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“On ne peut plus rire de rien !”

BRUT PHILO — C’est une rengaine qui revient régulièrement sur les réseaux ces dernières années. Mais est-ce vrai ? Pour la philosophe Olivia Gazalé la réponse n’est pas aussi simple...

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Transcription
00:00Parce qu'aujourd'hui, c'est vrai qu'on ne peut plus rire de rien.
00:03Le « plus », il faut le questionner.
00:05En général, on se réfère aux années 70,
00:08comme si ça avait été une sorte d'âge d'or,
00:10on parle toujours de Coluge, de Déproche, etc.
00:12En fait, il faut se souvenir d'une chose,
00:14c'est qu'ils étaient censurés par le RTF.
00:16Le RTF était sous tutelle du ministère de l'Information
00:19et ils censuraient à tour de bras.
00:21La satire politique aujourd'hui, elle va très très très très loin.
00:24C'est-à-dire qu'à l'époque, Guy Bedos, Coluge, Déproche,
00:28certes, ils critiquaient le pouvoir politique,
00:31mais d'abord, ils passaient très peu à la télé,
00:34donc il fallait aller les voir sur scène.
00:36Alors qu'aujourd'hui, la satire politique,
00:39elle nous est servie dès notre réveil
00:41sur les chroniques des matines à la radio
00:43et puis tout au long de la journée sur notre portable.
00:45Il y a un deuxième domaine dans lequel aujourd'hui,
00:49on peut beaucoup plus rire qu'autrefois,
00:51où on est beaucoup plus libéral, c'est la sexualité.
00:56Et notamment, la sexualité féminine.
00:58Il y a plus d'humoristes femmes et elles s'emparent de sujets
01:02beaucoup plus intimes.
01:03Je pense à Blanche Gardin, Marina Rollman,
01:05qui parle de masturbation.
01:06Je suis allée voir récemment le spectacle
01:08« Boys, Boys, Boys » de Florence Foresti,
01:10qui est très très drôle.
01:11Elle a 10 minutes sur la vulve.
01:12Donc, c'est faux de dire que c'est plus censuré
01:15que si on parle de censure juridique.
01:17Ce discours, on l'entend régulièrement.
01:19Il revient à chaque époque de l'histoire.
01:21Je prends par exemple le XIXe siècle.
01:23On est exactement dans la même situation qu'aujourd'hui,
01:24c'est-à-dire que le rire a tout colonisé.
01:27Il y en a partout.
01:28C'est l'âge d'or des spectacles de rue,
01:31des pétomanes, des chansonniers, du théâtre de boulevard.
01:34Bref, et on entend ce refrain.
01:36On ne peut plus rire comme autrefois.
01:38Donc, à Esola qui dit « la vieille gaieté française a disparu »,
01:41à Balzac qui nous dit « on n'ose plus rien aujourd'hui ».
01:44Bref, ce n'est pas nouveau comme discours.
01:47Alors là, précisément, on est exactement dans la même configuration
01:51qu'au XIXe siècle,
01:52c'est-à-dire que le rire est partout.
01:55C'est un continent gigantesque, économique absolument gigantesque.
01:59Jamais, je crois qu'on a échangé autant de blagues
02:02sur autant de supports grâce aux réseaux sociaux.
02:05Et pourtant, on entend cette petite musique qui revient sans arrêt.
02:07On ne peut plus rire de rien, on ne peut plus rire de rien.
02:09Il faut savoir de quoi on parle.
02:10C'est-à-dire, qui censure quoi ?
02:12Et je crois qu'il faut distinguer trois niveaux très clairement.
02:15Est-ce qu'on parle d'une censure étatique ?
02:18Est-ce qu'on parle d'une censure économique ?
02:20Ou est-ce qu'on parle de l'intolérance sociale ?
02:22Si on parle de censure étatique, c'est-à-dire du point de vue du droit,
02:26est-ce qu'aujourd'hui, on n'a plus le droit de rire de rien ?
02:29Et ça, c'est complètement faux.
02:30Dès lors qu'il s'agit de comique ou d'humour,
02:34les tribunaux ont une conception très très libérale de la liberté d'expression.
02:38C'est-à-dire, ils censurent très rarement.
02:40En revanche, ce qui est vrai, c'est qu'au deuxième niveau,
02:43on a une forme nouvelle, enfin une forme de censure économique
02:47qui est effectivement assez drastique pour le coup.
02:50C'est ceux qui tiennent les cordons de la bourse,
02:52c'est-à-dire les patrons des grands groupes médiatiques,
02:55les annonceurs, les régies publicitaires.
02:59Il y a récemment un exemple,
03:04la régie publicitaire de la RATP Média Transports
03:07a demandé à l'humoriste Walidia de retirer une de ses affiches
03:12parce qu'il y avait un tatouage sur son visage
03:14qui était de nature à heurter les voyageurs.
