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Art et designTranscription
00:00 *Musique*
00:19 Place à la critique ! Et aujourd'hui, deux essais, deux essais qui n'ont rien à voir
00:24 Enfin, pas si sûrs, car ces deux livres reviennent bien sur ce qui nous hante aujourd'hui
00:29 Le principe de dignité en voie de disparition mais sans cesse invoqué
00:33 Et Jean-Jacques Gollemann qui a bien disparu mais qui nous entête encore
00:37 On va en débattre ce midi avec Valentine Fort, bonjour
00:40 Journaliste, collaboratrice au Page, ID du Monde et à M le magazine du Monde
00:46 A vos côtés, j'accueille Marie Bouéton, bonjour Marie
00:48 Bonjour
00:48 Grand reporter pour La Croix-L'Hebdo, bienvenue à toutes les deux et à tous dans l'émilie de culture
00:53 *Musique*
00:59 Et on commence avec l'essai divan, j'avoue, qui a paru aux éditions du Seuil
01:02 Et consacré à Jean-Jacques Gollemann
01:04 Si vous étiez un groupe
01:06 Un groupe de rock
01:07 Si vous étiez une idée
01:09 Une bonne idée
01:10 Si vous étiez un sportif
01:12 Ça se saurait
01:13 Si vous étiez un prénom féminin
01:16 Jeanne Jacqueline, bizarre
01:18 Si vous étiez un verbe au futur
01:20 Mourir
01:21 Si vous étiez une couleur
01:22 Gris
01:24 Gris, bizarre, mais pas mort
01:26 Mais oui, Jean-Jacques Gollemann a beau avoir disparu des radars
01:28 Il est encore parmi nous
01:30 Personnalité préférée des Français
01:32 Chanson toujours au top des écoutes
01:34 Comment expliquer le phénomène Gollemann depuis 40 ans ?
01:37 Et bien heureusement, Yvan Jablonka est là
01:39 L'historien habitué à décrypter des objets culturels
01:42 Le camping-car par exemple
01:43 Et des faits de société
01:44 Le féminicide
01:45 S'attaque en cette rentrée au chanteur dont il est fan
01:48 Et ne s'en cache pas
01:49 En 330 pages, 3 parties, des chapitres courts et clairs
01:52 Yvan Jablonka va au-delà de la biographie
01:54 Et tente de faire, je cite, une autobiographie collective
01:58 Celle de la fin du XXe siècle français
02:00 Entre gauche désenchantée, snobisme intellectuel
02:02 Intégration des minorités et crise de la masculinité
02:05 Alors est-ce que c'est un essai réussi, Valentine Faure ?
02:09 Alors, je m'attendais à détester ce livre
02:14 Je pars de là parce que j'avais vraiment un biais, un a priori
02:19 Je voudrais juste revenir sur Laetitia
02:22 Il y a deux livres, Laetitia et La fin des hommes
02:25 Qui m'avaient mis extrêmement mal à l'aise
02:29 Qui date de 2016
02:30 Voilà, qui avait été un grand succès
02:31 Qui avait beaucoup de qualités
02:33 Je reconnais les qualités du livre et d'enquête
02:36 En revanche, je trouve qu'il y avait quelque chose de très gênant
02:40 Dans sa position vis-à-vis du sujet
02:43 Et sa façon de parler d'elle, son admiration, son amour
02:47 Laetitia, pour le rappeler, c'était un fédifère
02:49 D'une fille qui avait été assassinée
02:52 Et ce livre d'Ivan Jablonka a été parti de ce fédifère
02:55 Pour en faire un fait social
02:58 C'était quand même un des premiers à parler de féminicide
03:01 Et ça avait remporté le prix Médicis
03:03 Et donc il reconstruisait sa vie
03:04 Et avec ce livre, il essayait, il ambitionnait en tout cas
03:08 De faire une espèce de tombeau littéraire pour cette jeune fille
03:11 Dont il n'arrêtait pas de souligner le fait qu'elle était très timide
03:14 Et malgré tout, il allait regarder ses...
03:18 C'était son travail et pourquoi pas
03:20 Moi, ça m'avait mis extrêmement mal à l'aise
03:22 Donc là, vous étiez pleine de peur
03:25 J'étais pleine de rage
03:26 Non mais, n'étant pas fascinée par Jean-Jacques Goldman
03:30 Je me demandais un peu ce que j'allais trouver
03:32 On retrouve, je trouve, un même problème de position vis-à-vis du sujet
03:36 Sauf que dans un cas, il s'agit de...
