• l’année dernière
Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste, maîtresse de conférence à l'université de Rouen, membre de l'Observatoire des politiques en situation d'épidémie et post-épidémie et Jérôme Jaffré, directeur du Centre d’études et de connaissances sur l’opinion publique sont nos débatteurs ce lundi. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-lundi-25-novembre-2024-3766663

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00:00Débat ce matin sur la durée de vie du gouvernement Barnier, sera-t-il encore en place à Noël ?
00:07La gauche entend bien le censurer, entre le 15 et le 21 décembre, selon le calendrier
00:13donné par Jean-Luc Mélenchon, le RN menace de rejoindre le mouvement si le prochain budget
00:19ampute notamment le pouvoir d'achat des Français.
00:22Et c'est dans ce contexte que Michel Barnier mène cette semaine une série de consultations
00:27avec les chefs des groupes d'opposition, Marine Le Pen a ouvert le bal ce matin.
00:31Allons-nous vers une nouvelle phase de crise politique ? On va essayer d'y voir plus clair.
00:38Avec Anne-Charlène Bézina, bonjour, vous êtes constitutionnaliste et maître de conférences
00:45en droit public à l'Université de Rouen et Sciences Po Paris.
00:48Jérôme Jaffray, bonjour, directeur du Centre d'études et de connaissances sur l'opinion
00:54publique, le SECOP et chercheur associé au Cevipof.
00:58Merci d'être au micro de France Inter, nous sommes le 25 novembre, dans la presse
01:03ce matin, on lit « tenaille, mâchoire, étau » pour décrire la situation du gouvernement
01:09Barnier.
01:10Faut-il s'attendre à ce qu'il tombe avant Noël, Jérôme Jaffray ?
01:15Écoutez, bien sûr, c'est la grande question qui va nous occuper pendant tout le mois et
01:20prendre beaucoup de place dans vos matinales certainement.
01:23Si vous voulez, on est quand même en situation inédite sous la Vème République de pouvoir
01:30à la fois avoir une crise budgétaire, avec toutes les conséquences potentielles que
01:35ça pourrait avoir, et une crise politique.
01:37Et une crise politique caractéristique double, sans solution, évidente, facile.
01:42Les institutions de la Vème, je parle sous le contrôle de l'éminente constitutionnaliste
01:48Madame Bézina, devant moi, était conçue pour qu'en définitive le suffrage universel
01:54soit l'arbitre d'une crise politique.
01:56Ce n'est pas possible dans la situation et c'est ce qui a créé la dissolution et la
02:00révision de 2008, interdisant au président de la République de faire plus de deux mandats
02:05consécutifs.
02:06Alors, il y a trois hypothèses à regarder quand même, brièvement.
02:09D'une part, il y a l'hypothèse centrale, le budget est rejeté et le gouvernement est
02:14renversé.
02:15C'est ce qui, aujourd'hui, occupe les médias et occupe tous les acteurs politiques, pratiquement.
02:20Et effectivement, à ce moment-là, plus de gouvernement à Noël et pas de budget.
02:24La deuxième hypothèse, c'est le budget qui passe au forceps, c'est-à-dire avec le 49-3,
02:30le budget est considéré comme adopté parce que la motion de censure n'est pas votée
02:35et le gouvernement reste debout.
02:36C'est quand même une hypothèse qui reste assez forte.
02:39Et dernière hypothèse, le budget est rejeté mais le gouvernement n'est pas renversé.
02:45Car il n'a pas eu recours au 49-3 mais à un vote simple sur le budget.
02:49Et là, nous sommes dans une situation absolument inédite.
02:53Alors, bon, Jérôme Geoffray a mis beaucoup de choses sur la table là, beaucoup d'hypothèses.
02:59Anne-Charlene Bézina, quel scénario vous semble crédible ? Je ne vous demande pas
03:06de parler au futur ou au conditionnel, mais là, qu'est-ce qui est sur la table ?
03:12Il faut déjà savoir que ce qui est sur la table, c'est, on l'a dit, quelque chose d'inédit
03:16sous la Ve République, eu égard à la composition de notre Assemblée Nationale.
