Xerfi Canal a reçu Matthieu Mandard, maître de conférences HDR en sciences de gestion à l’IGR-IAE de Rennes, pour parler des critiques envers les sciences de gestion.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
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00:00Bonjour Mathieu Mandart, maître de conférence, habilité à diriger les recherches en sciences
00:14de gestion, IGR IAE de Rennes. Mars 2021, article que vous avez publié dans la revue française de
00:22gestion, ce que l'on reproche aux sciences de gestion, une synthèse des critiques adressées
00:25à notre discipline. Article, j'ai droit au but, majeur, absolument majeur, 2021, et dont on entend
00:31trop peu parler. Je vais finir par croire qu'il faut venir ici pour qu'on finisse par entendre
00:35parler d'un certain nombre de choses, parce que quand je dis majeur, je le pense vraiment. C'est
00:39majeur. Donc pour faire simple, vous nous dites, les sciences de gestion font l'objet de critiques
00:44récurrentes, absolument récurrentes. Tout à fait. Mais votre rapport décisif, c'est que vous allez
00:49nous montrer que toutes ces critiques peuvent être rattachées aux cités de Luc Boltanski et Laurent
00:55Thévenot, qui nous expliquent que si on vit tous sur la même planète, on ne vit pas dans le même
00:58monde, je résume, et que quand on prend l'ensemble de ces critiques, en fait, on balaye tout le
01:04paysage. Je vous rends le papier, parce qu'il y a un tableau génialissime de synthèse qui reprend
01:11l'ensemble des critiques. Alors, est-ce que vous pouvez nous détailler les critiques ? On commence
01:16par la cité industrielle, et nous rappeler quand même à chaque fois ce qui se joue derrière chaque
01:22cité. Alors, peut-être, je vais commencer par l'idée de ce papier. En fait, l'intention, justement,
01:27c'est, comme vous le disiez, de dire que la discipline est souvent critiquée. En gros, c'est
01:33peau du capitalisme, elle fait le mal, elle détruit la planète. Tout à fait, c'est quasiment un
01:38marronnier. En fait, c'est un thème qui revient de manière extrêmement régulière. Et donc, l'idée
01:41de ce travail, c'était de produire une recension de ces différentes critiques, mais de la manière
01:47la plus exhaustive. Exactement. Objectif, essayer de faire quelque chose de constructif. Et donc,
01:53pour ce faire, j'ai eu recours à un modèle qui est bien connu en sciences sociales, qui s'appelle
01:58le modèle des cités de Boltanski et Thévenot, qui est un modèle qui est popularisé dans un
02:03livre de 91, où en fait, ces auteurs, sur la base de lectures de textes de philosophie occidentale
02:10classique, nous montrent qu'en fait, il y a des systèmes de valeurs qui coexistent au sein de nos
02:14sociétés. Qui sont irréductibles les uns aux autres. C'est ça, c'est incommensurable, en fait.
02:18Cité industrielle, cité marchande, cité domestique, cité de l'inspiration. Tout à fait. Tout comprend
02:25pourquoi les artistes ne peuvent pas se piffrer avec les producteurs, par exemple. Exactement.
02:28En fait, l'idée, c'est de dire que différents systèmes de valeurs coexistent et que donc, il n'y a
02:33pas un bien, il n'y a pas un mal. Il y a des biens et il y a des mals, et on s'inscrit tous dans
02:38l'un ou l'autre registre, ou dans un mix de plusieurs. Citez-nous toutes les critiques de la
02:43cité industrielle. Alors, la cité industrielle, on va, sous cette aune, on va se concentrer, on va
02:50s'attacher à faire les choses dans les règles de l'art. Et donc, du point de vue des sciences de
02:55gestion, est-ce que les sciences de gestion sont sciences à part entière ? Est-ce que la production
02:59de connaissances est scientifique, est rigoureuse ? Et donc, ici, se développent tout un tas de
03:05critiques qui vont porter sur, justement, le caractère non scientifique des sciences de gestion.