03:39 On n'est pas dans le même registre
03:40 C'est-à-dire que dans un cas, il s'agit d'une jeune fille assassinée
03:43 On est dans quelque chose de très grave
03:45 Donc il y avait un côté un peu obscène
03:47 Là, j'ai trouvé ça franchement moins grave
03:49 Et...
03:49 Donc, qu'est-ce qui vous a plu pour aller vite, Valentine, fort ?
03:52 S'il y a toujours ce problème quand même de position
03:54 Mais que c'est moins dangereux parce que le sujet est moins important ?
03:57 Exactement, j'ai trouvé ça divertissant
03:58 J'ai trouvé ça intéressant
04:00 J'ai trouvé qu'on comprenait très vite la page 8
04:03 Que c'était pas un essai de sciences sociales à proprement parler
04:06 Oulà ! Je pense qu'Ivan Jablonka le prendrait mal
04:09 Parce que son livre, il le vend comme ça, justement
04:11 Il le cite beaucoup en disant que ce n'est pas un livre de fan
04:14 Mais quand même qu'il est fan
04:15 Mais il met des infographies pour faire un peu sciences sociales
04:18 Et en même temps, il dit que c'est un courrier du cœur pour Jean-Jacques Goldman
04:22 Donc on voit l'ambiguïté
04:23 C'est le problème de positionnement dont vous parlez
04:25 Exactement
04:25 Et Marie Boéton, alors, qu'est-ce qui vous a ?
04:28 À l'inverse de Valentine, moi, ça m'intéressait
04:32 Je me disais que c'était intéressant de voir dans le "goldmanisme", comme il dit
04:37 Un révélateur socioculturel des années 80-90
04:39 Ça a été la bande-son de ces années-là
04:41 Et par ses tubes et par ce qu'il a écrit pour d'autres
04:44 Donc moi, je trouvais que c'était assez intéressant
04:46 Et la forme, donc sur le fond, voilà
04:48 Ça m'intéressait de voir de quoi c'était le nom
04:51 Et sur la forme qui est toujours hybride chez Jablonka
04:55 Ça m'intéressait aussi qu'on soit aux confins de différentes disciplines
04:58 Que serait la sociologie, l'histoire, etc.
05:01 Et moi, j'ai été extrêmement déçue
05:02 Alors je trouve qu'il n'a aucune distance vis-à-vis de son objet d'étude
05:06 Qui est quand même édifiant
05:09 Il aurait tout à fait pu dire d'où il parlait
05:11 Pour reprendre cette terminologie des années 70
05:13 Dans l'introduction, par exemple, en disant
05:15 Voilà, la subjectivité, l'objectivité
05:17 C'est deux notions extrêmement malléables et difficiles
05:19 Mais je vous annonce d'emblée que je suis fan
05:22 Et quelque part, je purge un peu cette question
05:25 Il se peut que ça revienne par moment dans mon essai
05:27 Mais voilà, je vous dis d'où je parle
05:29 Et pas du tout
05:31 Il a un certain nombre de prétentions, en effet, académiques
05:34 Mais pour moi, il abdique toute forme de rigueur académique
05:38 Je cite la manière dont il présente Goldman
05:40 De manière totalement outrancière
05:42 Je vous donne dix termes
05:44 Saint-laïque
05:45 Ciment de la nation
05:46 Garant de l'identité républicaine
05:48 Je vais, je cite, retracer la trajectoire d'un être d'histoire
05:55 Icône morale
05:56 Hyperstar en même temps qu'institution
05:59 Pour moi, quand on présente un chanteur de la sorte, quelque part
06:04 Et j'ajoute
06:06 Prophète
06:08 Qui endosse tous les rôles de la tradition juive
06:12 Abraham, Moïse, l'éclésiaste, le marran, etc.
