Dans son édito du 13/05/2023, Mathieu Bock-Côté revient sur [thématique de l'édito]
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00:00 Nous avons été témoins sans le savoir d'un événement éditorial majeur.
00:03 Les éditions du CERF ont décidé de rééditer un ouvrage majeur et oublié d'un auteur
00:08 lui-même majeur et oublié.
00:09 Nous parlons de la décadence de Juin-Freud.
00:10 Et c'est à la fois sur ce penseur et cet ouvrage que vous souhaitez revenir pour votre
00:14 premier éditorial.
00:15 Oui, de temps en temps, je crois, il faut prendre un peu de temps dans les grands médias
00:18 pour s'intéresser aux grands penseurs qui nous permettent de jeter un regard profond,
00:23 un regard perspicace, un regard qui coupe de transversal sur notre réalité, qui sont
00:28 capables, même s'ils sont morts depuis quelques décennies déjà, de jeter un regard neuf
00:32 sur notre société.
00:33 Et ce penseur, c'est Julien Freud.
00:36 Julien Freud, 1921-1993, je dirais un des grands philosophes politiques français du
00:42 20e siècle.
00:43 Un des grands philosophes qui aura examiné, mené une réflexion de fond sur qu'est-ce
00:47 que c'est la politique, qu'est-ce que c'est la politique volontairement, quelles sont
00:50 les catégories qui permettent de comprendre la politique, quels sont les grands enjeux
00:54 pour comprendre la politique, une réflexion de fond qui nous sortait justement du commentaire
00:58 en superficie.
00:59 Lorsqu'on traverse son œuvre, lorsqu'on explore son œuvre, lorsqu'on en sort, on
01:03 en ressent avec une lecture beaucoup plus riche de ce que ça veut dire vivre en société,
01:08 vivre politiquement.
01:09 Je donne quelques-uns des titres qui constituent son œuvre.
01:12 L'essence du politique, je crois que c'est son classique.
01:14 Politique et impolitique, la fin de la Renaissance, violence et utopie, le nouvel âge.
01:19 Je souligne ce penseur oublié parce que Julien Freud n'était pas de gauche, n'était
01:24 pas de gauche, il n'a pas été traité comme un grand penseur par une bonne partie
01:28 de l'intelligentsia qui le traitait plutôt comme une espèce de réactionnaire sulfureux,
01:33 un réactionnaire nauséabond, un réactionnaire infréquentable, même s'il avait eu comme
01:38 maître notamment Raymond Aron, même si au moment de la Deuxième Guerre mondiale, c'était
01:42 un résistant admirable, il s'est engagé dans la résistance de la plus belle manière
01:46 avec le plus grand courage.
01:48 Qu'est-ce qu'il y a au cœur de la réflexion de Julien Freud, donc la réédition de ce
01:52 livre, La Décadence, sur laquelle je reviendrai dans un instant, c'est une réflexion fondamentalement
01:56 réaliste.
01:57 Quoi qu'on en pense aujourd'hui, la pensée politique dominante est utopiste.
02:01 C'est le fameux « il suffirait de » et si on changeait notre conception de l'être
02:05 humain, et s'il suffisait de vouloir ça, il suffirait de telles mesures, il suffirait
02:09 de telles philosophies, il suffirait de telles doctrines, il suffirait d'investir des milliards
02:11 de milliards d'euros pour que d'un coup la société se transforme.
02:15 Julien Freud dit non.
02:17 Une société c'est fondamentalement conflictuel.
02:19 Une société c'est fondamentalement contradictoire.
02:22 Une société c'est fondamentalement en tension.
02:24 Une société c'est chercher à tenir ensemble des gens qui n'ont pas les mêmes valeurs,
02:28 qui n'ont pas les mêmes philosophies, qui n'ont pas les mêmes principes, qui n'ont
02:31 pas les mêmes aspirations, et réussir à tenir tous ces gens-là ensemble.
02:36 Donc il nous dit que l'art politique c'est un art qui consiste à être capable de tenir
02:40 ensemble des gens qui autrement se taperaient sur la tête, disons-le comme ça.
02:43 Et grande méfiance chez lui envers toutes les utopies.
02:46 Vous savez tous les vendeurs d'utopies qui nous disent « ma solution est telle que si
02:50 on l'applique il n'y aura plus de problème ». Julien Freud nous disait « le drame
02:53 de l'utopisme, le drame de l'utopisme c'est que si vous avez une solution idéale,
02:57 les autres vous débattez pas avec eux.
