Table ronde n° 2
Éduquer à l’hygiène et à la santé : acteurs, publics, moyens, impacts
• Joël CHANDELIER, historien, maître de conférences en histoire
médiévale à l’Université Paris 8, et membre de l’EA 1571 (Centre
de recherches historiques de l’université Paris 8)
• Christian BONAH, historien des sciences, professeur à l’université
de Strasbourg, directeur du département d’histoire des sciences
de la vie et de la santé (DHVS), faculté de médecine
• Magalie MOYSAN, maîtresse de conférences en archivistique à l’université
d’Angers, TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés) UMR 9016 CNRS
Éduquer à l’hygiène et à la santé : acteurs, publics, moyens, impacts
• Joël CHANDELIER, historien, maître de conférences en histoire
médiévale à l’Université Paris 8, et membre de l’EA 1571 (Centre
de recherches historiques de l’université Paris 8)
• Christian BONAH, historien des sciences, professeur à l’université
de Strasbourg, directeur du département d’histoire des sciences
de la vie et de la santé (DHVS), faculté de médecine
• Magalie MOYSAN, maîtresse de conférences en archivistique à l’université
d’Angers, TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés) UMR 9016 CNRS
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ÉducationTranscription
00:00 On va essayer aujourd'hui,
00:01 dans cette 2e table ronde de cette matinée,
00:04 d'aller un tout petit peu plus loin que 12h30,
00:06 puisqu'on va aller, je pense, jusqu'à 12h45.
00:09 Donc 3 intervenants
00:11 sur le thème de l'éducation à l'hygiène et à la santé
00:16 et donc, à la fois, quelles sont les sources
00:19 qui nous permettent de travailler sur cela.
00:22 Donc avec 3 intervenants.
00:25 Joël Chandelier, qui est maître de conférence en histoire,
00:27 en médiéval... J'essaie de ne pas parler trop près,
00:30 parce qu'on me dit que je mange le micro.
00:32 Maître de conférence en histoire médiévale
00:34 à l'Université de Paris VIII.
00:36 J'en mange au petit-déjeuner, au déjeuner,
00:38 et au dîner aussi, du micro.
00:40 Et vous êtes membre, Joël,
00:42 du Centre de recherche historique de l'Université de Paris VIII.
00:45 Christian Bonnard, historien des sciences,
00:47 professeur à l'Université de Strasbourg
00:49 et directeur du département d'histoire des sciences de la vie
00:51 et de la santé à la Faculté de médecine.
00:53 Et Magali Moisan, qui est maîtresse de conférence en histoire médiévale
00:56 et maîtresse de conférence en archivistique
00:58 à l'Université d'Angers,
01:00 dans le centre Temostan, Monde, Société,
01:04 qui est un UMR du CNRS.
01:06 Donc, 3 intervenants
01:09 pour une petite heure de discussion,
01:11 et on va essayer d'avoir des questions
01:13 que nous n'avons pas eues pour la 1re discussion,
01:17 en l'occurrence.
01:18 Alors, peut-être, je vais faire un peu classique,
01:20 comme j'ai fait avec Françoise Hildefsheimer.
01:22 Je vais commencer avec Joël Chandelier.
01:26 On a parlé de la peste, évidemment, au XVIIIe siècle,
01:30 avec l'exemple de Marseille.
01:31 On va revenir un peu en arrière avec la peste
01:34 de la fin du Moyen Âge,
01:36 dans celle dont on a juste évoqué le nom, la grande peste,
01:39 et donc, justement, les sources qui permettent de comprendre
01:43 quelles sont les réactions des populations,
01:47 les réactions aussi des élites dans ces sociétés
01:50 vis-à-vis de l'émergence d'une peste
01:53 absolument incompréhensible à l'époque
01:55 et qui ravage absolument toute l'Europe occidentale, au moins.
01:59 -Oui, alors merci.
02:02 Effectivement, on pourrait penser que,
02:04 dans des périodes plus anciennes, comme le Moyen Âge,
02:06 il y aurait moins de sources, et de fait, il y en a moins en masse,
02:09 mais en réalité, il n'y a pas du tout une absence de documents,
02:12 à la fois pour décrire la peste et savoir ce qu'elle a été,
02:17 ce qui fait d'ailleurs qu'on a tout de suite su,
02:19 enfin, les historiens, dès le XIXe siècle,
02:21 ont su que c'était bien la peste dont il était question,
02:25 et ça a été prouvé récemment par des analyses,
02:27 disons, d'ordre scientifique,
02:31 des analyses génétiques,
02:32 mais les descriptions de l'époque étaient suffisantes
02:35 pour les médecins du XIXe et du XXe siècle
02:37 pour en déduire que c'était la peste.
02:39 Donc on a des documents,
02:40 des documents qui nous décrivent l'épidémie,
02:42 ou plutôt les épidémies,
02:44 puisque vous savez qu'elles se succèdent régulièrement
02:46 à partir de 1348,
02:48 donc des documents, évidemment, des chroniques qui racontent,
02:52 tout le monde connaît ça,
02:53 mais il y a aussi de très intéressants documents
02:56 qui nous montrent le rapport sanitaire à la maladie,
02:58 et pas uniquement les réactions de la société
03:01 de manière très, très générale, ou des pouvoirs,
03:04 mais aussi comment les médecins, les patients ont réagi
03:08 et se sont adaptés, en fait, à l'épidémie,
03:12 qui a beaucoup de points communs
03:14 avec ce qu'on a dit tout à l'heure
03:15 sur l'épidémie de Covid-19,
03:18 mais évidemment dans une ampleur beaucoup plus grande,
03:20 puisqu'on estime que la population européenne
03:22 a été amputée de 40 à 50 %
03:24 en l'espace de quelques années.
03:27 Alors, quelles sont ces sources ?
03:29 Puisque c'est la question que tu me posais.
03:32 Eh bien, il y a évidemment les traités des médecins
03:36 qui ont été rédigés immédiatement
03:38 au moment de la peste
03:40 et qui étaient volontairement publics.
03:43 Je prends un exemple très, très connu,
03:44 celui du traité écrit par les maîtres
03:46 de l'Université de Paris,
03:48 qu'ils l'ont écrit pour le donner
03:51 à la demande du roi de France,
03:53 Philippe de Valois,
03:55 qui leur avait demandé que faire.
03:57 Et donc, on a exactement un peu l'équivalent
03:59 du conseil scientifique,
04:02 c'est-à-dire qu'on avait demandé aux maîtres
04:03 de l'Université de Paris en médecine
04:05 ce qu'ils en pensaient.
04:06 Et évidemment, dans ce texte, qui est un texte savant,
04:09 on a aussi des échos, des réactions populaires.
04:11 Et notamment, les médecins prennent le temps
04:14 d'expliquer les causes de la peste,
04:16 alors que c'est pas directement ce que le roi leur demande.
04:18 Le roi leur demande plutôt des soins,
04:20 ce qu'ils vont proposer.
04:22 Mais ils réfutent des idées fausses
04:26 qui pourraient circuler, l'accusation notamment
04:28 des lépreux, des juifs, etc.,
04:29 en donnant une explication scientifique,
04:31 qui, pour nous, paraît un petit peu fausse, évidemment,
04:34 puisque c'est une explication d'ordre astronomique,
04:36 mais qui, malgré tout, a le mérite
04:39 de donner une causalité naturelle
04:41 à un phénomène qui paraît complètement surnaturel,
04:44 cette épidémie.
04:45 Donc, ce type de documents se multiplie.
04:47 On en a partout en 1348.
04:49 Il y en a un autre en Italie, par un médecin
04:51 sur lequel j'ai travaillé, Gentile da Foligno,
04:53 qui dit explicitement qu'il écrit pour ses collègues
04:56 et pour le peuple.
04:57 Et d'ailleurs, dans son petit traité de peste,
05:00 il donne des médicaments pour les pauvres,
05:01 c'est-à-dire que certains des médicaments qu'il propose
05:04 sont faits à base d'émeraudes.
05:05 Donc, il dit, bon, ça va être un peu cher
05:06 quand même pour la population.
05:07 Donc, il y a de l'équivalent.
05:09 On peut trouver un équivalent pauvre,
05:11 donc, qui ne coûte pas cher
05:12 et qui soit adapté à tout le monde.
05:13 Donc, ça veut dire qu'il y avait une demande sociale
05:16 qui n'apparaît pas immédiatement, évidemment,
05:17 dans ce genre de textes,
05:19 mais qui nous transparaît, disons,
05:22 par les réponses que donnent les médecins
05:24 à des préoccupations de l'époque.
05:26 Enfin, on a, évidemment,
05:28 des documents directement issus des patients,
05:31 de la population, donc, outre les chroniques
05:33 que j'ai évoquées.
05:34 On a aussi des lettres,
05:35 des relations personnelles
05:39 qui donnent à voir certaines réactions.