06:17 Donc moi, ça, ça me pose vraiment problème
06:19 Il dit "je n'ai pas eu accès à Goldman et je respecte son silence"
06:21 Très bien, j'ai pas eu accès à ses archives, ça devient compliqué
06:23 J'ai pas eu accès à ses proches, ça devient quand même très compliqué
06:26 Mais ne vous inquiétez pas, j'ai 30 ans d'interview
06:28 Bon, on sait très très bien, nous qui sommes journalistes
06:32 Que l'interview, par définition, c'est la mise en scène de soi
06:36 Et en plus, Goldman a le luxe de pouvoir dire
06:38 "moi, je fais fi des grands médias nationaux qui maîtrisent"
06:42 Et ça, pour le coup, c'est assez intéressant
06:43 Je ne pensais pas qu'on avait été aussi virulents dans la critique de Goldman
06:45 Bon, j'avais oublié ça
06:47 Mais Goldman décide à qui il parle
06:49 Donc il parle vraiment à des médias très spécialisés
06:52 Des petits publics très spécialisés en musique
06:55 Donc il y a un problème de positionnement d'Ivan Jablonka
06:57 Et il y a un problème de méthodologie, si je vous suis bien Marie Boéton
07:00 Pour moi, clairement
07:01 Et il dit même, l'autre jour, j'entendais dire à la radio
07:04 "Je ne sais pas ce que c'est que l'objectivité et la subjectivité"
07:07 Bon, soit, mais je suis honnête
07:11 "Concept par définition infalsifiable"
07:15 "Indémontrable, je ne peux pas dire qu'il est malhonnête, honnête, etc."
07:18 Et ça suffit
07:19 C'est pas possible pour moi d'abdiquer autant
07:23 En termes de rigueur académique
07:25 Alors, pour ma part, ce que j'ai trouvé vraiment intéressant
07:28 Dans cet essai d'Ivan Jablonka
07:29 C'est effectivement de se servir de Goldman
07:31 Comme d'un phénomène qui permet d'analyser
07:33 Effectivement, la fin du XXe siècle
07:36 Donc, il insiste notamment sur la mort des utopies
07:39 L'émergence des industries culturelles
07:41 La crise de la virilité
07:43 L'incarnation de la gauche à la Michel Rocart
07:46 Et l'histoire des immigrations
07:48 Ça, c'est quand même quelque chose qui travaille bien
07:50 Ivan Jablonka, il faut le reconnaître
07:52 Dans des chapitres assez courts, accessibles
07:55 Où il démontre bien, tout à la fois à travers
07:57 La réception de ses textes, mais aussi les textes de Goldman
08:00 Qu'effectivement, il incarne quelque chose de cette fin du XXe siècle
08:03 Marie Boéton ?
08:04 Oui, complètement
08:05 Moi, je trouve qu'en effet, la manière avec laquelle
08:07 Il dépeint Goldman comme étant l'incarnation de la seconde gauche
08:11 Par rapport à un frère, Pierre, bien connu, gauchiste
08:13 Un père communiste
08:15 Il serait l'incarnation, quelque part, du rocardisme en politique
08:17 De Rosanvalon dans l'Histoire des idées
08:18 Je trouve que c'est plutôt bien démontré
08:20 Et bingo, il achope sur un truc qui est quand même
08:24 Pour moi, qui traverse tout le livre
08:25 Qui est de dire, Goldman, quelque part, a survécu à son époque
08:28 C'est indéniable
08:29 Il se tait depuis 20 ans, il reste personnalité préférée des Français
08:31 Il y a un mystère, il y a quelque chose
08:34 Et donc, il nous dit, il a incarné cette seconde gauche
08:36 Il continue sans doute de l'incarner
08:37 Et précisément, cette seconde gauche, elle est morte
08:39 Il le dit lui-même
08:40 Cette social-démocratie, elle est moribonde
08:42 Donc là, on est face à une aporie
08:44 Auxquelle il ne répond pas
08:45 C'est quand même très paradoxal
08:47 Valentine Faure, sur justement
08:49 Se saisir de Goldman comme d'un objet culturel à part entière
08:52 Pour cristalliser les grands mouvements de la fin du XXe siècle
08:55 Vous en pensez quoi ?
