Xerfi Canal a reçu Nicolas Mottis, professeur à l’Ecole Polytechnique, pour parler de Main Street contre Wall Street.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
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00:00 Bonjour Nicolas Motis.
00:10 Bonjour Jean-Philippe.
00:11 Nicolas Motis, vous êtes professeur à l'école Polytechnique, vous êtes administrateur
00:14 du FIIR, le Forum pour l'investissement responsable.
00:16 Vous êtes membre de la Commission Climat et Finances Durables de l'AMF, l'autorité
00:20 des marchés financiers.
00:21 Papier que vous avez publié dans Polytechnique Insights qui m'a beaucoup intéressé.
00:26 GameStop, la victoire illusoire de Main Street sur Wall Street.
00:33 C'est-à-dire que vous nous dites finalement Wall Street always wins.
00:36 Est-ce qu'on peut revenir rapidement sur cette affaire GameStop qui avait fait couler
00:40 beaucoup d'encre ?
00:41 C'est une affaire qui remonte à 2021, donc qui a deux ans maintenant, mais qui est une
00:44 affaire assez intéressante où un certain nombre de petits porteurs, comme on dit de
00:49 petits épargnants, s'étaient coalisés via des réseaux sociaux, donc le réseau
00:52 Reddit en particulier, pour faire tomber des spéculateurs qui avaient parié sur la
00:57 chute d'une entreprise, donc GameStop, en faisant ce qu'on appelle de la vente à
01:01 découvert.
01:02 C'est-à-dire qu'ils avaient vendu des titres sans les posséder, mais en pariant
01:04 sur le fait que le cours d'entreprise allait baisser, et donc ils s'attendaient à encaisser
01:09 le décalage entre le prix à l'instant T et le prix à T+1, 2, 3.
01:13 Et en fait, cette entreprise GameStop, qui est une entreprise de distribution de jeux
01:17 vidéo, qui a tout un réseau de joueurs, les joueurs se sont dit à un moment donné
01:20 "non, c'est pas possible, on ne peut pas laisser Wall Street dépecer notre jouge,
01:25 on va se coaliser via des plateformes qui permettent de passer des or très rapidement,
01:30 et puis on va faire tomber les spéculateurs".
01:31 Alors ils ont en partie réussi à faire mordre la poussière aux spéculateurs, qui
01:35 ont perdu quelques milliards, mais à la fin, pour résumer l'histoire, ils ont quand
01:38 même perdu, parce que les spéculateurs ont récupéré leur mise bien plus tard,
01:42 et de nombreux, nombreux petits porteurs ont perdu ce qu'ils avaient misé.
01:46 Donc Wall Street, comme dans beaucoup de cas, a une fois de plus gagné.
01:50 Alors évidemment, c'était vraiment une belle histoire, on va aller suivier un peu,
01:55 il y avait une sorte d'euphorie générale, on va encore faire tomber, enfin faire tomber
01:59 le loup de Wall Street.
02:00 C'était une belle histoire, finalement ça se révèle ne pas être une si belle histoire
02:04 comme ça, mais c'est aussi le symptôme de sujets plus profonds.
02:09 J'évoquais la commission climat et finances durables, les critères ESG, aujourd'hui
02:15 aux Etats-Unis, c'est un peu le grand retournement.
02:18 Oui, il y a un mouvement de balancier en arrière qui illustre une fois de plus à
02:21 la fois la force des marchés financiers et puis le dogme qui gouverne les marchés financiers
02:29 américains.
02:30 Et donc il y a effectivement beaucoup de débats aujourd'hui, de critiques sur ce qu'on
02:33 appelle les critères ESG, la prise en compte par les investisseurs de critères environnementaux
02:37 sociaux et de gouvernance, qui n'étaient pas du tout dans le paysage anglo-saxon jusqu'à
02:41 peu, qui sont devenus très à la mode depuis quelques années avec la montée de la finance
02:45 durable.
02:46 Et puis là on a le retour de balancier avec soit des grands investisseurs, soit des Etats,
02:50 notamment des Etats républicains.
02:51 Il y a une dimension politique aussi dans ce retour de balancier qui associe l'ESG
02:55 au wokisme, à des comportements qui ne sont pas du tout en phase avec la finance et qui
03:00 rejettent le concept de façon assez violente.
03:03 Donc c'est un mouvement qui se passe aujourd'hui et ce qui structure les marchés financiers
03:08 fondamentalement aux Etats-Unis, c'est ce qu'on appelle les fiduciary duties, qui
03:12 sont très importantes, qui expliquent en fait les comportements de beaucoup d'acteurs.
03:15 Pour faire simple, les fiduciary duties en fait c'est l'obligation si vous êtes un
03:18 gérant d'actifs d'optimiser d'abord et avant tout la performance financière des
03:23 fonds qui vous sont confiés.