03:11Ce sont là des critiques qui se développent en particulier au milieu du XXe siècle, où on dit,
03:15en fait, les sciences de gestion manquent d'assises scientifiques, et il faudrait s'inspirer de nos
03:21disciplines sœurs, l'économie, la sociologie, la psychologie, pour adopter des méthodes d'avantages
03:26scientifiques. Et c'est à partir de là qu'aux États-Unis, en France en particulier, et bien
03:31s'institutionnalisent les sciences de gestion, qu'on crée les IAE, qu'on crée l'AFNEJ, etc.
03:37Je vais même beaucoup plus loin. C'est à partir de là que des business schools, notamment, vont
03:40prendre le virage de la fameuse bulle académique, c'est-à-dire, il faut publier des articles qui
03:45vont définir des classements, etc. au nom de la scientificité. Tout à fait, et on opère un virage
03:50en faveur de l'académisme des sciences de gestion, alors qu'auparavant, c'était surtout des
03:54enseignements qui étaient basés sur le retour d'expérience. Donc, ce virage, sous l'aune de la
04:00cité industrielle, on doit gagner en rigueur, on doit gagner en scientificité. D'accord, la cité
04:04industrielle, quelque part, les critiques adressées aux sciences de gestion sont des critiques
04:07adressées à l'entreprise aussi, au passage. C'est normal. La cité industrielle, après la cité
04:12industrielle, donc là où on construit des cathédrales, la cité marchande, là où on fait
04:19du pognon. Je suis brutal, c'est exprès, c'est pour caricaturer le message. C'est peut-être les
04:25critiques les plus classiques, les plus grands publics des sciences de gestion. Les sciences de
04:30gestion seraient un soutien du capitalisme. On serait là uniquement pour servir le grand capital,
04:35et en fait, notre discipline n'aurait pas d'autre préoccupation que de servir les grandes entreprises.
04:41Ce qui est intéressant, c'est que dans la cité marchande, ceux qui s'y réfèrent,
04:44c'est-à-dire les commerçants, disent que les sciences de gestion devraient aider à faire du
04:49profit et elles ne le font pas. Elles devraient être pertinentes.
04:51C'est exactement. C'est le débat, effectivement, rigueur-pertinence. Est-ce qu'il faut qu'on
04:56maintienne seulement le cap de la rigueur qu'on avait dans la cité industrielle, ou est-ce qu'il
05:00faut également qu'on développe la pertinence de nos travaux avec, justement, cette cité
05:04marchande ? Et donc, en effet, c'est tout à fait important que les sciences de gestion contribuent
05:11aux entreprises et aux activités économiques. Le problème, en fait, qu'on peut tout à fait
05:16critiquer, c'est l'excessive focalisation sur les enjeux économiques au détriment d'autres enjeux
05:21qui sont, justement, développés dans les autres cités.
05:23Alors, poursuivez.
05:24En fait, on se rend compte qu'il y a deux systèmes de valeurs qui coexistent. C'est ce que nous disent
05:30Boltanski et Thévenot, ce que j'ai repris. Outre la cité marchande, en fait, il y a d'autres enjeux
05:35qui peuvent être défendus et que les sciences de gestion, et c'est parfois peu su, défendent.
05:39C'est-à-dire qu'on peut défendre également le bien commun, on peut défendre également le
05:43renouvellement des idées, on peut chercher également à être reconnu. Ça, c'est une autre
05:48critique adressée aux sciences de gestion, le fait de faire les choses dans notre coin sans...
05:52Des revues confidentielles...
05:53Exactement, sans vouloir tout à fait porter nos connaissances destination du grand public.
05:58Un autre développement de Boltanski et Thévenot ultérieur insiste sur les enjeux environnementaux.
06:04La cité verte.
06:05La cité verte, tout à fait. Donc, il y a tout un tas d'enjeux qu'on peut attendre des sciences
06:11de gestion en termes de centres d'intérêt et qui, contrairement à ce qu'on pourrait croire,
06:14sont bien envisagés par les sciences de gestion. Alors, on peut critiquer ce que c'est assez fait,
06:18ce que c'est bien fait, mais c'est fait. Et les sciences de gestion sont beaucoup plus
06:22multipolaires que ce qu'on voudrait en dire, de ce qu'on voudrait en lire de manière complètement
06:27extérieure, étrangère, dans des propos un peu grand public parfois.
