, ce n'est pas que du fer.
10:06C'est tout ce qu'il y a entre les notes.
10:08Entre les notes.
10:09Vous avez travaillé avec des comédiens de ce film Emilia Perez, avec les comédiennes.
10:14Vous allez partir à Los Angeles pour quatre mois pour faire campagne pour que cette musique,
10:19la musique du film d'Emilia Perez, figure en janvier dans la liste des nommées pour
10:24les Oscars.
10:25Il y aura Kamala Harris et il y aura Emilia Perez.
10:26Évidemment, on l'espère, en tout cas pour vous deux.
10:31Mais quelle est la morale de l'histoire, Camille ?
10:33La morale de l'histoire aujourd'hui ?
10:35Oui.
10:36J'aime bien cette phrase de Saint-Augustin qui dit « Qui chante, prie deux fois ».
10:42« Qui chante, prie deux fois ».
10:45Oui.
10:46Je pense qu'en chantant, on peut enchanter le monde et puis on peut prier pour un monde
10:50meilleur et puis on s'élève et puis on va mieux et puis tout va mieux.
10:56Tout va mieux ?
10:57Oui.
10:58Vous avez une forme d'optimisme ?
10:59Oui, j'ai une forme de foi, oui, je crois.
11:03Foi en la chanson.
11:04Merci infiniment, Camille, d'avoir été l'invité du 15 minutes de plus de France Inter ce matin.