05:43 On a également des réactions
05:45 qui ne sont pas d'ordre sanitaire
05:47 et notamment religieuses.
05:48 Alors, évidemment, on voit tout de suite
05:50 les flagellants qui...
05:53 Vous connaissez ce grand mouvement
05:54 qui existait d'ailleurs avant la peste,
05:56 mais qui a juste été réactivé par la peste.
05:58 Ce sont des gens qui, pendant 30 jours,
06:00 suivaient le groupe avant de partir
06:04 et faisaient des processions de ville en ville
06:06 en se flagellant pour rappeler la passion du Christ
06:09 et donc appeler à la...
06:12 disons, à la pénitence
06:15 et à la mise à l'écorce divine.
06:17 Il y a aussi des sermons faits par les prêtres
06:20 qui essayent d'analyser ce qui se passe
06:23 et c'est pas du tout irrationnel.
06:25 C'est-à-dire, on dit que, nécessairement,
06:28 cela vient de Dieu, ça ne peut pas venir d'autre chose,
06:30 même si la nature venant elle-même de Dieu,
06:32 c'est pas contradictoire avec une analyse scientifique.
06:35 Et on en tire des conclusions
06:37 sur le mode de vie que l'on doit mener.
06:39 Et si je peux me permettre une comparaison avec aujourd'hui,
06:42 on se moque beaucoup de ce genre de réaction.
06:44 Enfin, on s'est moqués beaucoup, on s'en moque un peu moins maintenant
06:46 parce qu'on a vu que, finalement,
06:48 les appels au monde d'après, à changer de vie,
06:51 n'étaient pas si différents ou, pire encore,
06:55 plus proche encore, l'idée que la nature se venge
06:58 des mauvais traitements qu'on lui a fait subir.
07:01 Alors, quelle différence fondamentale
07:02 avec ces réactions que l'on trouve dans les sources ?
07:05 Donc, voilà un peu un éventail de choses que l'on peut voir.
07:08 Je ne veux pas... Je pourrais évidemment en parler beaucoup, mais...
07:10 Et puis, il y a aussi tout de même les sources urbaines
07:13 qui jouent un rôle important.
07:15 Effectivement, la croissance ou l'arrivée de lieux spécifiques
07:19 qui sont développés à partir de ce moment-là
07:21 pour pouvoir, justement, soigner ce type de maladies.
07:24 Tout cela, c'est quelque chose de relativement neuf aussi.
07:26 Enfin, de relativement neuf,
07:27 qui permet justement à l'historien ou à l'historienne
07:30 qui s'intéresse à cette question des épidémies
07:32 d'avoir à la fois une vision qui est une vision médicale,
07:36 comme vous venez de le dire, mais aussi sociale,
07:39 de l'impact d'une épidémie comme cela
07:43 sur les sociétés de l'époque.
07:45 -Oui, on trouve les mêmes types de questionnements
07:47 qu'on a vus dans la table ronde précédente,
07:49 directement dans les sources.
07:50 Alors, peut-être pas au 1348,
07:51 où l'étonnement fait qu'il y a une réaction
07:55 un tout petit peu décalée,
07:56 mais dès les retours de peste, disons, après,
07:59 notamment sur la question du commerce,
08:01 qui est interrompue par la peste,
08:02 sur le coût des établissements...
08:05 Parce que c'est une chose de répondre à une urgence,
08:08 c'en est une autre de s'adapter sur le long terme,
08:10 avec les quarantaines, etc.
08:11 Et on dit que ça coûte très cher, les hôpitaux, les lazarets,
08:14 tout cela a coûté énormément cher à la collectivité.
08:17 Est-ce que c'est réellement efficace ?
08:18 Est-ce que ça vaut la peine de le faire ?
08:21 Donc, il y a tous ces débats que l'on trouve
08:22 dans les délibérations communales.
08:24 On a dans certaines villes, notamment en Italie,
08:27 ou en Croatie aujourd'hui, à Dubrovnik, par exemple,
08:30 on a les délibérations, on sait qu'il y avait des débats
08:33 et que tout le monde n'était pas d'accord
08:34 parce que certains privilégiaient.
08:36 Et c'est là qu'on voit que, dès le départ,
08:38 il y a une politique sanitaire.
08:40 Parce que la politique sanitaire,
08:41 ça n'est rien que la rencontre, justement, du sanitaire
08:44 avec la politique qui ne peut pas ne pas se faire.
08:46 Alors, parfois, on n'a pas toujours les sources,
08:48 mais, par exemple, pour la 1re grande pandémie de peste,
08:53 vous savez, la peste justinienne, qui est la même, en réalité,
08:55 au 6e siècle, on n'a pas ces sources-là.
08:58 Donc, on ne peut pas savoir. Mais au 14e siècle, on les a.
09:00 Et on a, donc, dans les registres communaux,
09:03 on peut aussi voir dans les comptes,
09:04 tout ce qui est dépensé pour encadrer,
09:07 maîtriser, disons, ces épidémies qu'on ne peut pas interdire.
09:11 -Alors, il y a aussi une autre source,
09:14 et on l'a vue,
09:15 puisque on est partis sur une comparaison
09:17 avec l'épidémie de Covid,
09:19 on l'a vue avec les associations
09:21 qui ont monté des sites de récits
09:26 où chacun racontait son expérience de l'épidémie.
09:32 Il y a aussi les récits de peste
09:33 qui sont des directions littéraires, pourrait-on dire,
09:36 ou personnelles,
09:38 ou des récits qui permettent de rentrer
09:41 dans une sorte d'autobiographie de la peste
09:43 qui se développe aussi à ce moment-là,
09:45 et d'une certaine manière, qui sont d'une autre nature,
09:47 mais qui complètent les premières.
09:49 -Oui, le plus connu étant...
09:51 Alors, ce n'est pas vraiment un récit à la 1re personne,
09:54 mais en réalité, c'est un récit à la 1re personne de Bocas
09:57 sur la peste à Florence, qui est extrêmement connu
09:58 parce qu'on l'avait rappelé au moment,
10:01 encore une fois, du début du Covid,
10:03 il raconte la fuite des élites hors de la cité,
10:06 et c'est le début du Décaméron
10:07 où ces jeunes nobles vont se réunir à la campagne
10:11 pour fuir la peste et raconter des histoires.
10:12 Mais le début raconte précisément
10:15 cette situation terrible de la peste,
10:17 et Bocas était vivant au moment où il était à Florence,
10:20 donc il raconte réellement ce qu'il a vu,
10:22 l'absence totale, l'impuissance des gens,
10:25 et en même temps, une certaine forme de résignation,
10:29 pas de violence, pas de révolte,
10:32 c'est la sidération qui a dominé.
10:34 Donc ça, cet aspect, disons, des mentalités,
10:37 cette manière de percevoir la peste,
10:39 qui aujourd'hui, pour les épidémies,
10:41 est beaucoup plus facile à travers
10:43 tous les moyens de communication que l'on peut avoir,
10:45 on peut, à travers ce genre d'exemple,
10:47 qu'il faut évidemment essayer de mélanger avec d'autres,
10:50 mais il y en a d'autres, essayer de le mesurer
10:52 et de comprendre, justement,
10:55 ce qui est un peu moins à la mode aujourd'hui,
10:56 c'est les historiens, mais les mentalités,
10:57 donc la manière de percevoir le réel
11:00 de la part de la population au moins cultivée.
11:03 -Christian Bodin, on va faire, comme on l'a fait
11:05 pour la 1re table ronde, un saut dans le temps avec vous,
11:08 à partir d'autres types d'épidémies que la peste,
11:12 en particulier celles du XIXe siècle,
11:14 que ce soit la syphilis ou la tuberculose, justement.
11:18 Comment cela se met-il en place ?
11:21 Quelles sont les sources que l'on peut utiliser ?
11:22 Alors j'imagine des sources qui sont bien plus riches
11:25 que celles qui viennent d'être présentées
11:26 par Joël Chandelier,
11:27 mais qui sont peut-être de même nature
11:29 ou de nature différente.
11:31 -Oui, bonjour. Emmanuel Laurentin.
11:33 Bonjour, tout le monde.
11:35 Pour le XIXe, donc je parle plutôt de la 2e moitié du XIXe
11:38 et de la 1re moitié du XXe siècle,
11:42 je pense que les sources dépendent des acteurs sur le terrain,
11:44 c'est-à-dire qui est là, qui fait quoi.
11:46 Et je pense que la fin du XIXe, le début du XXe,
11:49 c'est marqué par des nouveaux acteurs scientifiques et médicaux.
11:54 C'est la bactériologie qui fait son entrée en scène.
11:57 Donc là, il y a des archives, évidemment.
11:59 Il ne faut pas oublier que le 15 février 1902,
12:02 c'est la 1re loi sur la santé publique.
12:04 Donc c'est un moment d'organisation
12:08 à une nouvelle échelle.