06:31Avec un élément fascinant dans votre papier, c'est-à-dire que vous rappelez quand même que,
06:37progressivement, ce débat va exister partout, et notamment dans les deux plus
06:44prestigieux supports de publication de la discipline, l'Academy of Management Journal
06:48et l'administratif Science Quarterly. Le président de l'AOM va faire un plaidoyer en disant « il y a
06:56un problème, la gestion n'infuse pas les pratiques ». C'est sidérant quand vous prenez ASQ,
07:03par exemple, de mémoire c'est ASQ, où vous dites « il y avait x% de papiers avec des
07:10recommandations managériales et ça s'est complètement effondré, il n'y a plus de
07:13sujets de recommandations managériales ». Oui, les propos que je rapporte, je me fais
07:17simplement le porte-parole de choses qui ont été indiquées en plus haut lieu, si on peut dire. Ce
07:22sont des débats qui sont vifs en interne, ce sont des débats qui sont largement connus des
07:28chercheurs en sciences de gestion. Qui ne sont pas francophones,
07:30qui sont en mode anglophone. Qui ne sont pas francophones du tout,
07:32qui sont internationaux. Et donc, ce qui est intéressant, à mon avis, en sciences de gestion,
07:38c'est qu'il y a une grande diversité de sensibilités qui s'expriment. La discipline
07:43n'est pas du tout monolithique, comme on pourrait le croire de l'extérieur. Et donc,
07:46en tout cas, il y a des débats très forts internes avec des personnes qui sont de sensibilités
07:49radicalement opposées. Et en l'occurrence, oui, ce débat là, par exemple, sur le fait de devoir
07:55être davantage exposé aux médias, de sortir de notre tour d'ivoire et de dire « et donc là,
08:03c'est pareil, il y a des débats en interne, il y a des personnes qui vont considérer que ce n'est
08:06pas notre rôle et d'autres qui vont considérer au contraire que la prise de parole publique
08:10relève de nos tâches à réaliser. » Bien sûr. Alors, une dimension fascinante de
08:16notre papier, c'est que finalement, quand on balaye l'ensemble de ces cités, d'abord,
08:21on est quasiment capable, pour les insiders, de mettre des noms de chercheurs qu'on trouve en
08:25référence dans chacune de vos cités. Donc, c'est toujours agréable de pouvoir reclasser aussi
08:31précisément. Donc, on se dit en fait, toutes les critiques, à chaque fois, les uns et les autres
08:35pensent, se pensent critique, mais oublient qu'il y a d'autres critiques qui viennent d'ailleurs.
08:38Voilà. Donc, il y a un rapport de force, quand même, entre les critiques. C'est ce que vous
08:42expliquez aussi. Ça mériterait d'être travaillé. Pourquoi certaines critiques portent davantage que
08:46d'autres ? Voilà. Et d'autres ont du plus de mal à s'imposer, parfois, les décennies passant,
08:51et on pense notamment à la question de la pertinence. Oui. Elle revient, mais on ne
08:54progresse pas. Il y a des effets d'inertie, en fait. Il y a des préoccupations qui sont
08:58historiquement notées, dont les chercheurs s'emparent, et d'autres qui mettent plus de
09:03temps à s'imposer pour différentes raisons institutionnelles, etc. Mais petit à petit,
09:10les choses font leur chemin, et avec le temps, et notamment depuis que j'ai écrit cet article,
09:15je trouve que les choses qui étaient peut-être plus secondaires, les enjeux environnementaux,
09:18les enjeux de popularisation de nos connaissances, deviennent de plus en plus d'importance.
