Isabelle Sorente a invoqué les muses pour trouver les mots justes, les mots qui parleraient de liberté et de colère, de peur et de silence et les muses ont répondu : "Tu n'as pas le choix, tu dois parler d'Audre Lorde".
Retrouvez toutes les chroniques d'Isabelle Sorente dans « C'est encore nous ! » sur France Inter et sur https://www.franceinter.fr/emissions/la-chronique-d-isabelle-sorente
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00:00 Voici une nouvelle page culturelle dans le grand livre du dimanche soir.
00:03 Isabelle Sorande, vous avez choisi un livre fraîchement paru, un coup de cœur côté
00:07 ventricule gauche, probablement, chez Isabelle.
00:09 Alors, c'est pas fraîchement paru.
00:11 Ah, c'est vrai ?
00:12 Non, mais je vais vous lire un extrait.
00:14 Litanie pour la survie.
00:16 Pour celles d'entre nous qui vivent sur la frontière, qui se tiennent constamment au
00:21 bord des décisions.
00:22 Pour celles d'entre nous qui ne peuvent se permettre les rêves fugitifs du choix.
00:27 Pour celles d'entre nous qui ont la peur gravée comme une trace imprécise au milieu
00:32 du front.
00:33 Et quand le soleil se lève, nous craignons qu'il ne dure pas.
00:36 Quand le soleil se couche, nous craignons qu'il ne se lève pas au matin.
00:40 Aimé, nous craignons que l'amour s'évanouisse.
00:44 Seul, nous craignons que l'amour jamais ne revienne.
00:46 Et lorsque nous parlons, nous craignons que nos mots ne soient pas entendus, pas accueillis.
00:51 Mais quand nous sommes silencieuses, nous craignons encore.
00:54 Alors, il vaut mieux parler, en se rappelant que nous n'étions pas censés survivre.
00:59 C'était quelques vers de Litanie pour la survie, un poème d'Audrey Lord, extrait
01:04 du recueil The Black Unicorn, la licorne noire.
01:07 Pourquoi alors ce poème aujourd'hui ? Parce qu'avant d'écrire cette chronique, j'ai
01:12 invoqué les muses.
01:13 J'ai invoqué les muses pour trouver les mots justes, des mots qui parleraient de liberté
01:17 et de colère, de peur et de silence.
01:19 Et les muses m'ont dit « tu n'as pas le choix, tu dois parler d'Audrey Lord ».
01:23 La voici donc, femme, noire, lesbienne, guerrière protégée par les sorcières du Dahomé.
01:28 Audrey Lord, née en 1934 aux Etats-Unis.
01:32 Elle grandit à Harlem.
01:33 L'enfant est tellement myope qu'on la croirait aveugle.
01:36 Sa mère lui apprend à lire et à écrire, mais elle ne parlera pas avant l'âge de
01:40 4 ans.
01:41 Le langage pour elle est un autre monde, désiré, empli de forces telluriques et poétiques.
01:46 La petite fille est timide, les médecins, aux teints aussi pâles que leur blouse, se
01:50 moquent de son silence.
01:51 L'apprenant pour une enfant attardée, avant qu'elle n'intègre un collège pour enfants
01:55 surdoués, essentiellement fréquenté par des adolescents blancs.
01:59 Devenue adulte, Audrey devient bibliothécaire pour se documenter, pour comprendre, pour
02:05 élaborer, avant de devenir poéteste et séiste, creusant profondément les racines de la domination,
02:13 la façon dont les oppressions s'entremêlent, s'entrelacent pour nous étouffer, une vision
02:19 qu'on appelle aujourd'hui le féminisme intersectionnel.
02:21 Oh, n'allez pas croire, n'allez pas croire, Charline, parce que j'ai prononcé ces mots,
02:26 féminisme intersectionnel, que les écrits d'Audrey Lorde seraient réservés à un public
02:30 universitaire.
02:31 C'est bien plus simple que ça, c'est bien plus dangereux que ça.
02:35 Ces mots sont trampés à l'encre d'une intégrité incandescente et contagieuse, comme si tout
02:39 ce qu'elle écrit vous murmurait.
02:41 Et toi, et toi, comment vis-tu ? Et toi, que fais-tu de tes peurs ? Que fais-tu de ta colère
02:46 ? Est-ce que tu la laisses se changer en haine ?
02:49 Ou est-ce que tu l'utilises comme la matière alchimique d'une transmutation ?
02:53 Car Audrey Lorde croit que la colère est transmutable par la poésie et que la poésie change le
02:58 monde.
02:59 Bien que cette transmutation soit difficile, bien que cette transmutation soit douloureuse,
03:04 nous n'avons d'autre choix qu'employer la colère comme combustible.
03:07 La principale aberration de tout système qui définit le bien en termes de profit plutôt
03:12 qu'en termes de besoin humain, c'est qu'il ampute notre travail de sa valeur érotique,
03:18 de sa puissance érotique, du désir de vivre et de la puissance qui l'accompagne.
03:22 Un tel système réduit notre travail à une parodie d'obligation, un devoir qui nous
03:28 fait gagner notre pain ou nous conduit à l'oubli de nous-mêmes et de ceux que nous
03:32 aimons.
03:33 Cela revient à rendre un peintre aveugle pour lui demander ensuite d'améliorer son
03:37 travail et de prendre plaisir à peindre.
03:39 Ce n'est pas seulement proche de l'impossible, c'est aussi plein de cruauté, écrit Audrey
03:44 Lorde dans son recueil d'essais « Sister Outsider ». Vous voyez, c'est une chronique
03:48 avec deux livres en un, « Sister Outsider » et « La licorne noire ».
03:52 En fait, il ne faut pas s'y tromper, les livres d'Audrey Lorde sont des livres sacrés.
03:57 Ces mots vous transforment bien plus profondément, bien plus durablement que ces livres de développement
04:02 personnel qui font comme si tout était question de volonté, comme si intime, politique et
04:07 destin n'étaient pas entrelacés.
04:10 Alors, lisons-la et relisons-la et croyons-la lorsqu'elle écrit « Dans notre monde,
04:15 diviser pour régner doit être remplacé par imaginer et prendre le pouvoir ».
04:21 Isabelle Sorente ! Merci chère Isabelle !
04:25 (Applaudissements)