02:59 Vous les congédiez, vous dites soit on ne débatt pas avec vous, on vous condamne aux
03:02 marges, soit on vous enferme parce que ma société est parfaite, votre société n'est
03:06 pas parfaite, on ne veut pas débattre avec vous.
03:08 Donc c'est un homme qui avait un grand, grand sens des réalités.
03:10 La vie de Julien Freud, la vie intellectuelle de Julien Freud tourne autour d'un concept,
03:15 c'est le concept d'ennemi.
03:16 Alors ça c'est fondamental.
03:17 Et je vais vous raconter une scène qui est assez connue dans le milieu intellectuel mais
03:21 qui a ressurgi dans la vie publique il y a quelques années.
03:23 En 1965, 1965 c'est la soutenance de thèse de Julien Freud, soutenance de thèse grand
03:28 moment de la vie de ceux qui l'ont connue.
03:30 Soutenance de thèse et là la question de base dans ça, cette soutenance, c'est qu'est-ce
03:34 que c'est le politique?
03:35 Qu'est-ce que c'est le politique fondamentalement?
03:36 Et Julien Freud nous dit « il n'y a pas de politique sans ennemi.
03:39 Au cœur de la politique il y a un ennemi et vous devez être capable de faire quelque
03:42 chose, vous devez être capable de nommer cet ennemi, vous devez être capable de vous
03:45 défendre contre cet ennemi, vous devez être capable de lutter contre cet ennemi, mais
03:49 vous devez être capable de le reconnaître.
03:50 Dans sa soutenance de thèse, il y a un grand philosophe de l'époque, Jean Hippolyte, qui
03:54 dit « mais c'est une conception pessimiste, tragique, inacceptable, je ne peux pas l'accepter.
03:59 Si elle est vraie, je vais me retirer dans mon jardin.
04:02 » Et Julien Freud répond de manière absolument tragique « vous n'avez pas compris M.
04:06 Hippolyte, si l'ennemi le veut, il ira vous chercher jusque dans votre jardin.
04:10 » Je pense que cette réflexion-là, qui était connue par les aficionados de Julien Freud,
04:14 est remontée à la surface quelque part à l'automne 2015, au moment des attentats
04:19 du Bataclan.
04:20 Quand on a constaté que des gens qui étaient pour la plupart probablement des pacifistes,
04:24 des idéalistes, des gens qui croyaient qu'il suffirait d'aimer pour ne pas être en conflit,
04:28 des gens qui avaient cru finalement à la promesse d'un monde sans ennemis, sans conflit,
04:32 à un monde, autrement dit, où ils résistaient en terrasse comme on dit, ils ont constaté
04:36 qu'il était possible que l'ennemi décide d'aller les chercher en terrasse, qu'il
04:40 décide d'aller les chercher en salle de spectacle, autrement dit, la figure de l'ennemi
04:44 est arrivée et là, cette conversation, cet échange, l'ennemi ira vous chercher jusque
04:49 dans votre jardin, elle est réapparue à ce moment-là, réaction soit dit en passant
04:52 de Jean Hippolyte en 1965, « Si tout cela est vrai, il ne me restait plus qu'à me
04:56 suicider. » Et ça, c'est la réaction des intellectuels de gauche trop souvent, devant
05:00 la réalité, « Si la réalité est trop dure, je préfère fuir le monde que d'affronter
05:03 ce monde difficile. » Dans cet esprit, nommer l'ennemi, on l'a vu après le 11 septembre
05:09 aux États-Unis, on disait « C'est quoi l'ennemi ? C'est la démocratie contre
05:11 la terreur. » D'autres, on dit « Non, c'est la république contre ses ennemis.
05:15 » La difficulté à nommer l'ennemi véritable, l'islam radical, la difficulté à nommer
05:19 l'ennemi véritable, l'islamisme, c'était probablement un signe du fait qu'on n'avait
05:23 pas suffisamment lu Julien Freund qui nous apprenait à nommer l'ennemi sous le signe
05:27 du réalisme.
05:28 Et pourtant, vous voulez nous parler d'un autre ouvrage, vous le disiez.
05:31 Oui, alors je ne pouvais pas parler de Freund sans faire ce petit parcours, mais d'un
05:35 autre ouvrage, La Décadence. La Décadence est parue en 1984, une première fois. C'est
05:40 un livre qui, pendant des années, je peux en témoigner, c'était impossible de le
05:43 trouver, il fallait se ruiner pour être capable de mettre la main sur l'édition d'origine.