03:20C'est-à-dire qu'on se retrouve avec une schématique allemande, espagnole, cette idée
03:26de travailler avec la motion de censure et de se dire « je peux renverser, donc comment
03:30est-ce que je vais travailler avec ce gouvernement ? ». Et ça, l'Assemblée Nationale ne connaît pas.
03:35La seule fois où on a renversé un gouvernement, c'était en 1962 et c'était sur une crise
03:40totale qui était même au point de fissurer la majorité.
03:45Donc, l'idée que des oppositions très contradictoires puissent se coaliser pour ne pas trouver d'avenir,
03:51parce qu'on n'a absolument aucune condition, c'est-à-dire que du LFI au RN, ils pourront
03:56tout simplement renverser le gouvernement Barnier sans proposer quelque chose d'alternatif.
04:00Donc, c'est une situation qu'on ne connaît pas.
04:03Moi, je crois que ce que ça signifie, c'est qu'on n'est quand même pas habitué à ces
04:09mécanismes-là et que ce qui se passe sur ce budget-là, c'est alarmant sur l'état
04:14de notre parlementarisme.
04:15On a beaucoup dit « avec la dissolution, on va vivre un moment parlementaire, c'est
04:19maintenant aux forces politiques à travailler ensemble ». Si on en arrive là, à quelques
04:22mois à peine de cette première gouvernance, ça prouve quand même qu'il y a encore
04:25beaucoup de choses à apprendre, notamment sur cette idée d'avoir des tractations en
04:29amont et de savoir qui va donner à tout.
04:31A ce stade, c'est un échec ?
04:33A ce stade, ça semble être un échec, parce qu'il n'y a qu'à regarder la lecture
04:37qu'a faite l'Assemblée nationale du budget, du budget Sécurité sociale et même celle
04:42que fait le Sénat, qui est quand même profondément déceptive.
04:44Chacun ajoute son chèque, chacun ajoute son idée et ça, c'est précisément ce qui
04:49a précipité la mort de la Quatrième République, parce qu'en fait, il n'y avait que des
04:54tractations partisanes et on a eu besoin que le gouvernement revienne avec une capacité
04:58de lide, en quelque sorte, dans cette donne-là.
05:01Et si le gouvernement perd cette capacité de pouvoir justement utiliser des armes comme
05:06le 49-3 et qu'on n'arrive même plus à avoir de quoi rationaliser le débat, eh bien
05:12on va vraiment être dans une crise constitutionnelle.
05:14Donc le 49-3, c'est ce qui permettrait au gouvernement de tenir, mais en même temps
05:22le conduirait à la censure ? Donc c'est ce qu'on appelle un double-bind, un double-aveuglement
05:28en psychanalyse, non ?
05:30Oui, vous avez raison, alors la censure, il n'est pas si facile de voter la censure.
05:35Et donc nous renvoyons à une situation, là aussi Anne-Charlene Bézina soulignait
05:42que ça n'avait voté qu'une seule fois en 1962, il y a 62 ans, on se rend compte
05:47du coup de tonnerre que ce serait dans nos institutions et dans notre vie politique.
05:53Mais le budget, vous ne pouvez pas le voter si vous ne faites pas partie de ceux qui soutiennent
05:58le gouvernement.
05:59C'est une règle majeure politique sous la cinquième où effectivement l'esprit de
06:04compromis n'existe pas dans le phénomène, dans le fait majoritaire qui continue d'occuper
06:08les esprits.
06:09Alors voter la censure, la réponse maintenant c'est Mme Le Pen qui la possède, parce que
06:14la gauche a déjà fait savoir qu'elle voterait la censure, parti socialiste compris, sur
06:19le budget.
06:20François Hollande lui-même a dit qu'il voterait la censure sur le budget, tout dépend
06:24donc de la décision de Mme Le Pen.
06:26Et quand je dis de Mme Le Pen, ça signifie que ce n'est pas la décision des députés
06:30du Rassemblement National.
06:31Ce n'est pas eux qui, collectivement en groupe, vont voter si oui ou non nous votons
06:35la censure.
06:36C'est un phénomène donc de leadership présidentiel, de stratégie présidentielle et accessoirement
06:42judiciaire de Mme Le Pen, de savoir si elle décide de lever ou d'abaisser le pouce.