12:09 Et je pense que la question de l'échelle,
12:10 elle est importante ici.
12:11 Peut-être aussi une rupture avec ce que Joël vient de dire.
12:14 C'est vraiment l'Etat-nation qui est la réalité,
12:18 la fin du XIXe, début du XXe siècle,
12:20 qui est importante, qui produit des sources.
12:23 Et je pense que ce qui est important,
12:26 surtout pour le 1er et le XXe,
12:29 c'est les 2 guerres.
12:30 Et je pense qu'il y a une position,
12:34 une manière de faire qui va jouer sur
12:37 ce que les historiens ont appelé mobilisation, démobilisation.
12:42 Cet indien, il y a quelque chose qui arrive.
12:44 Que ce soit une guerre ou une pandémie,
12:45 ça fonctionne un peu de la même manière.
12:46 On se mobilise.
12:48 Il faut mettre en place des choses
12:50 avec parfois des parallèles très importants
12:52 et parfois même des structures qui se rapprochent.
12:55 Et puis, à un moment donné,
12:57 il y a une démobilisation,
12:59 il y a une baisse d'intention,
13:00 il y a un changement de régime.
13:02 Et on a des sources pour tout ça.
13:05 Un parallèle peut-être avec la situation de la pandémie,
13:10 le début du XXe,
13:11 a, à mon sens, en commun avec le début du XXIe,
13:17 un changement radical de la sphère publique et médiatique.
13:22 C'est-à-dire, autant, je pense que là,
13:23 on est dans la première pandémie globale
13:26 à air de communication sur Internet
13:30 pour la pandémie.
13:31 Le début du XXe, c'est l'arrivée de la radio, du film,
13:36 donc des images animées.
13:37 Et donc, il y a ce qu'on appelle aussi
13:39 la communication de masse.
13:41 Et donc là, il y a des sources très intéressantes
13:44 sur lesquelles j'ai pas mal travaillé,
13:45 qui sont les sources audiovisuelles.
13:47 Alors, c'est l'un ne remplace pas l'autre.
13:49 C'est les processions, les prédications,
13:51 les discours, les écrits.
13:53 Ca reste, évidemment, en termes de communication.
13:56 -C'est une couche supplémentaire.
13:57 -Mais c'est vraiment une nouvelle couche qui s'ajoute.
14:00 C'est une alliance médiatique, en quelque sorte.
14:02 On met des affiches, on fait des causerimes
14:04 et on fait des films, on fait des émissions radio.
14:07 Et donc, il y a une multiplicité de supports de communication
14:12 qui va vraiment, je pense, quand même changer
14:15 la manière de communiquer à santé au début du XXe.
14:18 -Alors, sans penser, effectivement,
14:20 que l'Eglise encadrait tout.
14:21 Au Moyen Âge, on sait qu'il y a des débats infinis
14:24 entre médiévistes autour de cette question-là.
14:26 Mais néanmoins, effectivement, on est dans un espace
14:29 qui est un espace multiple, où, comme vous le dites,
14:33 l'Etat, supposé de plus en plus laïc, joue son rôle.
14:37 Mais il y a aussi des acteurs qui sont des anciens acteurs,
14:40 comme l'Eglise, qui est encore là.
14:41 J'imagine que cette concurrence entre laïcs et religieux
14:46 peut jouer dans la production de sources,
14:49 dans la production de savoirs,
14:50 dans la manière peut-être aussi de transmettre des consignes
14:54 ou des préventions vis-à-vis de ce qui est en train de se passer
14:58 ou de ce qui pourrait se passer.
14:59 Tout cela, j'imagine, ça donne encore
15:01 des possibilités décuplées, pourrait-on dire,
15:04 d'avoir, disons, des sources pour l'historien que vous êtes.
15:08 -Absolument. Il y a des points de vue différents
15:11 et des endroits d'où parlent les uns et les autres
15:13 qui sont différents, et des moyens de production
15:16 qui vont avec. Ca, c'est tout à fait clair.
15:18 Il y a peut-être aussi un paradoxe qu'on a, je trouve,
15:22 un peu pudiquement éliminé dans la 1re partie de la matinée.
15:25 C'est que, vraiment, il y a vraiment un paradoxe.
15:27 C'est qu'à la fois, il y a une loi de santé publique,
15:29 il y a un engagement d'Etat, etc.
15:30 En fait, cet engagement, il reste très partiel,
15:33 il reste très fragmentaire.
15:35 Quand on regarde qui sont les grands producteurs
15:37 de santé publique, d'éducation
15:39 dans la pré-Première Guerre mondiale,
15:42 c'est l'Office national de l'hygiène sociale,
15:45 c'est le Comité national de défense contre la tuberculose,
15:48 autant d'organisations qui sont pas l'Etat
15:51 et qui produisent beaucoup de savoirs, de données, etc.
15:54 Donc, il y a une structuration qui reste parétatique,
15:58 associative ou sous forme de structure parallèle, en fait,
16:03 qui ne dépend pas directement de l'Etat,
16:04 comme si l'Etat ne prenait pas totalement à sa charge
16:09 cette partie de la santé publique, en fait.
16:12 Et je pense... On peut se poser des questions.
16:14 La continuité, c'est peut-être la transition vers la suite.
16:18 -Et justement, qu'est-ce qu'apportent
16:20 ces nouvelles sources que vous avez travaillées personnellement,
16:23 Christian Bonin, qui sont ces sources audiovisuelles,
16:27 ces productions de disques, ces productions de films,
16:30 ces productions multiples, l'arrivée de la radio, disiez-vous,
16:33 après la Première Guerre mondiale,
16:35 tout cela, qu'est-ce que cela apporte, justement,
16:37 à cette vision que peut avoir l'historien
16:39 des politiques de prévention,
16:41 des politiques de mise en alerte, etc.,
16:43 qu'on a évoquées dans la 1re table ronde ?
16:45 -Alors, on peut travailler simplement
16:47 sur la partie très visuelle de la communication,
16:50 mais on peut aussi tout simplement se poser la question
16:53 en quels termes est proposée cette communication.
16:56 Et il y a des termes qui varient dans cet entre-deux-guerres.
16:59 Il y a l'instruction sanitaire.
17:01 Donc là, on vient clairement de quelque chose
17:03 qui est plus de l'école,
17:04 ce qui va devenir l'éducation à ou pour la santé par la suite.
17:08 Donc il y a un lien entre l'éducation et la santé.
17:13 Et de l'autre côté, on a les premiers audiovisuels.
17:15 Leur titre, souvent, c'est "propagande antibénérienne",
17:19 "antituberculeuse", etc.
17:21 Donc on voit que là, on n'est pas de tout sur un espace éducatif,
17:24 mais on est sur un espace qu'on appellerait aujourd'hui
17:27 un faux-com, et qui, dans l'entre-deux-guerres,
17:30 c'est de l'influence, en fait.
17:32 C'est la propagande, c'est faire la propagande d'eux.
17:36 Alors ça a aussi un lien avec la sphère religieuse,
17:39 évidemment, encore, rien que le terme nous le dit.
17:42 Mais ce qui est intéressant,
17:44 c'est là, on est sur un début de réflexion et de construction
17:47 sur comment on communique de temps en temps
17:51 le plus efficacement possible.
17:53 Il y a aussi une question des publics qui est posée,
17:55 c'est-à-dire à qui faut-il communiquer
17:58 des cibles spécifiques, des sous-groupes ?
18:02 Et donc là, on est dans des questions
18:03 qu'on se repose avec le SIDA dans les années 80.
18:06 Oui, d'autant qu'effectivement, on cible des publics particuliers.
18:10 La tuberculose ne touche pas n'importe qui de la même manière,
18:14 la syphilis non plus.
18:15 On pourrait y ajouter la lutte anti-alcoolique,
18:17 qui fait partie aussi de tout cela.
18:18 Et il y a une dimension sociale extrêmement affirmée,
18:22 justement, de ces propagandes dont vous parlez, Christian Bonat.
18:26 Tout à fait. Ça cible vraiment des fractions de la population
18:29 qui sont identifiées comme des groupes à risque,
18:32 déjà, à l'époque.
18:33 Alors peut-être le terme est anachronique,
18:35 mais on sait qu'un fléau sévit plus
18:39 dans certaines parties de la population que d'autres.
18:42 On protège plus la petite enfance
18:44 parce qu'il y a une question de natalité pas très loin, etc.
18:48 Donc il y a des préférences et des choix qu'on fait
18:51 sur des publics qu'il faut adresser de manière spécifique.
18:54 Ça, c'est vraiment le début de la communication
18:56 qui pose la question à qui je m'adresse.
18:58 Et ces films en particulier sur lesquels vous avez travaillé,
19:03 ils ont été négligés pendant un certain temps
19:04 par les historiens et les historiennes
19:07 ou ils ont été vus comme des sortes d'illustrations
19:10 alors qu'ils ont, j'imagine, un langage particulier
19:12 qui permet à l'historien et à l'historienne
19:13 de rentrer plus profondément, justement,
19:15 dans l'acceptation de la notion de ces épidémies
19:20 ou l'acceptation du nécessaire combat
19:25 contre ces épidémies. Christian Bonat ?