08:56 J'ai trouvé que c'était intéressant le problème
08:58 A mon avis, on y retourne forcément
09:01 C'est son problème de regard
09:03 C'est-à-dire qu'il fait enfler Jean-Jacques Goldman
09:06 Et ça devient sursignifiant
09:08 Et au bout d'un moment, on passe son temps à se demander
09:10 Ce qui est inexact dans ce livre, en fait
09:12 C'est ça le problème
09:13 C'est tellement bourré d'affect
09:15 Son regard sur son sujet
09:17 Par exemple, on sent très bien
09:19 Il est en colère contre le mépris culturel
09:22 Dont aurait été victime Jean-Jacques Goldman
09:23 Il ne peut pas imaginer que les gens, authentiquement
09:26 N'aiment pas sa musique, qu'ils ne sont pas forcément pour des raisons politiques
09:29 Ou esthétiques d'ailleurs
09:32 Ou esthétiques, non mais c'est ça, exactement
09:34 Donc il y a un biais de départ
09:37 Mais qu'on comprend très vite
09:38 Moi c'est pour ça que finalement, ça ne m'a pas tant gênée
09:40 Ça m'agace qu'il se revendique d'un grand travail de science sociale
09:45 Mais au fond, on a très bien compris à quoi on avait affaire dès le début
09:47 Donc voilà, c'est très intéressant
09:50 Il y a plein de choses très intéressantes sur la figure du républicain
09:53 Juif, français, ça c'est très intéressant
09:56 Avec ces limites là
09:58 Vous parliez tout à l'heure de la forme
10:01 Et des infographies, des tableaux
10:03 Qu'est-ce qui ressort de ces figures ?
10:07 Qu'est-ce qu'on apprend ?
10:09 Ou est-ce qu'on n'apprend rien du tout de cette forme là
10:13 Dans cet essai ?
10:15 Je pense, j'imagine que ce sont des espèces de tentatives
10:18 D'avoir un peu de science là-dedans
10:22 Est-ce que ça fait pas un peu gadget scientifique ?
10:24 Je vous en cite une, j'aimerais bien pouvoir la montrer
10:26 Je rappelle, Valentine Faure, que vous avez plutôt aimé cet essai
10:29 Je préfère le dire parce que là...
10:31 Non, non, mais alors je vous dis
10:32 En quelques années, de 1966 à 1971
10:35 Goldman passe de la soul à la pop, du gospel d'église à la scène rock
10:38 Deux points
10:39 Et en dessous, on a donc une ligne avec soul, flèche, gospel, flèche, blues, etc.
10:44 Qu'est-ce que ça apporte ? Je ne sais pas
10:46 On ne sait pas d'où ça vient
10:47 Il y a des espèces de classements
10:49 De diagrammes avec les positionnements des chanteurs
10:53 Sur des axes droite-gauche, consécration
10:57 Qui sont complètement aléatoires
10:59 On ne sait pas du tout d'où ça sort en fait
11:01 On ne sait pas ce que ça apporte au livre
11:05 Pour ma part, il y a un chapitre qui m'a beaucoup intéressée
11:07 C'est celui sur la despicologie
11:10 C'est-à-dire une étude de la condescendance
11:12 Ou de la dévalorisation, du mépris
11:14 Et effectivement, c'était presque une voie à prendre dans cet essai
11:18 Parce qu'il veut parler de Goldman, il venge Ablonca
11:20 Et en fait, il le défend
11:22 Ce qui fait qu'en fait, tout de suite, il met en défaut son propre propos
11:25 Alors que s'il avait assumé de faire par exemple un livre sur le mépris de classe
11:30 Sur la condescendance, on aurait peut-être plus compris Valentin Escoffard
11:33 Il dit d'ailleurs dans ce chapitre-là que la socio-histoire du mépris culturel reste à écrire
11:39 On sent que ça le travaille de toute évidence
11:41 Ce sera un bon sujet
11:42 C'est un très bon sujet
11:43 Alors, despicologie, je ne me suis demandée si c'était son terme ou si c'était un terme qui...
11:47 Il le met entre guillemets, je pense qu'il l'invente
11:49 Et je pense qu'il y a quelque chose à tracer de ce côté-là, Marie Bouveton
11:52 Moi, j'ai trouvé ça hyper intéressant
11:54 Je me suis dit que c'est un essai là-dessus que je voudrais lire
11:56 Voilà, exactement
11:57 Sur le mépris socio-culturel ou supposé tel
12:00 Parce qu'en effet, je rejoins très bien ce que dit Valentin
12:02 C'est-à-dire qu'on peut aussi dire
12:04 Moi, voilà, j'apprécie pas Goldman
12:06 Moi, à titre personnel, ça a été la bande-son de mon adolescence
12:08 Donc ça m'intéressait d'autant plus d'avoir un ouvrage sur le sujet
12:12 Je trouve intéressant, et malheureusement, il ne creuse pas
12:15 En effet, ce qui peut être un mépris
12:17 Je vous cite une phrase dans un grand hebdo
12:20 dont j'aurai la grandeur d'âme de ne pas citer le nom
12:23 Goldman est trop propre, trop lisse, trop nul, trop rien, trop tout
12:27 Moi, j'avais oublié cette virulence-là
12:29 C'est d'une méchanceté, d'une gratuité, d'une vacuité confondante
12:33 On aurait envie de dire à la critique en question "déambule"
12:36 Donc, je pense que, quelque part,
12:39 Jablonka répond dans l'outrance à des critiques qui ont été outrancières
12:43 Et ce serait intéressant de voir en quoi la variété à l'époque
12:47 était considérée comme, sans doute à l'époque,
12:50 parce que je pense que ça a changé,
12:51 comme la BD, comme les polars, comme l'ASF, etc.