06:47Et il y a beaucoup d'inconvénients à abaisser le pouce pour Mme Le Pen.
06:52C'est ça l'espoir de Michel Barnier qui reçoit la même heure.
06:57D'abord, il n'y a aucune solution satisfaisante pour Mme Le Pen.
07:01Elle s'est mise dans un corner d'une certaine façon.
07:03Car si elle ne peut pas dire que ce budget est bon, son électorat est à fond contre
07:11et elle-même a dressé tant de lignes rouges que son électorat paraît être complice
07:15du pouvoir et quelque chose qui lui nuirait électoralement.
07:20Mais voter la censure lui nuirait politiquement et présidentiellement.
07:25C'est-à-dire qu'à ce moment-là, on lui reprocherait de précipiter le pays dans
07:28une situation où pas de gouvernement, ça, ça n'est pas très grave, pas de budget,
07:33c'est beaucoup plus grave.
07:34En d'autres termes, ce n'est pas le meilleur terrain pour Mme Le Pen, le budget.
07:38Et je n'écarte pas donc qu'elle sculpte dans cette affaire sa stature de femme d'État
07:44en faisant monter la pression pendant le mois qui vient pour in fine dire « ce budget,
07:49nous le condamnons totalement, mais nous ne voulons pas le chaos économique dans le pays,
07:54nous ne voulons pas une situation où la France se retrouverait dans la difficulté
07:58pour payer ses fonctionnaires, payer les retraites, etc.
08:01Donc ce gouvernement, nous le renverserons en début d'année très certainement, mais
08:06pas sur le budget.
08:07C'est une hypothèse qui me paraît plausible.
08:08Anne-Charlene Bézineur ?
08:09Oui, parce que c'est vrai qu'il y a plusieurs étages en fait dans cette fusée.
08:12On peut voter contre un budget, on peut s'abstenir et on peut renverser le gouvernement.
08:17Et ces trois échelons sont très différents par rapport à la gradation politique.
08:21Et je crois en effet qu'il y a quelque chose de l'ordre de la dyssynchronie totale de
08:25la stratégie de Marine Le Pen.
08:26C'est-à-dire qu'au départ on nous dit « je suis le parti », vous vous souvenez
08:29de ce terme, de la stratégie de la cravate dont on a entendu parler depuis 2022, c'est-à-dire
08:34le parti d'opposition qui va choisir le calme, qui va choisir d'être constructif.
08:37Je crois qu'une motion de censure au moment du vote du budget, parce qu'on oublie de
08:42le dire, mais c'est trois textes budgétaires qui sont actuellement sur le grill, on va
08:46dire.
08:47Le budget, le budget de la Sécurité Sociale et le règlement du budget de l'année dernière.
08:51Et bien sûr, sur ces trois textes-là qui sont vraiment le nerf de la guerre, la manière
08:54de vivre de l'État, renversé à ce moment-là, c'est ne plus du tout être ce parti d'opposition
09:00constructif.
09:01Donc je crois qu'en fait, Marine Le Pen a le choix entre renverser un gouvernement
09:06auquel elle est totalement hostile et où sa base électorale a en effet choisi la défiance,
09:11mais aussi la chute de ce storytelling qui est celui de l'opposition constructive.
09:15Donc il ne faut pas oublier une chose, c'est que c'est le gouvernement qui provoque
09:20cette censure en faisant des 49-3, c'est-à-dire que c'est lui qui ouvre le chantage, c'est
09:24l'idée du 49 alinéa 3, c'est de dire « ou mon texte ou moi ». Et peut-être que ça peut
09:28être bien plus intéressant pour elle d'être celle qui choisit de dire quand est-ce qu'elle
09:33veut destituer.
09:34Donc là, en réalité, elle pourrait tout à fait changer les choses en se disant qu'elle
09:39n'accepte pas le tempo du gouvernement, mais que c'est elle qui a la main pour dire
09:43quand est-ce qu'elle voudra le renverser, et à mon avis ce sera plus tard.
09:46S'il n'y a pas de budget, que dit la Constitution aux Etats-Unis ? Ça a un nom, c'est le « shutdown ».