19:27 Pour moi, personnellement,
19:28 parce que je travaille beaucoup avec et à travers
19:32 ces sources sont absolument magnifiques et complémentaires.
19:35 Ça ne remplace pas une source écrite,
19:36 ça ne remplace pas le reste.
19:38 Mais ce qui est fantastique dans un film,
19:40 c'est que parfois, c'est du documentaire,
19:42 c'est du film qui est, comme nous, on dit,
19:44 en historien, du film qui est éphémère,
19:46 c'est-à-dire un film de lutte contre le SIDA
19:49 qui est fait en 80, 83, 85.
19:52 Celui du 80, en 83, il est dépassé, il est faux.
19:55 En 83, celui de...
19:57 En 85, celui du 83 est faux.
19:59 Et donc, je vois, en fait, à travers ces films,
20:01 à la fois des premières réactions,
20:03 des constructions d'un message ou donc aussi d'une réaction.
20:06 Et ce qui est toujours passionnant
20:08 dans un audiovisuel en tant que source,
20:10 c'est que dans ce que capte une caméra,
20:13 il y a infiniment plus que ce qu'on veut montrer et dire.
20:16 Donc, ce n'est pas du hors-champ,
20:17 mais c'est du non-ciblé par la caméra.
20:20 Et donc, on a plein d'informations
20:23 par la bande parallèle qu'on peut exploiter,
20:25 ce qui est extrêmement riche
20:27 si on prend ces sources au sérieux
20:29 et si on n'est pas juste là
20:31 pour des besoins d'illustration ou d'autre chose.
20:34 -Oui, c'est ce que j'appelle généralement
20:36 les archives à double fond, d'une certaine manière,
20:37 parce qu'il y a un deuxième fond qui,
20:39 peut-être, si on y est attentif, nous dira autre chose.
20:42 Je me souviens des archives, par exemple,
20:43 qui n'ont rien à voir avec ces archives de santé,
20:45 mais quoique...
20:47 Celle qui avait été collectée
20:49 dans le binôme ville de Nanterre dans les années 60,
20:52 où, en fait, la personne qui collectait
20:55 avait simplement l'intention de recueillir de l'information
20:58 et avait laissé les gens vivre autour
21:03 de l'endroit où elle allait interroger ces témoins.
21:07 Et, en fait, on entendait
21:09 dans la façon de vivre dans un bidonville
21:13 qui continuait à exister,
21:15 ce qui n'existe nulle part dans aucune archive,
21:17 puisque le principe même d'aller recueillir du son
21:20 dans un bidonville dans les années 60 ou de l'image,
21:23 c'était, justement, de tout arrêter
21:24 pour pouvoir prendre l'interview en question.
21:27 Donc on avait, par exemple, la radio qui continuait à tourner,
21:29 les enfants qui étaient en train de jouer à côté,
21:31 la femme qui faisait la cuisine, et, d'une certaine manière,
21:33 on avait une archive à double fond
21:34 comme celle que vous êtes en train de décrire.
21:38 Venons-en avec vous, Magali Moisan,
21:40 justement, à ce travail d'archivistique
21:41 que vous menez en tant que maîtresse de conférence
21:44 en archivistique à Angers.
21:47 On évoque la question du SIDA.
21:49 Vous irez travailler, vous aussi, justement,
21:52 avec, en particulier, les archives
21:55 de la lutte contre le SIDA.
21:56 On les évoquait tout à l'heure avec Philippe Artier.
21:59 Qu'est-ce que vous pouvez dire sur ces sources
22:01 et en quoi elles vous aident à mieux comprendre, justement,
22:04 ce qu'était à la fois l'émergence d'une épidémie,
22:07 mais aussi la façon dont elle a été vécue
22:09 par les contemporains ?
22:11 -Bonjour. Alors...
22:15 Donc, effectivement, moi, je suis maîtresse de conférence
22:17 en archivistique, et donc j'utilise les archives
22:19 comme source, mais je dirais que c'est surtout...
22:22 Je les analyse en tant que telles.
22:24 J'analyse le rapport des sociétés,
22:27 des personnes avec les archives.
22:28 Donc, il se trouve que j'utilise moi-même
22:30 des archives comme source,
22:31 mais j'utilise aussi d'autres types de sources.
22:34 Donc, ce qui m'intéresse, c'est vraiment ce rapport
22:36 entre la société et ses sources.
22:38 Et d'ailleurs, on parlait d'archives audiovisuelles
22:40 à l'instant.
22:41 Sur la question des archives audiovisuelles,
22:43 elle est assez éclairante, je trouve,
22:44 pour l'épidémie de SIDA,
22:45 puisqu'on voit apparaître à la fois, évidemment,
22:49 une bureaucratie extrêmement présente,
22:51 des sources administratives volumineuses.
22:54 On trouve beaucoup, beaucoup de sources d'archives
22:57 dans les ministères, au ministère de la Santé,
22:59 mais pas que.
23:00 On a également des archives de recherche
23:03 qui sont, par ailleurs, aux archives nationales,
23:04 des archives de l'Inserm, notamment.
23:06 Mais on a aussi toute une production
23:08 qui vient des acteurs,
23:10 qui vient des associations de lutte contre le SIDA,
23:13 qui vient des militants eux-mêmes,
23:15 et notamment une production audiovisuelle.
23:17 Et vous disiez à l'instant, Emmanuel Laurentin,
23:21 que c'est une...
23:23 On entend une façon de vivre
23:24 à travers les sources audiovisuelles.
23:27 L'idée même de capter des manifestations,
23:31 parce que ça s'est beaucoup fait
23:32 dans le cadre de la lutte contre le SIDA,
23:35 l'idée même de capter, de filmer des manifestations,
23:38 elle est là pour plusieurs raisons.
23:39 Elle est là pour, justement, montrer des façons de vivre,
23:42 montrer des...
23:43 Filmer la lutte en action.
23:46 Elle est là aussi pour se protéger,
23:48 d'un point de vue pratique.
23:49 On filme aussi pour filmer les violences policières,
23:52 ou du moins, éviter les violences policières,
23:55 enfin, limiter en tout cas les violences policières.
23:58 -Un caractère prophylactique contre les violences policières.
24:02 -Et puis, il y a, et je trouve ça extrêmement intéressant
24:05 du point de vue de l'épidémie du SIDA,
24:06 une captation aussi à des fins de conservation.
24:11 Très vite, des acteurs ont conscience
24:13 de l'intérêt historique de ceux qui le vivent
24:17 et captent, pour toutes les raisons que je viens de dire,
24:20 mais aussi pour des aspects de conservation.
24:22 -Et ça, ça pose donc la question
24:24 de la prise de conscience des acteurs
24:26 qu'ils vivent un moment historique, d'une certaine manière,
24:28 et que, enfin, on peut dire la même chose, d'ailleurs,
24:30 pour la peste de 1348 et des années suivantes,
24:33 mais, effectivement, tous ces moments-là
24:34 sont des moments où on récupère de l'information,
24:38 dont on se dit "ça servira pour moi
24:41 ou pour d'autres plus tard", d'une certaine manière.
24:43 -Oui, alors, le rapport, effectivement,
24:46 au moment historique est très ambiguë,
24:48 et sur la lutte contre le SIDA, on le voit bien.
24:50 Philippe Arthia en a parlé, d'ailleurs, me semble-t-il,
24:53 dans des écrits.
24:54 A la fois, on est dans l'urgence,
24:56 dans la nécessité d'avancer pour ces acteurs,
24:59 et en même temps, on a conscience de ce que l'on vit.
25:03 L'action d'archiver, elle prend pas la même forme
25:05 avant 1997 et l'apparition des trithérapies,
25:07 et après 1997.
25:09 On trouve vraiment un avant et un après,
25:12 mais alors moi, je me suis particulièrement intéressée
25:14 à AIDE et à ACT UP,
25:15 parce que ce que l'on voit dans ces deux associations,
25:17 c'est que...
25:18 Je parlais de bureaucratie administrative,
25:20 il y a une vraie bureaucratie aussi dans ces associations
25:22 qui se met en place dès le départ.
25:25 Richard Descoings, par exemple, a beaucoup structuré,
25:28 du administratif, ce qui est devenu AIDE,
25:31 à la demande de Daniel Defert,
25:33 et Daniel Defert disait,
25:36 d'ailleurs, dans ce même auditorium,
25:38 il y a quelques années, que pour lui,
25:41 les archives, ce sont des outils de la lutte militante,
25:45 ce qu'il appelle une main courante,
25:46 c'est à la fois prouver, garder des traces,
25:49 parce qu'on s'oppose au pouvoir,
25:51 et donc prouver que le pouvoir a dit telle chose
25:53 à tel moment,
25:55 et puis c'est aussi un outil d'apprentissage.