12:53 comme un genre mineur
12:55 Et donc, il y avait sans doute, en effet, la grande littérature
12:57 ce qui était censé s'inscrire dans l'histoire
12:59 et ce qui, à l'inverse, faisait partie du quotidien des gens
13:02 et voilà, et avec une forme de mépris
13:04 Et ce qui est grave là-dedans, parce qu'on pourrait dire au fond, on s'en fiche
13:07 c'est que je pense que les critiques musicaux de l'époque
13:10 sont passées à côté d'un phénomène social
13:12 Et ça, c'est intéressant de se dire
13:14 "J'aime pas Goldman, je le critique très bien non-tacte"
13:16 mais sache entendre l'époque, sache voir que là, toutes les gosses
13:20 elles répètent le samedi soir ces refrains-là
13:22 et que, qu'on le veuille ou pas, que ça nous plaise ou pas
13:24 ça les édifie intérieurement
13:26 les valeurs de Goldman se transmettent comme ça
13:28 Et là, on sent des critiques musicaux
13:31 qui sont passées à côté de ce phénomène social
13:34 D'ailleurs, c'est une manière pour Yvan Jablonka, et ça c'est intéressant
13:36 mais toujours dans cette veine de la déspicologie
13:38 de réhabiliter des magazines comme OK
13:40 qui est un magazine féminin sur la variété
13:44 et de dire "Eux au moins, ils avaient saisi le phénomène
13:47 alors que l'Ebay, l'Obs, Le Monde, tous ces médias étaient condescendants"
13:51 Et c'est là où effectivement, cette veine du mépris
13:54 aurait pu être intéressante
13:56 plutôt que de dire
13:58 parce que ça, j'aimerais quand même qu'on en dise un mot assez rapidement
14:00 c'est qu'il y a quand même un chapitre
14:02 où il dit que les sciences sociales ne traitent pas de la pop-musique
14:07 il dit les sciences sociales plus de rock'n'roll
14:09 et là on voit quand même qu'il y a un problème de recherche et de corpus
14:14 parce que sur la pop-culture, ne serait-ce que dans la philosophie
14:17 on peut citer Richard Memto, Philippe Chevalier, Agnès Guéraud
14:19 donc il y a des travaux
14:21 Comment ça se fait que là, Jablonka soit passé à côté ?
14:23 Je pense que c'est aussi quelque chose qui lui avait été beaucoup reproché
14:27 sur son dernier livre sur le féminisme
14:30 qu'il reprenait beaucoup de choses sans les citer
14:35 donc c'était assez inutile de se positionner comme premier sur ce domaine
14:40 c'est assez étrange qu'il fasse ça
14:42 mais je voulais juste revenir à un truc sur le mépris
14:45 qui explique aussi pourquoi quelque chose m'a assez touchée dans ce livre
14:50 C'est bien, on va financer cette nostrosité
14:52 Non, c'est qu'il dit, toujours très outrancier
14:56 qu'il paraphrase Clemenceau en disant
14:59 "De Gaulleman, je prends tout, comme Clemenceau prend la révolution comme un bloc"
15:03 et c'est vrai qu'il prend tout
15:05 et on le sent tellement blessé du mépris culturel
15:09 qu'il a dû vivre lui-même en tant qu'adolescente
15:13 et c'est vrai qu'il prend tout
15:15 il prend Patrick Fiori, il prend Patricia Cass
15:17 il n'est pas du tout ironique avec ça
15:20 il y a quelque chose d'assez touchant là-dedans je trouve
15:22 évidemment, si on considère tous les autres
15:26 On peut quand même saluer la dimension fan
15:29 assumée et touchante de faire de la place à ses personnalités
15:32 il aurait été peut-être probablement mieux qu'il assume jusqu'au bout
15:35 et qu'il ne prétende pas mettre ses infographies
15:37 et faire un grand livre de sciences sociales
15:39 mais en tout cas, cette partie-là est assez touchante je trouve
15:42 * Extrait de "Tout était dit" de Yves-André Gaulleman *
15:53 Yvan Jablonka, donc Gaulleman, aux éditions du Seuil dans la collection
15:57 La librairie du 21ème siècle
15:59 * Extrait de "Les Midis de culture" de Géraldine Mosnassavoy *
16:08 Et on parle à présent de la clinique de la dignité de Cynthia Fleury aux éditions du Seuil
16:13 * Extrait de "La dignité" de Cynthia Fleury *
16:31 Linda de Souza après Gaulleman, elle a bien raison
16:34 quand on balaye tout, il reste malgré tout la dignité
16:37 et c'est bien à ce principe que Cynthia Fleury en appelle dans son dernier essai
16:40 Invoqué dans les mobilisations récentes, révolutions, marge des fiertés, fin de vie
16:44 la philosophe remarque pourtant sa disparition
16:47 Comment un principe inaliénable peut-il s'éroder
16:50 et comment remettre de la dignité dans nos existences ?
