• le mois dernier
Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Vendredi 24 janvier 2025 : l'historienne Annette Wieviorka. Elle publie "Itinérances : Parcours d'historienne" aux éditions Albin Michel.

Catégorie

🗞
News
Transcription
00:00Bonjour Annette Wiewerker.
00:01Bonjour.
00:02Vous êtes historienne française, spécialiste de la Shoah et de l'histoire des Juifs du
00:06XXe siècle.
00:07Depuis la publication de votre thèse en 1992, intitulée Déportation et génocide entre
00:11la mémoire et l'oubli, soutenue par l'université de Nanterre, vous êtes devenue une voix incontournable
00:16pour toutes celles et ceux qui ont subi, ont été exterminés, qui n'ont pas réussi
00:19à raconter, parler, transmettre.
00:20Ces sujets font partie de vous et de l'histoire de votre famille.
00:24Vos grands-parents ont été arrêtés à Nice pendant la guerre et ont succombé à
00:27Auschwitz parce que juifs polonais.
00:29Ils ont malheureusement fait partie du convoi numéro 61 qui les a transportés du coup
00:34de Drancy vers Auschwitz parce que votre père s'était réfugié en Suisse et votre
00:39mère à Grenoble.
00:40Vous êtes née d'une belle union aujourd'hui, après une vie presque entièrement consacrée
00:44à cette urgence et obligation de raconter, de consulter les archives nationales avec
00:49votre carte de lectrice numéro 101-03 en tant que prof d'histoire géo, puis en tant
00:56qu'historienne, vice-présidente du Conseil supérieur des archives, vous publiez itinérance
01:00chez Albert Michel.
01:01C'est un résumé, un condensé des articles que vous avez publiés tout au long de votre
01:05vie, presque consacrés, j'ai l'impression, au service des autres.
01:08Annette ?
01:09Je crois que l'historien est au service des autres puisque, même si dans certains
01:17cas le mien ou d'autres, mais pas nécessairement, l'impulsion vient d'une histoire familiale,
01:24on fait l'histoire de personnes, on aime les gens et je pense avoir beaucoup aimé
01:33ceux sur qui j'ai écrit, que je les ai connus ou pas, et on le fait pour tout le
01:40monde.
01:41Et puis, je suis aussi, si vous voulez, j'ai eu une carrière professionnelle en deux parties
01:46à peu près égales, la première partie qui était une partie de prof, j'ai adoré ce
01:50métier, et l'autre partie, une consacrée à la recherche, les deux se mêlant parfois.
01:57Et je crois que j'ai gardé ce désir de transmettre, d'enseigner, d'être comprise
02:06et peut-être d'avoir une petite influence sur la façon dont les gens, les jeunes réfléchissent,
02:16pensent, envisagent l'histoire.
02:18On n'est pas loin là, des 80 ans, la libération du camp d'Auschwitz, ça paraît très lointain
02:25et pourtant c'est très très proche, Annette Wieworka, est-ce que vous avez l'impression
02:30que justement la mémoire se perd, ou qu'au contraire, l'oubli est loin ?
02:35On ne sait pas grand-chose de ce qui va se passer aujourd'hui, on sait juste que le
02:40roi d'Angleterre sera à Auschwitz le 27 janvier, c'est à peu près la seule certitude.
02:48Que tous les survivants sont invités, mais il n'y a pratiquement plus de survivants
02:55en vie.
02:56Donc on est dans un changement, puisque la génération des contemporains de la Shoah
03:03est en train de disparaître, et en même temps, on a le monde tel qu'il est aujourd'hui.
03:09Donc, Poutine n'est pas invité à la commémoration, à cause de l'Ukraine, qui est quand même
03:18pas très éloignée de la Pologne, et du fait des événements au Moyen-Orient, le Premier
03:28ministre israélien Netanyahou n'est pas invité, puisqu'il risquerait d'être arrêté.
03:34Donc, on a une commémoration dans un monde bouleversé, dans un monde quand même ravagé,
03:43et dans un monde surtout incertain.
03:45Or, si l'histoire, c'est une écriture critique du passé, j'ai la faiblesse de croire que
03:53tous mes textes réunis dans Itinérance, le plus ancien datant de 1980, sont toujours
04:01valables, il n'y a pas de problème, ils ne sont pas dépassés.
04:04En revanche, la mémoire, elle s'adresse toujours au présent.
04:09Ce qu'on redécouvre à travers cette série d'articles, finalement, c'est l'importance
04:16des historiens.
04:17C'est-à-dire que c'est ce que vous racontez, le génocide a été traité en dehors de
04:21l'université.
04:22Oui.
04:23Et que ce sont les historiens, des gens qui ont mis des années et des années à aller
04:28collecter, récupérer des archives, vous retracez tout ça, c'est assez fou, vous parlez