25:58 -Allez-y, continuez.
25:59 -Et j'allais rajouter qu'après 1997,
26:01 on le voit de manière plus nette,
26:02 les associations pensent davantage
26:06 la dimension...
26:08 Enfin, les archives dans leur dimension historique.
26:10 Alors évidemment, c'est pas si net.
26:12 AIDE commence à travailler un peu
26:14 lors de son 10e anniversaire sur ces sujets,
26:17 mais on voit des mouvements plus prononcés d'archivage
26:20 qui apparaissent après...
26:23 -Est-ce que dans cette dimension archivistique,
26:25 il y a aussi la dimension du témoignage,
26:27 dans le sens où des survivants à l'épidémie
26:31 veulent garder le souvenir
26:35 de ceux ou de celles qui ont disparu auparavant,
26:37 c'est-à-dire un caractère de fidélité
26:41 à une expérience passée, une expérience vécue collectivement
26:44 qui est souvent un marqueur, pourrait-on dire,
26:47 justement, de l'idée qu'on va conserver des archives
26:49 alors qu'on ne les a pas conservées auparavant ?
26:51 -Là, on trouve, je dirais,
26:54 différents types de formes de rapport aux archives,
26:56 c'est-à-dire qu'il y a cette volonté de garder des traces,
27:00 parfois même de manière artistique.
27:01 On trouve aussi sur le SIDA
27:03 une forte dimension artistique.
27:07 Et donc, dans l'usage...
27:09 Enfin, à la fois la conservation des traces des personnes décédées
27:12 et dans l'usage artistique que l'on peut en faire,
27:14 on trouve aussi des réactions
27:17 non pas de rejet, mais d'une douleur telle
27:20 qui fait qu'on a du mal à affronter
27:24 la trace de l'être aimé des années plus tard.
27:29 Donc, on a vraiment... -Il y a une douleur qui peut...
27:31 -Il y a une douleur évidente.
27:32 Il faut se souvenir de ce qu'ont été les années 80, 90
27:38 dans l'épidémie du SIDA.
27:39 Ca a été, dans certains milieux, une hécatombe.
27:42 Et dans les milieux homosexuels, notamment,
27:45 et qui reste encore vive.
27:49 Le rapport à la trace reste encore vif chez certains.
27:52 -Et ça induit des comportements différents
27:54 vis-à-vis de l'idée que l'on peut conserver ou pas conserver,
27:57 qu'il faut les conserver et les communiquer,
27:59 ou au contraire, les conserver comme une sorte de trésor
28:01 qu'on ne communique pas, par exemple ?
28:03 -Il y a le rapport individuel à la trace,
28:05 le rapport qu'on a pu avoir, soit avec cette trace,
28:09 et puis il y a cette dimension de passage de témoins
28:12 qui fait que certains vont...
28:15 ...
28:17 ...refuser de regarder en arrière, d'une certaine façon,
28:20 de regarder ces traces,
28:21 et d'autres vont archiver,
28:25 vont avoir cette dimension d'archivage
28:27 pour commémorer, pour se souvenir.
28:30 On le voit, là, avec le 40e anniversaire
28:35 de l'apparition du virus, on l'a vu,
28:39 il y a des mouvements aussi de prise de conscience
28:42 que ceux qui ont vécu l'épidémie au début
28:45 et qui ont survécu,
28:47 souhaitent aujourd'hui passer le relais,
28:51 le temps s'éloignant.
28:53 -Avec en particulier des collectes de témoignages
28:57 qui peuvent exister à cette occasion-là, c'est cela ?
28:59 -Oui, collecte de témoignages, collecte d'archives,
29:01 les centres d'archives, bibliothèques, musées,
29:06 se sont aussi beaucoup intéressés aux sources,
29:10 aux archives des acteurs,
29:13 et pas seulement des archives institutionnelles.
29:15 On a des archives aux archives nationales,
29:16 des fonds d'archives d'aide, d'ActUp, notamment.
29:20 On en trouve aussi au Mucem,
29:22 à la Bibliothèque municipale de Lyon.
29:24 Il y a...
29:26 J'ai plutôt étudié les associations,
29:28 mais entre les associations
29:29 et ces institutions de conservation,
29:31 une relation au long cours et un intérêt mutuel
29:35 qui fait que,
29:37 sans forcément faire la démarche systématiquement
29:39 et tout de suite confier ces archives,
29:43 il y a un intérêt clair sur la question de l'archive.
29:47 -On va revenir, continuer la discussion,
29:49 puisqu'il nous reste encore une demi-heure
29:51 avec des questions, peut-être,
29:54 sur cette question qu'on a évoquée trop brièvement
29:57 dans la 1re table ronde,
29:58 la question de la contestation de l'agency, pourrait-on dire,
30:01 donc la capacité d'agentivité des acteurs
30:06 à contourner, détourner, ne pas appliquer les règles
30:10 qui leur sont demandées par les autorités sanitaires
30:12 ou religieuses.
30:13 Est-ce que, sur ce point, vous avez trouvé des sources,
30:16 on trouve des sources, Joël Chandelier,
30:19 pour la période de la fin du Moyen Âge,
30:21 donc toute cette période du 14e, 15e siècle,
30:25 qui montre justement qu'il y a, là aussi,
30:28 des résistances aux impositions sanitaires,
30:31 aux impositions politiques liées à la question sanitaire ?
30:34 -Oui, alors...
30:35 Il faut que j'annule ça.
30:37 On dit souvent que, disons jusqu'au 19e siècle,
30:41 le rapport est assez différent entre le malade
30:45 et le patient potentiel,
30:47 et la médecine et les médecins,
30:49 au sens où, disons, la médecine clinique
30:51 aurait transformé le médecin en quelqu'un d'omnipotent
30:56 qui donnerait des règles
30:58 et qu'on devrait suivre absolument pour se maintenir en santé,
31:01 alors qu'auparavant, il y avait plus une négociation
31:04 du fait des difficultés des médecins à soigner, réellement,
31:07 et de plein de contestations.
31:09 C'est une idée assez ancienne
31:11 et qui, d'ailleurs, est remise en cause elle-même
31:13 parce qu'on se rend compte que ce n'est pas si simple
31:14 que ça, aujourd'hui.
31:16 Toujours est-il que, oui, il y a toujours eu des contestations,
31:18 ou en tout cas, des négociations.
31:20 Pour les périodes anciennes, je parle pour le Moyen Âge,
31:22 mais c'est valable aussi pour la période moderne
31:24 jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
31:26 Le patient...
31:28 C'est le long Moyen Âge.
31:29 Voilà, c'est ça.
31:30 C'est le Moyen Âge qui ne vous arrête jamais.
31:32 Merci, Jacques Le Goff, de nous avoir montré
31:35 que le Moyen Âge s'arrêtait aux portes de l'époque moderne.
31:37 Pour ce qui est de la médecine, c'est vrai, c'est vrai.
31:39 Il y a vraiment une continuité très forte.
31:41 Et notamment, on a des textes
31:42 qui apparaissent à la fin du Moyen Âge,
31:43 mais qui continuent après.
31:45 On a des contrats, par exemple, des contrats de santé
31:47 passés entre un patient et son médecin
31:49 et qui détaillent ce que le patient attend réellement
31:52 du médecin.
31:53 Et c'est pas la santé.
31:55 D'ailleurs, ça nous donne l'occasion de définir
31:57 ce qu'est la santé pour un patient de l'époque,
31:58 puisqu'il va dire... C'est plutôt des actes réels.
32:00 Par exemple, quelqu'un qui est paralysé au niveau des jambes,
32:04 il dit "je veux me faire soigner et le médecin sera payé
32:07 si je suis capable de marcher jusqu'à l'église", par exemple,
32:09 ou de me remettre au travail.
32:10 Donc, on a ce genre de choses.
32:12 Et évidemment, puisqu'il y a contrat,
32:13 il y a aussi procès.
32:14 On a des procès de médecins qui ne sont pas...
32:17 Par les patients, qui ne sont pas contents
32:19 parce que le médecin n'est pas assez présent,
32:20 parce qu'il n'a pas fait ce qu'il a dit qu'il ferait.
32:24 En particulier dans les périodes anciennes,
32:25 ça paraît assez étrange,
32:26 mais ce que le médecin ne doit surtout pas faire,
32:29 ce que disent en tout cas les textes médicaux,
32:31 c'est prévoir la mort du patient, le pronostic de mort.
32:34 Il ne faut jamais dire que quelqu'un va mourir
32:37 et surtout pas le soigner.
32:38 Pourquoi ? Parce que si on dit qu'il va mourir
32:42 et qu'il ne meurt pas, le médecin est complètement ridiculisé,
32:44 c'est comme ça qu'on le conçoit,
32:46 et il ne faut pas soigner quelqu'un qui va mourir
32:48 parce que les patients vont croire que le médecin a échoué.