05:46 Qu'est-ce qui est intéressant dans ce livre ? C'est que vous savez, aujourd'hui,
05:49 quand on parle de décadence chez les intellectuels, souvent, quand on parle de décadence, on
05:53 nous dit « Ah, concept d'extrême droite, concept qui ne veut rien dire, concept des
05:56 phases. » On nous dit « Toutes les sociétés sont mortes. Rome est tombée, la chrétienté
06:00 est tombée, le monde des nations est tombée, l'empire américain va tomber, on va tous
06:04 tomber. » La question, ça le dit, c'est que lorsqu'on est dans cette société qui
06:07 aujourd'hui tombe, ce n'est pas agréable. Et Julien Freund propose une réflexion sur
06:12 la décadence. Il l'avait déjà recommencé dans un premier livre en 1980, la fin de la
06:15 Renaissance, je vais vous citer un extrait. « Il y a, malgré une énergie apparente,
06:20 comme un affaiblissement de la volonté des populations de l'Europe. Cet amonissement
06:24 se manifeste dans les domaines les plus divers, par exemple la facilité avec laquelle les
06:28 Européens acceptent de se laisser culpabiliser, ou bien l'abandon à une jouissance immédiate
06:33 et capricieuse, ou encore les justifications d'une violence terroriste quand certains
06:37 intellectuels ne l'approuvent pas directement. Les Européens seraient-ils même encore capables
06:41 de mener une guerre? » Alors franchement, ce qu'on pourrait dire,
06:44 1980, ça décrit quand même très bien le climat des temps présents et même le climat
06:48 post-attentat. Et donc, il nous propose une réflexion non seulement sur la décadence
06:52 des temps présents, mais une histoire du concept de décadence qui finalement nous convainc
06:56 que nous sommes probablement aujourd'hui décadents.
06:58 Julien Freund, on le devine, savait que nos sociétés elles-mêmes étaient emportées
07:01 par ce qu'il appelait justement la décadence. Oui, c'est exactement cela. Il en propose
07:05 quelques critères. Premier critère de la décadence selon Freund, la perte du sentiment
07:10 d'identité. La perte du sentiment d'identité. Petite citation, vous me le permettrez encore
07:14 une fois. « Quel que soient les groupements et la civilisation, quelles que soient les
07:19 générations et les circonstances, la perte du sentiment d'identité collective est
07:23 génératrice et amplificatrice de détresse et d'angoisse. Elle est annonciatrice d'une
07:28 vie indigente et appauvrie et à la longue d'une dévitalisation, éventuellement de
07:32 la mort d'un peuple ou d'une civilisation. Mais il arrive heureusement que l'identité
07:37 collective se réfugie aussi dans un sommeil plus ou moins long, avec un réveil brutal
07:41 si durant ce temps elle a été trop asservie. » Julien Freund s'inquiétait aussi des
07:45 grandes migrations. Des grandes migrations étant présentes. Début des années 90 ici.
07:49 « S'il y a encore une multiplication des diasporas, la stabilité des sociétés peut-elle
07:54 être mise en cause? Évolueront-elles vers l'intégrisme religieux pour préserver
07:58 leur identité? » Et pour celle-même, la question la plus difficile qui soit, la juxtaposition
08:02 d'éléments aussi hétérogènes ne peut que susciter une désarticulation du corps
08:06 social. Julien Freund s'inquiétait de la perte d'identité. Il s'inquiétait des
08:10 grandes migrations. Il s'inquiétait d'un politique qui s'effondre, impuissant, qui
08:13 se perd dans le rationalisme juridique. Un politique incapable de décider. Un politique
08:17 incapable de nommer l'ennemi. Un politique incapable de défendre la société dont il
08:21 a la responsabilité. Il s'inquiétait d'une société trop idéologisée, trop bureaucratisée.
08:26 Une société qui écroule sous les règles, les normes, les documents administratifs et
08:31 qui perd de sa vitalité. Julien Freund est un des grands philosophes du dernier siècle.
08:36 On peut le redécouvrir aujourd'hui à travers plusieurs livres, mais notamment à travers
08:40 La Décadence qui paraît aux éditions du Serre. Un livre magnifique qui permet, je
08:43 le redis, de faire l'histoire du concept de décadence et qui permet de jeter un regard
08:47 sur la décadence des temps présents.
08:49 [Musique]
08:53 [SILENCE]