09:22De plus en plus d'importance. Deuxième réflexion, finalement, être un chercheur,
09:29réflexif. Est-ce que ce n'est pas savoir s'émanciper de ces fameuses cités ? Est-ce
09:35que ce n'est pas un grand avertissement que lance votre article en disant « attention à la
09:39radicalisation, chers amis, surtout les jeunes enseignants-chercheurs ? » Vous ne mettez pas
09:43juste dans une cité « ayez conscience, soyez ouverts » sur l'ensemble de ces critiques,
09:48parce que vous avez la chance d'être dans une discipline qui, précisément,
09:51est ouverte et est le réceptacle de toutes ces critiques ? Oui, tout à fait. De ce point de vue,
09:56il y a des sous-communautés. Il faut être capable, justement, de se rendre compte qu'on peut
10:00évoluer dans différentes sensibilités. Encore une fois, je trouve que c'est une vraie richesse de
10:05notre discipline, c'est que toutes les sensibilités ont possibilité de s'exprimer dans une ou l'autre
10:10de nos sous-communautés, avec des perspectives plus mainstream, d'autres plus radicales,
10:14et qu'en fait, on peut tout à fait s'autoriser à penser différemment, à repenser les sciences de
10:19gestion, à repenser le fonctionnement des organisations de manière parfois très radicale.
10:23Donc, c'est peut-être aussi un appel à des personnes extérieures qui voudraient se lancer
10:28dans la recherche en sciences de gestion, en disant « Venez, il y a de quoi se régaler
10:31intellectuellement, de par la diversité des choses qu'on peut. » Il y a de la place. Je reprends mon
10:35numéro de la revue française de gestion. C'est un article absolument… On pourrait y passer des
10:43heures, mais je rappelle quand même les cités, pour ceux qui ne connaissent pas. Cité industrielle,
10:47cité marchande, cité civique, cité verte, cité domestique, cité de l'opinion,
10:52cité inspirée. À chaque fois que vous êtes en débat, qu'on est en débat avec des praticiens,
10:58avec des collègues d'autres disciplines, c'est un bouclier que vous fournissez en disant « Tiens,
11:04j'ai la cité d'inspiration qui me critique. Tiens, j'ai la cité industrielle qui me critique. Tiens,
11:09j'ai la cité marchande qui me critique. » Et finalement, on devient plus intelligent.
11:13Oui. Et puis, il y a l'idée, connaissant les points de vue des autres, en fait, l'idée,
11:17c'est de faire un bout de chemin les uns vers les autres, plutôt que d'estimer qu'ils ont tort. En
11:20fait, non, ils n'ont pas tort. Chacun a son point de vue qu'il est en droit de défendre. Et donc,
11:25ce modèle de beauté en qualité de nom, c'est une invitation à rentrer en conversation avec
11:29des points de vue différents, en concédant, en allant, en faisant des bouts de chemin les
11:33uns vers les autres. Absolument. Parce qu'il y a un des principes, c'est qu'aucune cité n'est
11:36supérieure à une autre. Ce sont des mondes irréductibles. Irréductibles. Et donc, faire
11:42vivre la diversité, c'est faire vivre la diversité de ces cités. Tout à fait. Voilà. Merci à vous,
11:48Mathieu Mondart. Un magnifique papier. Je le dis, je le redis. Ce n'est pas pour vous passer de la
11:54pommade. Sincèrement, je le pense, ce que l'on reproche aux sciences de gestion, une synthèse
11:59des critiques adressées à notre discipline, ça doit être étudié dans tous les cours, évidemment,
12:03d'épistémologie des sciences de gestion. Évidemment, parce que vous refaites l'histoire
12:07de la discipline, de fait. Oui, il y a un côté didactique dans ce texte. J'ai essayé de retracer
12:11des incontournables. Bon, après, évidemment, on pourrait critiquer ici ou là quelques formules
12:16ou quelques phrases. C'est l'objectif. Certains diront qu'il faudra peut-être ajouter encore une
12:20petite cité quand même. Il y a des nouvelles choses à imaginer, évidemment. Mais votre texte,
12:25elle mérite de mettre tout ça sur la table. Donc, souhaitons que la communauté s'en empare et que,
12:30voilà, parfois le fonctionnement un peu en silo qui bride un peu les débats. Votre texte les
12:36fait exploser, ces silos. Donc, bravo Mathieu Mondart. C'est ça faire de la recherche. Numéro
12:42295 mars 2021. Merci Mathieu. Merci.