Xerfi Canal a reçu Clara Roussey, maître de conférences en sciences de gestion et du management à l’Institut Agro Montpellier, pour parler des impacts négatifs comme un mal nécessaire.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
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00:00Bonjour, Clara Rousset, vous êtes maître de conférence en sciences de gestion et du
00:14management à l'Institut Agro-Montpellier. Très, très beau numéro de la revue française
00:19de gestion, organisation et sciences de gestion à l'épreuve de l'anthropocène. C'est le numéro
00:24315. Dans ce numéro, avec Nicolas Ballas, Université Montpellier, vous avez commis un
00:30article sur la mise en récit de l'anthropocène, donner une valeur sociale aux dégradations
00:35écologiques. C'est un superbe papier qui démarre fort, qui démarre par une analyse d'une citation
00:42de dirigeant et qui nous pointe un paradoxe. C'est que finalement, l'anthropocène, c'est peut-être
00:46un concept contre-productif. Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi ça peut être
00:51contre-productif ? Alors oui, effectivement. Donc l'anthropocène, le concept d'anthropocène,
00:55s'il a participé à une large diffusion, à une large reconnaissance des enjeux climatiques et
01:02écologiques contemporains, a été aussi pointé du doigt par les perspectives critiques en
01:07management pour son aspect controversé, avec des travaux qui soulignent le fait que l'anthropocène,
01:16c'est finalement la reconnaissance d'une responsabilité d'un anthropoce, d'un humain
01:20essentialisé, et donc d'une responsabilité commune à l'échelle de l'humanité vis-à-vis des
01:26dégradations écologiques. Donc le pendant de cette responsabilité commune, c'est aussi la dilution
01:32des grandes entreprises occidentales, notamment dans ces dégradations écologiques, qui pourraient
01:38participer finalement à l'engouement autour de ce concept, qui finalement dépolitisent
01:45ces impacts et ces dégradations environnementales. Bien sûr, pour faire simple, un individu qui
01:53pollue, etc., ce n'est pas tout à fait la même chose qu'un mastodonte organisationnel, avec ses
01:59chaînes de valeurs éclatées mondiales, qui par son activité va effectivement avoir une empreinte
02:05sur le climat, sur la planète, considérable. Certains d'ailleurs préfèrent parler d'organocène
02:10aujourd'hui plutôt que d'anthropocène, et là, les sciences de gestion et du management sont
02:15directement interpellées, bien évidemment. Alors, quand on va sur cette question, arrive un concept,
02:22celui de commensuration. Qu'est-ce qu'il faut entendre par commensuration ? De quoi
02:29rencontre ce concept, et comment il permet de se saisir de cette question ? Oui, alors dans notre
02:35papier, avec Nicolas Ballas, ce qu'on analyse, c'est finalement la fabrique de cette responsabilité
02:41collective vis-à-vis des dégradations écologiques, à travers l'étude d'une entreprise minière,
02:48et donc de l'évaluation de ses impacts écologiques, dans le cadre d'un projet minier développé en
02:53Indonésie. Et donc, on est plus particulièrement venu analyser deux types de pratiques RSE. D'un
02:59côté, le management des parties prenantes, comment l'entreprise intervient auprès des
03:03parties prenantes pour obtenir une acceptabilité sociale. Et de l'autre côté, le reporting, donc
03:09les études d'impact environnemental dans lesquelles elle dresse le diagnostic et l'évaluation de ses
03:13impacts écologiques. Et donc, ce qui nous est apparu très important, c'est finalement le rôle central
03:21de cette pratique de commensuration dans l'évaluation de ses impacts. Et la commensuration,
03:27c'est finalement le fait de rapporter à une même valeur, à une même unité de mesure, des éléments,
03:33des constats, des impacts qui n'ont par essence rien à voir, qui ne sont par essence pas comparables.
03:40Pas le même référentiel. Voilà, qui n'ont pas le même référentiel. Donc, par exemple,
03:44cette entreprise minière, dans son évaluation d'impact, elle va rapporter et mettre en équivalence
03:50ses impacts écologiques négatifs avec ses impacts sociaux positifs. Donc, finalement,
03:56la destruction de la forêt protégée, puisque la zone est une forêt protégée, pour la richesse
04:03et la fragilité de ses écosystèmes, à la fois sur le plan de la faune et de la flore. Donc,
04:08la destruction massive, puisqu'une mine à ciel ouvert, c'est une destruction écologique massive,
04:12on est sur une déforestation totale, une excavation importante. Donc, on est vraiment sur un impact
04:18très important. Cette destruction, elle se trouve mise en regard, compensée, contrebalancée,
04:23parce que l'entreprise estime être un développement social nécessaire, inéluctable.
04:29Pour faire simple, on pollue la rivière, mais ça permet d'employer des gens qui vont travailler
04:34dans l'usine. Absolument. C'est le problème du coup social de Ronald Coase et on est exactement
04:38là-dessus. Absolument, tout à fait. Et ce coup social, vous, comment vous proposez de vous en
04:43saisir et vous proposez de repolitiser notamment le débat sur cette question ? Alors, c'est vrai
04:49qu'un problème important qu'on constate à travers ce cas, c'est que finalement, ce coup,
04:54cette valeur sociale, un premier élément, c'est qu'elle est analysée, elle est produite de manière
05:01tout à fait unilatérale. On est finalement sur un acteur économique qui va analyser,
05:05qui va démontrer la valeur sociale de son propre projet. Et donc, ce qu'on voit,
05:13c'est que pour justifier de son impact extrêmement important sur la zone, l'entreprise va,
05:17dans une certaine mesure, fabriquer les problèmes dont elle se présente comme la solution. Et donc,
05:22par exemple, l'article montre comment son diagnostic des impacts vient fabriquer une
05:28situation de pauvreté par le cadrage, par une analyse qui vient cadrer les modes de vie locaux
05:33et les ontologies indigènes à travers un prisme tout à fait occidental et monétaire, économique,
05:39qui ne préexiste pas dans la zone. Et donc, finalement, on est sur une fabrique de la
05:44pauvreté qui vient écraser l'ontologie indigène. Et on voit bien que le problème de cette
05:48commensuration, c'est que mettre en équivalence dégradation écologique et valeur sociale,
05:53ça devrait être un sujet débattu. Ça relève d'un choix qui est éminemment politique et qui se
06:01retrouve à basculer dans une sorte de nécessité morale, d'impératif de développement qui n'est,
06:07quant à lui, jamais questionné, jamais politisé à sa juste valeur.
06:12Merci à vous.
06:13Merci beaucoup.