04:33d'Emmanuel Ringelblum, vous parlez aussi de Paul Yacov, de Schneersohn, vous retracez
04:42finalement cet invictif consigné et archivé, c'est-à-dire toute l'histoire, elle ne tient
04:49finalement qu'à des hommes et des femmes qui ont tenté de remettre des visages et
04:54des noms à des personnes qui n'existaient plus.
04:57Vous avez raison, cet ouvrage, je le veux aussi comme un hommage.
05:03Emmanuel Ringelblum, pour moi, il est au top de mon panthéon personnel avec Marc Bloch.
05:12Marc Bloch écrit « Je tiens le mensonge pour la pire lèpre de l'âme ». Je crois
05:18qu'aujourd'hui, à l'époque des fake news, il faudrait que beaucoup de gens s'emparent
05:23de cette phrase de Marc Bloch.
05:25Et c'est eux qui ont été les gardiens de l'histoire, même s'il ne faut pas croire
05:31que c'est de l'histoire et de l'humanité.
05:33Ce qu'est notre vie aujourd'hui d'historiens qui viennent par exemple à la radio et à
05:41la télévision, comme je le fais, et ce qu'a été la leur, il est énorme.
05:46Ils ont vécu dans des conditions de très grande précarité matérielle mais avec une
05:52sorte d'entêtement à rassembler de l'archive, de l'archive, toujours de l'archive, et
06:00à écrire les premières histoires.
06:02On a une dette à leur égard et ce livre, c'est aussi pour payer cette dette.
06:07Vous parlez aussi de l'évolution de la communauté juive aujourd'hui.
06:09Est-ce que vous êtes inquiète ?
06:10Oui, je suis inquiète.
06:12Je suis inquiète parce qu'on est un an et demi après le 7 octobre.
06:19Je suis inquiète parce que la situation… D'abord, les Juifs sont très peu nombreux,
06:30on n'en prend pas conscience.
06:31Il y a aujourd'hui peut-être 15 millions de Juifs dans le monde, c'est rien, c'est
06:37même pas la ville de Shanghai.
06:39Donc les Juifs sont très très peu nombreux, ils sont aujourd'hui dénoncés.
06:45Moi, j'ai vu quelque chose qui m'a soulevé le cœur, qui vient de l'extrême-gauche,
06:50mais qui reprend Drummond, qui est de houter des Juifs qui, après la guerre, pour telle
06:57ou telle raison, souvent d'ailleurs en prenant un nom de résistant ou changer de nom, pour
07:00dire non, non, attention, il est Juif.
07:04Donc je pense qu'il y a une inquiétude des Juifs en France et il y a un paradoxe,
07:12certains, c'est une très grande minorité, se sentent plus en sécurité en Israël,
07:18qui est un pays qui est quand même, disons, grosso modo en guerre, qu'en France.
07:24Donc je pense qu'on peut légitimement être inquiet.
07:28Et puis, c'est une question un peu longue, mais toute la géographie a changé.
07:36À l'époque d'Emmanuel Ringelblum, avant la Shoah, les Juifs vivaient principalement
07:46à l'est de l'Europe, Pologne, Roumanie.
07:49Aujourd'hui, ce sont des pays où il n'y a plus de Juifs.
07:52La plus grosse communauté est en France et la moitié des Juifs vivent en Israël, l'autre
08:00moitié, grosso modo, sur le continent américain.
08:03Donc on a une géographie qui a changé et effectivement, de l'antisémitisme partout.
08:09On a vu des attentats aux États-Unis alors que les États-Unis correspondaient à une
08:15terre promise pour les Juifs, Pittsburgh, dans une synagogue, des morts.
08:19Donc c'est vrai qu'heureux comme Juif en France, qui a été très longtemps le proverbe
08:30qui a fait que des Juifs de l'Est, dont mes grands-parents regardaient vers la France,
08:37aujourd'hui, c'est moins vrai.
08:38Est-ce que justement, la relève est là, Annette ?
08:42Oui, la relève est là.
08:44C'est d'ailleurs quelque chose qui est assez étonnant, qui est cet espèce de décalage
08:52entre la contestation de la place de la Shoah dans l'espace public et l'extraordinaire dynamisme
09:03de la recherche.
09:04Et le dynamisme de la recherche, il est venu aussi de l'ouverture des archives, des archives
09:15à l'Est qui avaient été longtemps verrouillées et qui ont été ouvertes à part des années
09:2090.
09:21Et puis des archives dans les divers pays, c'est le cas, par exemple, en France, donc
09:27il y a une relève.
09:28Reste à savoir comment on va écrire l'histoire à l'ère du numérique, c'est une question
09:33que je me pose.
09:34Est-ce qu'on va rester les artisans que nous étions à ouvrir des cartons d'archives
09:40ou est-ce qu'on va procéder autrement ? Et si on procède autrement, il y aura nécessairement
09:45des incidences sur l'écriture de l'histoire.

Recommandations