32:51 Alors que si...
32:53 Alors du coup, comment dire qu'on ne soigne pas
32:55 tout en refusant de dire qu'il va mourir ?
32:56 C'est pas évident.
32:58 Et donc ça aussi, ça crée de nombreuses contestations
33:00 critiques des médecins que l'on retrouve dans des textes
33:03 des médecins eux-mêmes qui essayent de s'en prémunir
33:05 ou des textes, des lettres, par exemple.
33:08 Je peux citer juste les lettres de Petrarch.
33:11 Vous connaissez évidemment Petrarch.
33:12 Petrarch a écrit beaucoup de lettres
33:13 qu'on a conservées parce que c'est un grand homme,
33:15 mais il écrit aussi à ses médecins.
33:18 Et il passe son temps à dire qu'ils sont...
33:20 Il les aime bien comme individus, mais en tant que médecin,
33:22 il les trouve nulles, inefficaces
33:24 et contraires à une vie chrétienne correcte.
33:27 Notamment, par exemple, il écrit à Giacomo Dondi,
33:30 Giacomo Dondi qui est son médecin, qui est un jeune médecin,
33:32 qui lui dit de ne pas trop jeûner,
33:34 notamment dans les périodes de carême, etc.
33:36 C'est dangereux pour son grand âge.
33:39 Et il dit, mais voilà, tu m'empêches d'être un bon chrétien.
33:42 Et donc il y a des critiques qui sont sanitaires,
33:44 mais qui, parfois, sont aussi liées à d'autres préoccupations,
33:47 tout aussi légitimes, finalement.
33:50 Pour Petrarc, à l'âge de 70 ans,
33:51 c'est plus important d'être un bon chrétien
33:54 au moment de mourir que, finalement,
33:55 de prolonger sa vie de quelques années.
33:57 -Oui, alors il y a effectivement les lettres,
33:59 mais il y a aussi, j'imagine,
34:01 ils sont moins nombreux, mais les journaux,
34:03 les journaux intimes qui sont en train de se développer,
34:07 de naître à ce moment-là.
34:09 Alors, évidemment, beaucoup plus à partir de la réforme,
34:11 mais déjà, au 14e, on en a.
34:13 Et donc, à partir de ces journaux intimes,
34:15 est-ce qu'on peut déterminer, justement, disons,
34:19 une prise de distance de ces personnes
34:22 vis-à-vis des consignes sanitaires, par exemple ?
34:25 -Oui, alors, on a...
34:27 Alors, je ne pense pas spécialement à des journaux intimes,
34:29 même s'il y en a, effectivement,
34:30 mais, par exemple, il y a des lettres,
34:31 non pas aux médecins, mais entre individus.
34:33 Donc c'est des documents privés.
34:36 Et, par exemple, il y a tout un dossier
34:38 de lettres conservées à Milan.
34:39 Alors, ce n'est évidemment pas des privés,
34:41 ce n'est pas n'importe qui, c'est le duc de Milan et sa femme
34:44 qui s'écrivent des lettres.
34:45 Et le duc écrit à sa femme,
34:46 parce que le médecin de sa femme
34:48 a prescrit une diète extrêmement sévère,
34:51 un régime très précis à suivre,
34:52 tout à fait pénible, il faut quand même le dire.
34:55 Et le duc écrit à sa femme en lui disant
34:58 "Mais puisqu'il te fait ça,
35:00 "je vais lui imposer de faire la même chose pour lui.
35:03 "Tant qu'il t'imposera ce régime,
35:05 "lui-même devra le suivre
35:06 "pour qu'il comprenne bien ce qu'il nous fait subir."
35:09 -Oui, c'est un peu ce qu'on dit généralement des architectes.
35:12 J'aimerais qu'ils vivent dans l'architecture
35:14 qu'il a lui-même créée.
35:16 -Voilà, exactement.
35:17 Et certains disent, on a des textes qui nous disent
35:20 que la vie proposée par les médecins...
35:23 Il faut imaginer que grande partie de la médecine de l'époque,
35:26 c'est de la prévention.
35:27 C'est donc la diète, ce qu'on appelle la diète,
35:28 l'hygiène, si l'on veut.
35:30 L'essentiel du médecin, son rôle,
35:31 c'est de ne pas empêcher le patient de tomber malade.
35:34 Et donc, du coup, il est là tout le temps,
35:35 et il est là en permanence à surveiller
35:38 les moindres faits et gestes que l'on mange,
35:40 l'activité sexuelle, les émotions, le sommeil, etc.
35:43 Donc, ça rend une vie... En prison, en fait.
35:46 Et le meilleur document pour cela,
35:48 qui date d'après l'époque médiévale,
35:51 c'est le journal d'Eroir, de Jean Eroir,
35:53 qui est très connu,
35:54 le journal du médecin du jeune Louis XIII...
35:56 -Qui a été étudié, je crois, par Madeleine Foisy, c'est ça ?
35:58 -Voilà, exactement. -Et Pierre Chaudenu.
36:00 -Voilà, exactement. Et qui raconte,
36:02 mais c'est complètement hallucinant,
36:04 minute par minute, quasiment, la vie du prince,
36:06 du jeune prince, quand est-ce qu'il se lève,
36:08 quand est-ce qu'il se couche, la forme de ses selles, etc.
36:11 Les moindres détails de sa vie, il est là en permanence.
36:13 Et donc ça, ça pouvait être complètement oppressant
36:15 pour les patients...
36:16 -Et ça, c'était pour des patients célèbres, pourrait-on dire.
36:19 J'imagine que pour le vulgum pecus du Moyen Âge,
36:23 il n'avait pas son médecin qui l'accompagnait
36:25 à chacun de ses activités en tant que portefeuille ou...
36:28 -Non, c'est vrai, mais il y a quand même
36:29 une présence médicale plus forte que ce qu'on imagine.
36:31 La présence médicale à la fin du Moyen Âge
36:33 est la même qu'au XIXe siècle.
36:34 Il n'y a pas...
36:36 Enfin, en tout cas, le saut a été fait à la fin du Moyen Âge.
36:38 Et il y a des médecins de village qui sont en permanence là
36:42 et qui peuvent soigner en permanence.
36:43 Donc c'est moins présent, mais en même temps,
36:45 dans le peuple, il y a aussi des recours divers.
36:49 Par exemple, on a des griseurs encore,
36:51 qui soignent et qui apportent une forme de prise en charge
36:55 différente et concurrente.
36:57 -Est-ce qu'on a la possibilité de démarquer
37:00 ce qui est du domaine, et vous l'avez très bien dit,
37:03 de la prévention, du domaine du soin,
37:05 et en particulier quand émerge une épidémie,
37:07 quelle qu'elle soit, que ce soit une épidémie de peste
37:10 ou d'autres choses, d'une certaine manière,
37:12 est-ce qu'on fait le lien entre les deux
37:14 ou est-ce qu'on sépare vraiment de façon très drastique
37:16 les deux attitudes, pourrait-on dire ?
37:19 -A partir du début de l'époque moderne,
37:20 on commence à séparer les choses
37:22 en distinguant ce qui relève de l'entretien des maladies
37:26 et de la prévention, avec des offices de santé
37:28 dans les villes, notamment, puis après repris par les Etats.
37:31 Donc oui, il y a vraiment une distinction,
37:32 et on pense que l'état sanitaire de plus en plus général
37:35 de la population est le terreau
37:37 sur lequel se développent maladies et épidémies.
37:39 Donc cette conscience, elle apparaît effectivement
37:41 dès le 14e, 15e siècle.
37:43 -Christian Bonin, justement, sur cette question de la génocide,
37:45 la capacité de résistance des populations
37:48 aux consignes qui leur sont données
37:50 pour le 19e siècle et le 1er et 20e siècle,
37:53 jusqu'à la fin du 20e siècle,
37:56 comment l'avez-vous perçu ?
37:59 -Je me permets juste une petite parenthèse,
38:02 parce que ça rebondit vraiment sur ce que dit Joël.
38:05 C'est des choses qu'on essaye de reprendre, en fait.
38:07 Cette idée de vivre ce qu'on fait aux autres quand on soigne,
38:11 c'est des choses qu'on essaye de faire
38:13 avec les étudiants en médecine à Strasbourg, maintenant.
38:15 En 2e année, on les couche dans un lit d'hôpital,
38:17 on les tremble. C'est un projet de Niels Kessel.
38:20 Pour qu'ils sachent à quoi ça ressemble quand on fait ça.
38:23 Donc c'est marrant.
38:24 -Une sorte de médecine expérimentale,
38:25 d'une certaine manière.
38:27 -Oui, pour les futurs soignants, justement.
38:28 Bon, je ferme ma parenthèse, on n'a rien à voir là.