16:53 Après le courage, le soin, le ressentiment entre autres
16:56 Cynthia Fleury poursuit son entreprise démocratique
16:59 revivifier le vivre ensemble à travers des vertus morales
17:03 Alors on en pense quoi Marie Boéton ?
17:05 Moi je suis absolument enthousiaste parce qu'elle s'est attrapée l'époque pour moi
17:12 et depuis 20 ans
17:13 Comme Gaulleman en fait
17:14 Oui, et alors à la différence de Jablonka, sans rien céder
17:17 et sans abdiquer la rigueur académique
17:20 à la fois du fait de sa double casquette je pense
17:23 et de philosophe moral et politique et de psychanalyse
17:27 et elle le dit très bien d'ailleurs, j'aime beaucoup cette expression
17:30 elle dit "j'attrape le récit infinitésimal de mes patients
17:33 qui ne racontent pas que leurs névroses mais les névroses de l'époque"
17:36 et en même temps elle a le macro
17:38 avec une pensée extrêmement charpentée
17:41 et cohérente en termes de philosophie politique
17:44 et par ailleurs je trouve qu'elle ne se contente pas d'être une théoricienne
17:48 de l'éthique, de la dignité etc
17:50 elle sait décliner, et on le voit très très bien dans cet ouvrage
17:53 les politiques publiques qui vont permettre cette dignité en acte
17:57 et ça elle embrasse très très large je trouve
18:00 et c'est relativement exhaustif
18:02 et enfin je trouve que ça fait 20 ans qu'elle écrit
18:05 elle ne prétend pas faire système et les philosophes ne prétendent plus faire système
18:08 et c'est heureux
18:09 mais c'est une pensée d'une incroyable cohérence
18:12 c'est à dire qu'elle a profondi un thème
18:14 qui va rentrer parfaitement en résonance 5 ans plus tard avec un autre
18:18 je trouve qu'il y a une pensée qui est d'une amplitude et d'une cohérence
18:22 qui est vraiment à noter
18:24 - Valentine Faure, tout aussi enthousiaste ?
18:26 - Oui je suis enthousiaste, je trouve que c'est un livre
18:29 c'est une lecture qui est très réconfortante
18:32 c'est ce qui m'en est resté à la fin
18:35 - C'est intéressant, je vais revenir sur ce thème de réconfortant
18:38 - Je trouve que c'est...
18:40 alors juste un petit détail
18:43 elle ne fait pas le constat de la disparition de la dignité
18:48 au contraire d'une certaine manière
18:50 le fait qu'on revendique la dignité est aussi le symptôme du fait qu'on a pris acte
18:55 que la dignité était inalénable et que justement on peut la revendiquer
18:58 elle rappelle bien qu'il y a eu des âges où on pouvait parler de dignité
19:02 alors que la société était complètement...