09:51C'est la même chose ? Quels sont les précédents Anne-Charlene Bézina ?
09:56Alors, c'est pas le « shutdown » comme les Américains, il n'y a pas de gel de l'État,
10:01de manière absolue en tout cas.
10:03On a deux précédents, c'est en 62 et en 79, enfin début 80 justement, on a tardé
10:09pour adopter notre budget.
10:10La première fois, toute ressemblance avec aujourd'hui n'est pas à bannir, pour une
10:14dissolution en 62, un renversement de gouvernement et un référendum, donc on avait tardé,
10:19l'Assemblée n'ayant pas pu se réunir, on a voté le budget au 25 février.
10:23En 79, c'est le Conseil constitutionnel qui avait censuré tout un budget pour un
10:27vice de forme, donc il a fallu quelques jours pour reprendre les choses.
10:31Ce qui se passe, c'est que la Constitution prévoit, on va dire, deux alternatives.
10:35Si le Parlement n'a pas réussi à se prononcer, c'est le gouvernement qui prend le budget
10:39seul.
10:40Mais là, je crois que ça ne sera pas le cas, puisqu'à priori, le Parlement se prononcera.
10:43Enfin, la loi organique nous dit, si jamais on n'a même pas réussi à avoir d'ordonnance,
10:49il nous faudra juste débloquer l'article 1 de notre loi de finances, c'est-à-dire
10:53permettre à l'État de percevoir les impôts, juste pour fonctionner.
10:56Mais attention, au 1er janvier, il faudra le vote de cette loi spéciale pour juste
11:01prélever les impôts, mais ça signifie que le vote sur le budget continue en janvier,
11:05en février, en mars, et on peut aller jusqu'à très loin comme ça, on dit qu'on découpe
11:09le budget en douzième provisoire, c'est-à-dire en autant de mois qui formeront l'année 2025.
11:15Et là, c'est un budget d'austérité, puisque c'est le même budget que 2024, tout juste
11:20le paiement de quoi fonctionner, c'est-à-dire un budget de fonctionnement.
11:24On ne peut pas souhaiter politiquement ça à la France.
11:26Incroyable scénario.
11:27Jérôme Jaffray ?
11:28Oui, politiquement, il faut bien voir ce que ça signifierait.
11:32D'abord, ça mettrait évidemment en accusation Marine Le Pen, on vient de le dire, ça mettrait
11:36en accusation le parti socialiste lui-même, parti de gouvernement, c'est-à-dire que
11:41la notion de parti de gouvernement disparaît si vous passez au douzième provisoire.
11:45Et d'une autre façon également, sur le plan politique, il faut réfléchir sur ce
11:50terrain, ça redonne une certaine importance à Emmanuel Macron, président de la République,
11:55car nous sommes devant une crise politique, institutionnelle, budgétaire, économique,
12:01internationale, majeure.
12:03Et ce qui est très intéressant dans la décision du Conseil constitutionnel de 1979, c'est
12:09qu'il a mis en avant la notion de continuité nationale, pour expliquer que la France ne
12:15peut pas rester dans une situation où elle ne peut pas faire face à ses engagements
12:19internationaux, à ses autorisations d'emprunt, au paiement des fonctionnaires, au paiement
12:24des retraites.
12:25On voit bien l'avantage politique que tirerait Emmanuel Macron d'une situation pareille.
12:30C'est-à-dire qu'il redeviendrait l'arbitre du pays et qu'il pourrait prendre à partie
12:35les différentes composantes sur la façon dont elles se sont comportées.
12:39Tout ça fait qu'il faut y réfléchir vraiment à deux fois, avant de dire qu'à l'évidence,
12:44entre le 15 et le 21 décembre, le gouvernement sera renversé.
12:48Nicolas Demorand Merci à tous les deux, Jérôme Jaffray, Anne-Charlene Bézina, merci d'être
12:55venu pour ce premier débat, puisque Jérôme vous nous en annoncez une demi-douzaine sur
13:03le même thème dans les semaines qui viennent.
13:05Jérôme Jaffray Nous sommes à votre disposition.
13:07Nicolas Demorand Merci infiniment.

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