38:31 La 2e chose que je relève,
38:33 je suis absolument d'accord avec l'interprétation
38:35 de dire que, somme toute, peut-être,
38:37 on a mal regardé toute une partie
38:39 de la manière de périodiser l'histoire
38:43 de la médecine, de la pratique médicale
38:45 et des pouvoirs médicaux.
38:47 Je pense que la période du grand patron,
38:51 du biopouvoir de Foucault,
38:53 du paternalisme médical, etc.,
38:56 somme toute, aujourd'hui, peut-être avec un peu de recul,
38:59 on pourrait dire que c'est une petite parenthèse
39:01 dans l'histoire de la santé de l'humanité.
39:04 Parce qu'en gros, ça ne nous concerne que 100 ans,
39:05 de 1880 à 1980.
39:08 Et que le retour post-Sidane,
39:10 on dit "on change tout", etc.,
39:12 en fait, on revient juste à un état
39:14 qui existait, en gros, jusqu'au milieu du 19e.
39:17 -C'était cet état de négociation, comme le disait Joël ?
39:21 -Le fait qu'il n'y a plus de grand patron,
39:24 il n'y a pas un seul chef,
39:26 il n'y a pas un pouvoir extrême...
39:28 Alors, on ne peut pas revenir sur les raisons
39:30 de cette construction-là,
39:32 mais pour ma période,
39:34 ce qui est un peu compliqué quand on pense aux résistants,
39:37 c'est que si on dit 1880-1980,
39:41 c'est la période, justement,
39:42 de prise de pouvoir et d'autorité,
39:46 et donc, en creux, ça veut dire que c'est la période
39:50 où la résistance est la plus difficile, en fait, puisque...
39:52 -Mais elle existe tout de même.
39:54 -Mais elle existe tout de même.
39:55 Elle existe sous plusieurs formes, et c'est intéressant.
39:59 La première, c'est...
40:01 Quand on prend, par exemple, les sources
40:03 qui concernent la vaccination,
40:04 qui est une des premières très efficaces,
40:06 largement répandue pour la tuberculose de Kalmett et Guérin,
40:11 qui démarre en France dans les années 1921, 1923, 1924,
40:15 ensuite une généralisation en 1927,
40:19 eh bien, à la veille de la Première Guerre mondiale,
40:21 de la Deuxième Guerre mondiale,
40:22 on est à un taux vaccinal de 30 %,
40:26 ça veut dire qu'il y a 70 % de la population
40:30 qui résiste visiblement vaguement.
40:32 Je peux lire mes sources audiovisuelles en creux.
40:36 C'est-à-dire, si on fait comme la propagande
40:40 pour la vaccination,
40:41 ce qui nous rappelle vaguement un épisode récent,
40:46 c'est qu'il y a besoin de faire de la propagande
40:48 pour qu'on se vaccine, parce qu'on ne se vaccine pas assez.
40:50 Donc il y a une espèce, au moins,
40:53 pas une résistance, mais une hésitance,
40:56 une hésitation vaccinale,
40:58 c'est-à-dire des gens qui disent "je ne sais pas,
41:00 "j'attends, je vais voir, peut-être pas tout de suite", etc.
41:04 Et donc, forcément, s'il y a un effort de communication en face,
41:09 c'est que, quelque part,
41:10 les gens ne font pas ce que vous voudrez,
41:12 en tout cas, le pouvoir de la santé publique,
41:14 de l'Etat ou de ceux qui font la promotion.
41:18 -Mais est-ce qu'on a la possibilité d'analyser
41:20 plus avant, sans enquête d'opinion,
41:22 parce que les enquêtes d'opinion naissent beaucoup plus tard,
41:25 par exemple, dans les années 1930,
41:28 est-ce qu'on a la possibilité d'analyser
41:29 les raisons de ces résistances ?
41:32 Est-ce qu'il y a des raisons philosophiques,
41:34 des raisons religieuses,
41:36 des raisons simplement pratiques
41:39 à ne pas, justement, suivre les consignes sanitaires
41:41 qui sont édictées par les pouvoirs publics ?
41:45 -Alors, forcément, là, on est plutôt sur des sources privées,
41:49 parce que ça, c'est pas l'Etat
41:50 qui va me raconter les sources de l'Etat ou du ministère
41:53 qui n'est pas encore le ministère de la Santé,
41:54 mais le ministère où la santé se retrouve qui va me le dire.
42:00 Là aussi, je rejoins tout à fait ce que disait Joël,
42:02 c'est-à-dire une manière de trouver ces sources,
42:05 c'est les scandales,
42:06 et si on prend le cas de la tuberculose,
42:09 il y a un énorme scandale en 1930,
42:11 le 1er grand vrai scandale médical du 20e siècle,
42:15 c'est le scandale de Lubeck, de la vaccination.
42:18 Une ville introduit...
42:19 La ville lande de Lubeck, en Allemagne,
42:21 introduit la démarche française.
42:24 On va pas revenir sur tous les détails,
42:26 mais il y a 130 enfants qui meurent en espace de 3 mois.
42:29 Donc, dans une ville moyenne allemande, c'est énorme.
42:34 Tout le monde est touché par ça, donc ça fait un scandale monstrueux.
42:38 Et donc, forcément, autour de ça,
42:39 on a beaucoup d'expressions de résistance
42:41 pour quand on devrait pas le faire.
42:43 Il y a des mobilisations autour.
42:46 Donc, là, on a vraiment une source de archives juridiques
42:51 qui est extrêmement intéressante
42:53 et qui est extrêmement dense pour retracer ce genre de choses.
42:57 Après, on trouve aussi des journaux intimes,
43:01 un journal magnifique de 1932,
43:05 d'une vaccination d'un garçon français
43:07 qui meurt suite à la vaccination.
43:09 Et la mère a un journal intime,
43:12 où elle raconte toute l'histoire telle qu'elle l'a vécue.
43:16 Et c'est publié posthume par son mari,
43:20 qui est un avocat alsacien,
43:22 donc il y avait moyen de rendre ça public
43:24 et de le conserver pour la postérité.
43:26 Donc, oui, il y a des sources.
43:27 Il faut les trouver, il faut les chercher, mais absolument.
43:29 -Sans compter, j'imagine, les sources de presse,
43:31 les débats qui se développent dans la presse de l'époque
43:35 et les controverses qui trouvent une place,
43:37 justement, dans cette presse-là.
43:39 -Oui, tout à fait.
43:41 Après, là aussi, ça nous ramène totalement
43:44 à des débats tout récents.
43:45 C'est que tant que ça reste un espace incitatif,
43:52 la résistance s'exprime, mais pas tant que ça.
43:56 Quand le BCG devient obligatoire, loi 1950,
44:01 à partir de là, on a une organisation
44:04 en face d'une résistance à l'obligation vaccinale,
44:08 d'ailleurs, qui est plus large.
44:10 C'est l'obligation qui pose vraiment un problème.
44:12 Donc, les débats qu'on a eus autour de la question
44:14 "Est-ce qu'il faut rendre le vaccin contre la Covid obligatoire
44:17 par la loi ou pas ?" et les choix qui vont avec.
44:19 Ca, c'est des choses qu'on trouve vraiment
44:23 dès l'entre-deux-guerres et a fortiori
44:25 à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale en France.
44:28 -Alors, j'imagine que pour vous, Magali Moisan,
44:32 c'est un peu différent.
44:33 On avait montré combien l'émergence, en tous les cas,
44:38 d'un pouvoir des malades face au pouvoir des médecins
44:42 a été une des particularités, justement,
44:45 de cette période du virus VIH.
44:50 Comment ça se manifeste ?
44:52 Ca se manifeste, j'imagine, par une contestation frontale
44:55 des autorités médicales et une demande de participation,
44:59 aussi, de la part des malades eux-mêmes
45:01 à la prise de décision publique.
45:03 -Oui, tout à fait.
45:04 Alors, on peut déjà souligner que cette spécificité
45:09 bien caractérisée au niveau du VIH,
45:12 ce qu'on a appelé l'émergence du patient-expert,
45:14 elle émane aussi, quand même, de mouvements
45:17 qui sont les mouvements homosexuels,
45:20 des mouvements de lutte sociale aussi autres.
45:24 Je pense, par exemple, au GIP, fondé par...
45:28 -Le groupe Information Prisons.
45:29 -Le groupe Information Prisons, tout à fait,
45:31 fondé par Michel Foucault et Daniel Defert,
45:34 pour d'autres associations.
45:36 On voit bien aussi l'émergence de...
45:39 Enfin, l'importance des luttes
45:41 pour l'égalité des droits des Noirs américains
45:47 aux Etats-Unis,
45:49 qui, ensuite, arrive en France
45:51 très fortement dans l'association ACT UP.
45:53 Et puis, également, des mouvements
45:55 de ce qu'on appelle le self-help
45:57 qui arrivent dans les années 1960-1970.
46:01 Donc, on est à la convergence de tout cela.