19:04 les autres vivaient des situations complètement indignes
19:06 et que c'est ça aussi qui a changé depuis les Lumières
19:09 et qui peut être mis en péril
19:11 ce qui est réconfortant c'est ce discours du soin
19:16 donc elle reprend l'éthique du caire
19:18 elle parle de soin, de vulnérabilité
19:21 en rappelant que toutes les vies sont vulnérables et sont interdépendantes
19:29 ça fait du bien d'entendre cette parole-là
19:33 c'est quelqu'un qui est très écouté
19:35 elle vend beaucoup de livres
19:36 alors que ce livre n'est quand même pas facile
19:38 il marche très bien
19:39 elle a une grande surface médiatique
19:41 il y a quand même un projet politique qu'on entend derrière tout ça
19:46 qui n'est pas forcément très précis
19:48 mais en effet, comme disait Marie, qu'elle creuse avec beaucoup de fidélité
19:53 et de sérieux
19:54 et on est content d'entendre des discours qui ne sont pas...
19:58 qui résistent en fait
20:00 et comme elle, elle met en garde contre le risque d'accoutumance au sentiment d'indignité
20:06 il y a aussi un risque d'accoutumance au discours qui porte ce sentiment d'indignité
20:11 donc c'est important, je pense, qu'elle ait la parole
20:15 et c'est pour ça que cette lecture est rassurante
20:17 Je tique sur le fait, Valentine Faure, que moi j'ai présenté effectivement cet essai
20:23 comme Cynthia Fleury qui détecte la disparition de la dignité
20:27 c'est pourtant bien ce qu'elle dit quand elle parle des institutions publiques
20:31 de l'école, de l'hôpital, notamment des soignants
20:33 qu'elle connaît très bien puisqu'en plus elle dirige la chaire de philosophie à l'hôpital L'Hôtel Dieu à Paris
20:40 aussi dans les demandes de dignité
20:42 c'est aussi un ressenti de l'indignité qui est difficilement contestable
20:47 donc il y a quand même ce constat-là en fait, ce paradoxe à d'où elle part
20:50 Exactement, en fait elle fait le constat que les atteintes à la dignité se multiplient
20:55 mais si on revendique la dignité c'est parce qu'on se sent digne
20:58 ce qui est aussi quelque part une bonne nouvelle
20:59 mais ce qui est aussi intéressant, ce qu'elle dit, c'est qu'il y a les atteintes à la dignité
21:04 et il y a aussi la crainte de se comporter de manière indigne
21:07 et d'être amenée à se comporter de manière indigne
21:09 ça c'est une idée que je trouve originale et très juste
21:14 donc ça parle par exemple des enfants qui ont peur de devoir mettre leurs parents en EHPAD
21:22 dans des conditions indignes
21:23 et ça parle aussi des conditions des soignants et autres
21:27 de tous ceux qui travaillent dans les institutions qui sont supposées préserver notre dignité
21:33 et qui font leur travail dans des conditions indignes
21:36 Effectivement, Marie Boétan, sur cette idée de soin et de devenir indigne des sociétés
21:41 il faut quand même souligner que Cynthia Fleury défend les théories du care
21:44 mais elle n'est pas du tout, si je puis dire, bénie oui-oui par rapport au soin
21:48 elle n'a pas peur de critiquer ce concept en disant que ça peut être aussi quelque chose de vendeur
21:54 et que le soin parfois est aussi d'une grande violence quand on impose à l'autre de l'aider
21:58 et donc de le maintenir dans une position de domination
22:00 Oui c'est vrai, je trouve qu'elle dit des choses très intéressantes
22:04 en effet sur la fin de vie et sur la manière avec laquelle, par exemple
22:08 vous allez devoir vivre et subir de telles cadences
22:12 je prends cet exemple-là parce que je trouve qu'il illustre parfaitement sa pensée
22:16 vous allez être soumis à de telles cadences que vous n'allez pas avoir le temps d'échanger
22:21 de perdre du temps entre guillemets, mais très qualitatif avec une personne âgée dont vous êtes en charge
22:27 ça va être très indigne pour elle
22:29 ça va être extrêmement indigne pour vous soignant
22:32 de vous dire au fond "je fais ça, mais je fais ça vite fait"
22:34 et "je ne suis pas reconnue à la hauteur de l'utilité sociale qui est la mienne"
22:39 "il n'y a qu'à voir comment je suis payée, comment je suis considérée par le reste de la société"
22:43 donc en effet, il n'y a rien de Béniouioui, elle fait face à la noirceur du monde, très clairement
22:49 mais ce que je trouve très salutaire, et en effet je partagerai le point de vue de Valentine
22:53 sur le fait qu'on sort réconfortée d'une lecture comme ça
22:56 c'est que précisément, elle, sans être militante politique
23:00 elle dit "il faut donc mettre en place des politiques publiques, sanitaires, mais aussi en matière d'éducation
23:06 en matière de conditions de travail, en matière environnementale
23:10 des politiques publiques qui vont nous consolider en tant que sujet
23:13 et pour elle, la dignité, c'est pouvoir s'énoncer en tant que sujet
23:18 avoir une capacité d'action qui nous permet, et moi je ne me l'étais jamais formulée comme ça
23:24 et je trouve ça très très séduisant, de pouvoir nous énoncer dans ce qu'il y a de totalement irremplaçable en nous
23:30 dans notre unicité, dans notre singularité
23:33 c'était d'ailleurs le titre d'un de ses ouvrages, "Les irremplaçables"
23:36 et là précisément, au moment où vous n'avez pas le temps de prendre du temps avec cette personne âgée
23:41 vous ne l'écoutez pas, elle ne vous entend pas, etc.