03:19C'était un tatouage qui disait
03:22« Macron, c'est comme un père alcoolique,
03:24il te pourrit la vie à la maison et dehors, il te fout la honte. »
03:29Un truc comme ça.
03:29Bon, ça a été jugé non conforme.
03:32Mais ce n'est pas l'État qui a demandé,
03:34c'est la régie publicitaire de la RATP.
03:36Troisième niveau et qui est là aussi une dérive qui est assez préoccupante,
03:42c'est l'intolérance sociale.
03:45Donc, ce n'est pas strictement parler de la censure
03:48parce qu'on n'interdit pas,
03:50simplement on fait connaître et on exprime sa désapprobation
03:55d'une manière extrêmement bruyante, parfois violente.
03:58Ça peut donner lieu à des sortes de lynchages numériques.
04:03Ce qui est intéressant, c'est qu'il y a une sorte de paradoxe sur les réseaux sociaux,
04:05c'est que c'est à la fois le lieu où, justement,
04:08on va, ce qu'on dit, canceller quelqu'un
04:10ou dire qu'il n'a pas le droit de s'exprimer de cette façon.
04:12Et en même temps, il y a beaucoup de gens qui l'écrivent sur les réseaux sociaux
04:17qu'on ne peut plus rire de rien et qui regrettent ce mécanisme.
04:20Les deux cohabitent.
04:22Comment vous l'interprétez, ça ?
04:23– Une des clés d'explication, c'est le fait que le concept même
04:27de liberté d'expression a évolué dans l'espace public.
04:31C'est-à-dire que la liberté d'expression,
04:34telle qu'elle a été élaborée comme concept politique
04:38depuis déjà le XVIIe siècle,
04:41au départ, c'était pensé comme une arme des dominés
04:45pour contester la puissance des dominants.
04:47Aujourd'hui, c'est tout à fait différent.
04:49C'est-à-dire que ce qu'on a pu observer,
04:51c'est que vous avez toujours cet aspect-là de la liberté d'expression qui demeure,
04:55c'est-à-dire l'aspect contestataire et émancipateur
05:01contre le pouvoir et contre les puissants.
05:03Mais vous avez aussi une autre petite musique qui, au contraire,
05:06consiste à dire, ah mais nous, laissez-nous continuer à dire
05:13ce qu'on pense sur les catégories discriminées.
05:16Donc par exemple, je vais être un peu schématique,
05:18il y a aussi cette petite musique de liberté d'expression.
05:20Oh bah écoutez, nous, si on a envie de continuer à tenir des propos sexistes,
05:24homophobes, racistes, islamophobes, antisémites,
05:27on a le droit au nom de notre liberté d'expression.
05:30Donc vous voyez, la liberté d'expression, finalement,
05:31on ne sait plus très bien qui la manœuvre
05:34et au bénéfice de qui elle est revendiquée, en fait.
05:39Pourquoi est-ce qu'une blague grossophobe, sexiste, islamophobe, antisémite
05:47peut heurter des sensibilités ?
05:49Pourquoi est-ce que ces blagues, elles sont problématiques ?
05:52Parce qu'elles ont tendance à perpétuer des stéréotypes dégradants.
05:56Quand on fait une blague sur les Noirs ou sur les Arabes
06:01en disant qu'ils sont paresseux, qu'ils sont voleurs,
06:03là, on perpétue un stigmate.
06:05Donc ce n'est pas du tout la même chose.
06:07Et ces stigmates contribuent à perpétuer les discriminations
06:15dont sont victimes les catégories concernées.
06:18Donc ça, il faut le souligner, c'est pour ça que ça fait réagir.
06:22Une blague sexiste, ça va, mais 2000 blagues sexistes
06:27qui vous arrivent par jour sur vos réseaux sociaux
06:30et qui disent que les femmes ne savent pas conduire,
06:32que les femmes sont plus cruches, que les blondes sont idiotes, etc.
06:35Et bien ça perpétue un stigmate.
06:37Et donc il y a eu une étude récente qui a montré qu'il y a des stigmates.
06:43En termes ethno-racial, c'est très bien documenté.
06:45On sait aussi qu'il y a des discriminations sexistes, homophobes.
06:49On sait les effets délétères qu'elles ont.
06:51Mais il y a des stigmates dont vous n'avez même pas idée.
06:53Par exemple, il y a des stigmates sur les blondes.
06:55On a remarqué, il y a une étude sur laquelle je me base dans mon livre,
06:59qui montre qu'à compétence égale, âge égal,
07:04une brune a plus de chances sur le marché du travail
07:07pour le même job qu'une blonde et elle sera mieux payée.
07:11Est-ce que la surabondance de blagues
07:15qui stigmatise la bêtise congénitale des blondes
07:18y est pour quelque chose ?
07:19Vraisemblablement.

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