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“On a découvert dans ces 50 dernières années que LE corps, ça ne veut rien dire. Il y a une diversité de corps.”
BRUT PHILO - Bodyshaming, body positive, musculation, régimes, crèmes dermatologiques… Comment la perception du corps a évolué ces dernières années? C’est la question qu’on a posée à Margaux Cassan, philosophe et autrice de “Ultra violet”.

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Transcription
00:00– Depuis quelques années, on commence à considérer
00:02que le corps est une chose sérieuse et pour comprendre l'homme,
00:06il ne faut plus seulement fouiller son âme
00:07mais aussi regarder ce qui se passe dans son corps.
00:09Depuis les années 70, il y a une tendance lourde
00:12qui est décrite par Jean Baudrillard dans un texte génial
00:14qui s'appelle la société de consommation
00:16et il accorde tout un chapitre à la question du corps
00:18en disant qu'en fait avec la société capitaliste,
00:21on a commencé à considérer son corps comme un capital
00:24donc on va investir dessus, y compris économiquement,
00:27en s'achetant des crèmes, en faisant du sport, des choses comme ça.
00:29Il a inventé en fait une question qui avant ne se posait pas
00:33qui est combien ça coûte la beauté, ça fait mal comment la beauté
00:37quand vous imposez des régimes drastiques,
00:41quand vous allez à la salle de sport, quand vous vous faites vomir,
00:44ça coûte combien sur le plan économique
00:46et ça coûte combien sur le plan psychologique aussi.
00:48Donc il y a des tendances lourdes comme ça qui restent
00:51et on est encore tributaires de cette valorisation du corps
00:55depuis les années 70 et ensuite par contre il y a des évolutions,
00:59il y a des façons d'envisager son corps dans les années 80 par exemple
01:04qui aujourd'hui peuvent paraître un peu anachroniques
01:06pour les classes populaires ou les classes moyennes des années 80,
01:10ce qui était le cas de ma mère, se mettre à bronzer,
01:13aller dans des machines à UV ressemblées à une forme de tomate,
01:17tomate, tomate et tomate les deux,
01:21et bien c'était ça être un bourgeois et en fait aujourd'hui
01:23quand on regarde ces mêmes femmes sur les plages de Nice
01:27complètement cramées, en fait les bourgeois les regardent avec la pitié et les rirent
01:32parce que le rapport à la santé aussi a évolué
01:35et qu'on considère qu'être grand, très maigre et bronzé
01:39n'est pas forcément le signe de bonne santé,
01:41que le bronzage c'est aussi le vieillissement cutané,
01:44que le bronzage c'est le cancer de la peau
01:46et donc on n'est plus réticent puisqu'on associe beaucoup la santé à la beauté
01:52à défendre ce type de corps aujourd'hui.
01:56Il y a aussi des nouveaux termes qui sont apparus récemment,
01:58des termes d'ailleurs plutôt anglo-saxons comme body shaming, body positive,
02:04qu'est-ce que ça dit de notre rapport au corps, l'apparition de ces mots ?
02:09Alors il y a des nouveaux termes effectivement
02:11mais je pense que finalement en tout cas c'est de là le body positivisme
02:14et le body shaming qui traduisent des choses qui existaient déjà avant.
02:19Je pense à Rousseau par exemple qui permet de bien comprendre les questions du corps
02:22et de la différence entre l'amour propre et l'amour de soi
02:26ce qui est un peu le même équivalent que le body positivisme et le body shaming.
02:31Pourquoi ? Parce que l'amour de soi chez Rousseau
02:34c'est le fait de s'accepter tel que l'on est,
02:36c'est quelque chose de positif, qui élargit,
02:39c'est l'enfant qui aime son corps, qui aime la vie, qui aime la nature
02:43et qui du coup a un désir de le préserver et de le respecter aussi.
02:47Et puis il y a une autre tendance qui est celle de l'amour propre
02:51qui est ce qu'on fait de son corps quand on commence à considérer
02:55que l'objet de validation n'est plus en nous mais extérieur,
02:58que c'est le regard des autres qui va faire qu'on doit s'accepter tel qu'on est
03:02et donc on rentre dans une logique qui est plus concurrentielle
03:06qui fait rentrer aussi la haine
03:08et Rousseau explique bien que le motif de l'amour propre
03:12ensuite devient le fait d'avoir besoin d'écraser l'autre
03:15ou de juger l'autre pour se sentir accepté
03:17Et ça c'est assez proche de ce qu'on vit aujourd'hui avec le body shaming
03:21c'est juste que c'est accéléré par les sociétés de l'image
03:24mais ça traduit une réalité qui existe déjà depuis longtemps
03:27et qui était décriée en philosophie par Rousseau notamment et d'autres.
