Xerfi Canal a reçu Hervé Laroche, professeur émérite à ESCP Business School, pour parler du protectivisme scientifique contre les libertés académiques.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Category
🗞
NewsTranscription
00:00Bonjour Hervé Laroche. Bonjour. Hervé Laroche, professeur émérite SCP Business School, figure
00:15des sciences de gestion et du management en France, en France en tout cas, au-delà je ne
00:19sais pas, je ne veux pas juger, mais en France assurément, contre le dolorisme en sciences de
00:24gestion, Musile et le sourire du chercheur, un papier que vous avez publié dans la revue
00:27française de gestion, un papier coup de poing, je dirais un papier d'autodéfense, on va dire ça
00:34comme ça, parce qu'il y a un édito qui vous a beaucoup perturbé, qui est l'édito de Jérémy
00:39Morales, qui prône une recherche qui brise le cœur. Et à l'occasion de cet éditorial, Jérémy
00:44Morales montre qu'il y a désormais tout un univers, une constellation de travaux qui se
00:50revendiquent doloristes, c'est-à-dire qui placent la douleur au cœur de l'investigation scientifique.
00:55Et vous nous dites, attention, c'est extraordinairement dangereux, il y a des conséquences
01:00néfastes, et vous proposez la posture de Musile. Ça, synthèse très brève du papier. Mais parmi
01:06les éléments qui m'ont beaucoup intéressé dans le papier, il y a l'idée quand même que l'effort
01:12qui efface le sourire est d'abord sans doute à imputer au productivisme académique qui sévit
01:19aujourd'hui et conduit à ne voir la recherche que sous l'angle de la publication. Oui, et vous allez
01:24jusqu'à dire qu'on voit aujourd'hui l'Académie of Management américaine remettre des prix aux
01:30travaux doloristes. Est-ce que vous pouvez nous éclairer sur ce point-là ? Et oui, il y a un
01:35contexte général qui demande aux chercheurs d'être toujours plus productifs, et donc qui
01:43mesurent leur production au nombre d'articles publiés. Ça, c'est une critique qui a déjà été
01:50faite souvent, et qui en même temps se soucie de l'impact des recherches, l'impact sociétal. Par
02:03exemple, autour des problèmes tels que les grands challenges écologiques, etc. Et donc il y a cette
02:11idée que la recherche devrait être immédiatement utile. Alors, cette double pression, le fait d'être
02:19obligé d'être productif en permanence, et le fait de faire de la recherche qui puisse se dire
02:24utile à quelque chose, et bien ça amène les chercheurs à se focaliser sur les problèmes qui
02:33sont désignés par l'opinion publique, par les médias, etc. Ceux qui font les gros titres des
02:40journaux, ceux qui sont scandaleux, ceux qui sont mis en avant par l'émotion qu'ils suggèrent,
02:48etc. Et donc, on en arrive au dolorisme, parce que derrière les émotions suggérées par des
02:55problèmes, il y a la souffrance généralement de certaines personnes, de certaines catégories. Et
03:01donc, ça crée une focalisation sur ces problèmes. Les chercheurs légitimes sont tentés de légitimer
03:10leur recherche, leur production, en se focalisant sur ces problèmes. Alors, ils finissent par y
03:17croire, évidemment. Et c'est là que se constitue le courant doloriste. C'est des gens qui croient
03:26vraiment que c'est ça qui est important, que le reste n'a aucune importance. Pour le scientifique
03:35d'aujourd'hui dans notre domaine, il ne s'agit plus de briser des vases de cristal, mais au
03:39contraire de manufacturer le plus grand nombre possible de poteries conformes pour les aligner
03:44sur les étagères que sont les revues. En d'autres termes, finalement, cette pression à la
03:53publication aujourd'hui, cette quête effrénée d'impact, alors que, comme vous le rappelez, la
03:58société n'avait peut-être rien demandé, tout simplement. C'est-à-dire qu'on s'auto-attribue
04:02une responsabilité, on s'auto-désigne responsable, etc. Il y a une forme de fuite en avant aujourd'hui.
04:09C'est ça qui est un peu inquiétant. C'est-à-dire que, si je prends le cas de la productivité
04:13académique, on sait parfaitement qu'elle est source d'aliénation académique, les mots sont
04:19forts, donc de souffrance. C'est-à-dire qu'en fait, en dénonçant la souffrance, on rentre soi-même
04:25dans des processus qui déclenchent eux-mêmes de la souffrance. Oui, évidemment. De toute façon,
04:29il faut souffrir. Il y a des chercheurs qui ont écrit dans un article « We must suffer ». Oui,
04:35étant les chercheurs. C'est une obligation épistémique, c'est une obligation morale,
04:40c'est une obligation. Mais pour en revenir au productivisme académique et aux vases de
04:48cristal, les petits pots sur les étagères des revues, le productivisme académique,
04:55il a aussi cette conséquence qu'on ne peut pas prendre beaucoup de risques. Et on ne peut pas
05:01prendre le risque de briser les vases de cristal. Les vases de cristal, c'est quoi ? C'est les
05:05grands idéaux du moment. Et un chercheur qui afficherait du scepticisme, du doute,
05:14voire qui développerait des thèses qui iraient à l'encontre de ces grands idéaux du moment,
05:20il s'exposerait tout simplement à la vindicte. D'abord, il ne sera pas publié, donc il ne
05:28pourrait pas étaler ses petits signes de réussite, ses petits articles sur les étagères des revues.
05:35Et puis, effectivement, il s'attirerait la vindicte du milieu académique, et donc il
05:42sacrifierait sa carrière. Un texte dont on avait besoin. Voilà,
05:45Confidence pour Confidence. Merci Arnaud. Ça me fait plaisir.