23:43 là vous n'êtes pas irremplaçable, vous n'êtes pas singulier
23:46 et donc je trouve ça très intéressant de dire, sans être dans un militantisme patenté
23:50 de dire, cette dignité-là, qui est devenue une exigence démocratique
23:54 et c'est heureux, exige et requiert une déclinaison politique et sociale
23:59 très concrète
24:00 alors moi je tiens quand même sur ce thème de réconfortant
24:03 parce qu'il faut quand même le dire, effectivement c'est un essai qui n'est pas facile
24:06 je dirais peut-être plutôt stimulant, c'est-à-dire qui donne des idées
24:10 et en même temps, peut-être petit bémol, qui s'inscrit tellement en cohérence avec les livres précédents
24:16 qu'il développe peut-être peu de nouvelles idées en fait
24:20 Cyndia Fleury creuse son sillon, mais ne va pas vers quelque chose de nouveau
24:25 ou alors je me trompe, Marie Boéton ?
24:27 Moi ce que je trouve intéressant, c'est le continuum entre ce qu'elle nous dit de la dignité
24:31 voilà, vous êtes irremplaçable, il faut que vous le sachiez, il faut que vous puissiez l'exprimer
24:35 et si ça, ça n'est pas entendu, ça va nourrir du ressentiment
24:39 c'est-à-dire une haine de vous-même ou une haine de l'autre
24:41 et cette pente ressentimiste peut nous amener à une remise en question de l'état de droit
24:45 et je trouve que c'est très intéressant et très stimulant pour le coup de dire
24:50 arrêtons les lamento par rapport au recul de la démocratie
24:53 arrêtons de déplorer l'abstentionnisme
24:57 elle nous donne en tout cas un diagnostic possible sur cet éloignement vis-à-vis de la chose publique
25:02 voire cet appel à des formes de régime autoritaire ou de recul démocratique
25:07 parce que derrière il y a du ressentiment et derrière le ressentiment il y a cette mise à mal de la dignité
25:11 donc c'est peut-être pas nouveau mais moi je trouve qu'elle décline et elle creuse chaque concept de manière intéressante et hyper cohérente
25:17 - Valentine, fort aussi sur le fait de creuser un sillon plus que de réinventer quelque chose
25:23 - Oui, je voulais juste rajouter, je suis tout à fait d'accord avec ce que dit Marie
25:29 et il faut quand même préciser que ce n'est pas un appel à l'indignation
25:37 et ça c'est assez important, elle insiste là-dessus parce qu'elle est tout à fait au fait du piège
25:44 que représente la rhétorique de l'indignation et l'instrumentalisation possible
25:54 elle parle des réflexes mortifères de l'indignation
25:58 qui sous couvert de radicalité expiatoire peut se satisfaire d'elle-même
26:02 c'est un court circuit politique l'indignation, c'est-à-dire que c'est un réflexe émotionnel qui peut aboutir à des conflits d'indignation
26:09 donc ça n'est pas non plus un appel à l'indignation
26:12 - Donc c'est la dignité avant l'indignation, enfin plutôt que l'indignation
26:15 Merci beaucoup, donc voici pour Cynthia Fleury, La Clinique de la Dignité par Euse Éditions du Seuil
26:20 Merci à toutes les deux, Valentine, fort, je rappelle qu'on peut vous lire dans M, le magazine du monde et dans Le Monde
26:26 et merci à vous Marie Bouëton, on peut vous lire dans La Croix, l'hebdo
26:30 Vous retrouverez toutes les références sur le site de France Culture à la page de l'émission