03:31On a découvert dans ces 50 dernières années que le corps,
03:34au sens de la fixité de l'idéal, ça ne veut rien dire
03:37et qu'il y a une diversité de corps et à partir de là,
03:40donc là il y a deux écoles,
03:42il y a ceux qui considèrent qu'on doit considérer,
03:45qu'on doit garder un corps fixe comme étant le corps parfait
03:49mais dans ces cas-là, vous faites en sorte que toute une société
03:53est en défaut et a un malaise vis-à-vis de son propre corps
03:56parce qu'elle ne ressemble pas à ce corps-là
03:58ou alors vous laissez les gens tranquilles.
04:00Et pour décider entre ces deux options,
04:04là Emmanuel Kant est assez intéressant
04:05puisqu'il dit que quand on se place face à un comportement individuel,
04:10on doit se demander si tout le monde agissait comme on agit,
04:14est-ce que ça pourrait faire une loi,
04:16est-ce que la société pourrait perdurer comme elle perdure ?
04:19En l'occurrence, si tout le monde stigmatise, discrimine, juge,
04:24voire insulte les gens qui n'ont pas le corps qu'on considère
04:28sur les réseaux sociaux ou dans les journaux comme étant le corps parfait,
04:32la société ressemble au pire des réseaux sociaux
04:35et on voit les catastrophes que ça donne.
04:38Donc si on n'était qu'anciens,
04:40on laisserait les gens être ce qu'ils sont et faire ce qu'ils veulent.
04:44– Les réseaux sociaux justement,
04:46quel rôle ils jouent dans l'évolution du regard qu'on porte sur les corps ?
04:53– Le réseau social, je dirais qu'il accélère des tendances lourdes
04:58et notamment le malaise qu'on a vis-à-vis du corps
05:01et le malaise généralement dans une société,
05:03il se traduit par des situations d'extrême paradoxe
05:06où on n'arrive pas à comprendre exactement ce qui se joue.
05:09En l'occurrence, dans les réseaux sociaux,
05:10on voit très bien s'exprimer en même temps
05:13une forme de pudibanderie qui fait qu'on n'a le droit de rien montrer,
05:16qu'il y a une forme de tabou autour du sein, du corps en général
05:20et en même temps une pornographie parfois outrancière
05:24qui fait qu'on s'expose, qu'on joue avec ce tabou
05:27et qu'on est dans une situation de quasi-hypersexualisation
05:32au sens où le corps n'est que séduction
05:34et ce paradoxe exprime simplement le malaise qu'on a vis-à-vis du corps.
05:38Vous n'avez plus l'Agora ou le tribunal populaire comme dans la Grèce antique,
05:43vous avez les réseaux sociaux,
05:44mais qui joue un rôle, je dirais à peu près équivalent,
05:48qui est celui du regard de l'autre au sens global
05:52et de comment on fait pour exister avec soi en étant aussi fidèle à qui on est,
05:58en devant gérer la place que le regard de l'autre
06:03a dans la construction de notre identité.
06:05– Est-ce que cette question des corps,
06:06elle se pose dans les mêmes termes, dans la même façon
06:09pour les hommes que pour les femmes ?
06:12– Non, parce que les femmes sont de toute façon plus sujettes aux critiques,
06:17plus sujettes aux commentaires,
06:18parce qu'on a l'impression que leur corps appartient à la communauté
06:23et que donc on peut gaiement considérer qu'elle est trop ci, trop ça,
06:29trop grosse, trop mecque, trop grande, trop petite.
06:32Mais il ne faut pas minorer non plus le fait que le diktat du corps parfait
06:37et l'idée même du canon du corps touchent aussi les hommes
06:41et ils les subissent.
06:43On voit, il y a un livre génial de Victor Melzac qui s'appelle Créatine
06:47et dans lequel il explique cet engrenage que peut être le culturisme
06:53et comment est-ce qu'on cherche toujours pour un homme
06:55à être le moins chétif possible, à renvoyer une image de virilité.
06:59Donc il y a un déséquilibre mais ça concerne aussi les hommes.

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