03:24 Et donc ça, c'est venu percuter pendant longtemps les critères ESG, ça a été un
03:29 peu contrebalancé parce que beaucoup de travaux de recherche ont montré qu'on pouvait faire
03:32 les deux, à la fois tenir compte des critères ESG et puis optimiser la performance financière.
03:36 Et puis plus récemment, il y a eu quelques effets de backlash comme on dit, de retour
03:40 un peu violent sur la performance, notamment du fait de la crise sur les marchés de l'énergie
03:44 ou des grands groupes de l'énergie ont assuré des performances financières très fortes
03:47 et n'étant pas intégrés dans certains fonds ESG, ont dégradé la performance de
03:51 ces fonds.
03:52 Et donc du coup certains acteurs en ont profité pour dire "non ESG c'est vraiment, c'est
03:56 pas bon pour la performance, il faut revenir à la base qui est on gère la performance
04:00 financière".
04:01 Donc, "Greed is good" et la vividité est au cœur de la régulation des marchés.
04:07 Donc, s'il y a des critères environnementaux sociaux à prendre en compte, c'est pas
04:10 au marché de le faire, c'est à d'autres acteurs de la société, Etats, consommateurs
04:14 et autres.
04:15 Mais les investisseurs, les actionnaires, ils doivent maximiser la performance financière
04:19 d'abord et avant tout.
04:20 Il ne faut jamais oublier qu'il y a des questions de retraite aussi aux Etats-Unis.
04:22 Et donc, on n'est pas du tout dans le contexte ni européen ni français de ce point de vue.
04:27 C'est très différent et certains fonds de pension ont même explicitement indiqué
04:30 qu'ils demandaient vraiment la performance financière d'abord et avant tout.
04:33 Après, s'il pouvait y avoir un peu d'ESG, ce serait pas mal, mais n'oublions pas la
04:36 performance financière.
04:37 Ça a été un point très important.
04:38 La performance financière.
04:39 Question évidemment qu'on se pose, est-ce qu'il y a ce même risque de retour de Manivelle
04:45 en Europe ?
04:46 Alors, il est beaucoup moins fort en Europe.
04:47 Il est beaucoup moins présent déjà dans le débat public parce que les clivages politiques
04:52 autour des sujets environnementaux sociaux sont assez différents.
04:54 Et puis, on a en Europe continentale, là je parle d'Europe continentale, donc France,
04:59 Allemagne, une vision des marchés qui est beaucoup plus nuancée avec un rôle des parties
05:03 prenantes qui est plus important que aux Etats-Unis.
05:07 Et on a aussi en Europe une conviction qui est assez particulière qu'on appelle notamment
05:11 la double matérialité qui est un sujet clé dans la finance durable.
05:14 L'idée, c'est de prendre en compte à la fois les effets qu'ont les entreprises sur
05:18 la société en général, ce qui n'est pas du tout intégré dans le modèle américain
05:21 pour faire simple, et de prendre bien sûr en compte les effets de l'environnement et
05:26 du climat sur la société, ce qui est très au cœur du modèle américain.
05:31 Dans le modèle américain, on intègre les critères ESG au sens où il peut avoir un
05:34 impact sur le business model des firmes et donc toucher la valeur des portefeuilles.
05:37 En Europe, on regarde les choses sur deux dimensions, les effets de l'entreprise sur
05:41 la société, les effets de la société sur l'entreprise.
05:43 Du coup, structurellement, on n'a pas du tout la même vision des relations entre investisseurs
05:48 et entreprises et le poids des fiduciary duties que j'évoquais auparavant est beaucoup plus
05:52 faible en Europe, même s'il est quand même présent.
05:55 Vous l'avez rappelé, ça renvoie aussi à des lignes de fracture politique.
05:59 Très forte.
06:00 On regardera avec beaucoup d'attention l'élection américaine de 2024 pour voir si c'est plutôt
06:04 Main Street ou Wall Street qui l'emporte.
06:06 On verra.
06:07 Je ne ferai pas le pari aujourd'hui, mais les tendances sont très très longues sur
06:11 les différentes zones, que ce soit les États-Unis ou l'Europe.
06:14 Donc, on verra.
06:15 En tout cas, toujours garder à l'esprit cette idée qu'aux États-Unis, ce n'est
06:19 pas l'Europe et qu'on est vraiment sur des visions potentiellement très divergentes.
06:23 Très différentes.
06:24 Les critères ESG sont quand même pris en compte, mais par d'autres mécanismes.
06:28 L'État fédéral, les collectivités, l'innovation.
06:30 En Europe, on va le prendre en compte un peu différemment.
06:33 Et donc, on n'est pas sur les mêmes modes de production d'équilibre au sens général.
06:37 Merci Nicolas Motis.
06:39 Merci.
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