46:03 Et c'est aussi cette culture
46:07 qui permet de renverser le rapport,
46:10 ou en tout cas, à défaut de le renverser,
46:12 de l'équilibrer,
46:14 puisque les associations de lutte contre le sida,
46:18 par cette culture,
46:20 arrivent à rendre visible quelque chose
46:22 que l'on cherchait à ne pas voir.
46:25 D'une certaine façon, cette population,
46:26 cette maladie, elle touche des populations marginales.
46:30 Et donc, l'Etat a quand même mis du temps
46:35 avant de réagir et a conservé aussi à la marge
46:39 cette relation à l'épidémie.
46:41 Et c'est par les associations de lutte...
46:44 Enfin, le rôle des associations de lutte contre le sida
46:46 était crucial dans ce renversement.
46:49 -Et ce qui est intéressant, peut-être,
46:50 c'est de penser la variété de cette opposition
46:56 ou la variété de cette contestation.
46:57 Parce qu'on pourrait penser, par exemple,
47:00 que dans un contexte anti-étatique, anti-pouvoir,
47:04 façon bio-pouvoir, tel qu'il est décrit par Michel Foucault,
47:09 c'est l'entièreté de l'Etat
47:10 qui pourrait être considérée comme oppresseur
47:14 et donc qu'il faudrait parfois renverser.
47:17 Un contexte post-révolutionnaire, post-68,
47:18 aurait pu imaginer cette question-là.
47:21 Mais en l'occurrence, il y a des agencements très différents,
47:25 puisqu'il y a aussi la proposition de participer avec l'Etat,
47:28 d'être en soutien de l'Etat
47:31 ou d'être en soutien des pouvoirs publics.
47:33 Et donc, il faut regarder cela de façon très précise,
47:35 puisque ce n'est pas simplement une opposition formelle et forte
47:39 contre le pouvoir médical et étatique, en l'occurrence.
47:42 -Exactement. On trouve cette palette
47:45 dans des associations caractérisées
47:47 comme étant très militantes.
47:49 Par exemple, Act Up.
47:51 Act Up a quand même participé à la création du TRT5,
47:57 qui a été mentionné tout à l'heure par Philippe Partière,
47:59 qui est donc une belle réalisation quand même
48:02 de la lutte contre le sida.
48:04 Des associations qui se mettent ensemble
48:06 et qui décident de dialoguer ensemble avec l'Etat
48:12 et qui obtiennent une représentation à la NRS,
48:15 notamment dans son action coordonnée
48:16 sur les essais thérapeutiques.
48:18 Pour ce qui est du point de vue médical,
48:22 qui est, moi, le sujet que j'étudie le plus,
48:26 ce qui apparaît, c'est qu'il y a une circulation
48:29 de documents, d'informations
48:32 qui s'institutionnalisent au fil du temps,
48:36 mais il y a toujours un échange d'informations
48:40 entre les associations de lutte contre le sida
48:42 et les médecins, l'Etat.
48:45 Ce sont des échanges qui apparaissent de manière informelle,
48:49 c'est-à-dire des médecins qui vont aider individuellement.
48:52 Et donc là, il y a des réseaux aussi personnels
48:55 qui se jouent.
48:56 Il y a aussi des réseaux plus formels
48:59 qui se mettent en place et la NRS en est un lieu.
49:02 Et donc avec un transfert de documents,
49:07 d'informations qui apparaît de l'Etat
49:09 vers les associations.
49:11 Et donc la table ronde est sur l'éducation.
49:15 Je ne vais pas interroger des témoins d'ActUp
49:18 qui ont souligné que pour eux,
49:21 ce qui avait été crucial dans leur éducation,
49:23 pourrait-on dire, à ce qu'est le VIH,
49:26 à ces manifestations, aux essais thérapeutiques, etc.,
49:30 ce sont des conférences qu'a données la NRS,
49:34 des membres de la NRS, en tout cas,
49:36 des chercheurs qui donnaient des conférences thématiques
49:39 et qui leur permettaient de...
49:41 Qui étaient vécues comme des cours, en tout cas,
49:44 et qui leur ont permis d'acquérir...
49:46 -De se mettre à jour au point de vue...
49:47 -De se mettre à jour, parce qu'évidemment,
49:49 ils partaient de rien pour beaucoup.
49:51 Ca dépend évidemment des associations.
49:53 Il y avait des associations avec des médecins très impliqués,
49:54 d'autres, non, mais pour ceux qui partaient de rien,
49:58 il y avait cet enjeu d'information.
50:00 -Oui. Christian Bonat.
50:02 -Je voudrais juste apporter un petit grain de sel dans tout ça,
50:06 parce que je pense qu'il faut être attentif aussi aujourd'hui
50:09 de ne pas ériger le modèle ActUp et des malades en mouvement,
50:13 pour faire la paraphrase d'un livre de Jeanine Barbeau,
50:16 comme c'est le futur de la santé, de la co-gérée, etc.
50:21 Je pense qu'il y a clairement la question
50:24 de groupes marginalisés avant, qui s'investissent lourdement
50:28 et qui portent beaucoup de choses, etc.
50:30 Mais il ne faut pas éboulier,
50:32 pour avoir travaillé sur les associations
50:34 des victimes du médiator,
50:36 qu'on est dans une constellation socioprofessionnelle
50:40 très particulière, c'est-à-dire on est avec un groupe
50:44 qui a, pour utiliser un terme d'un sociologue,
50:46 un capital social qui est énorme
50:49 et qui est capable de mobiliser, de transformer en mobilisation,
50:53 ce qui n'est de loin pas le cas
50:54 de toutes les associations de patientes, de victimes, etc.
51:00 Et donc je pense que dans la mise en épingle
51:03 de ce moment de bascule,
51:07 il faut être conscient que c'est vraiment qu'un point.
51:11 Et puis toutes les associations des victimes du médiator
51:15 n'ont aucune de ces compétences de mobilisation
51:18 et ne mobilisent rien s'il n'y a pas une porte-parole
51:21 qui les accompagne quelque part.
51:23 -Oui. Magali Moisan.
51:24 -Oui, je vous rejoins sur le sujet.
51:26 Les associations de lutte contre le sida
51:28 ne sont pas que des associations de malades,
51:31 ce sont aussi des associations avec un projet politique
51:36 et une résonance...
51:38 -Un capital social. -Un capital social
51:40 qui les rendent effectivement particulièrement visibles
51:45 à l'heure actuelle, efficaces,
51:47 et qui leur a permis d'équilibrer, en tout cas,
51:53 cette relation entre pouvoir médical et malade.
51:57 -Ca veut donc dire, Christian Bonin,
51:59 que ça n'est pas un acquis définitif, pourrait-on dire,
52:02 cet acquis que l'on présente souvent comme étant
52:05 l'acquis de la participation des malades
52:08 à la prise de décision publique.
52:11 Ca n'est pas un acquis définitif,
52:12 mais qu'il faut redonner une dimension sociale à tout cela
52:15 pour pouvoir justement éviter de faire des généralités
52:18 à partir de ce cas très particulier
52:20 des associations de lutte contre le sida ?
52:23 -Absolument. Je pense que c'est un moment fondamental
52:26 et je pense que c'est vraiment...
52:27 C'est une action énorme qu'ont mené ces associations
52:30 en France et ailleurs.
52:32 Et en même temps, on ne peut pas faire plus l'histoire
52:36 du progrès des associations de la démocratie sanitaire
52:39 qu'on peut faire l'histoire du progrès médical.
52:42 En fait, c'est toujours quelque chose
52:45 qui doit être acquis,
52:48 qui n'est pas acquis une fois pour toutes,
52:49 qui bouge, c'est un champ.
52:51 -D'ailleurs, on l'a revu avec la question de la Covid,
52:53 puisqu'effectivement, il y a eu sur ce point-là
52:56 peut-être des reculs par rapport à ce qui avait été avancé
53:00 au moment de ce qui se passait avec l'épidémie de VIH.
53:04 -Oui, les populations ne sont pas du tout les mêmes,
53:06 effectivement, le mode de transmission n'est pas le même,
53:08 donc les populations touffées ne sont effectivement pas les mêmes.
53:11 -Un dernier mot avant de donner la parole à la salle.
53:13 Joël, peut-être, est-ce qu'on a des exemples
53:16 de résistance à ces pouvoirs sanitaires,
53:21 pourrait-on dire, qui se transforment en autre chose,
53:24 c'est-à-dire qui se transforment en résistance
53:26 à un pouvoir politique,
53:27 qui ont une capacité d'action
53:30 qui dépasse la contestation sanitaire,
53:34 ou est-ce qu'au contraire, justement,
53:35 je parlais tout à l'heure de l'Eglise,
53:37 je parlais tout à l'heure de ces sociétés encastrées
53:39 dont on a souvent dit qu'elles étaient ces sociétés
53:41 de l'époque médiévale,
53:43 est-ce que c'est très différent et donc, au bout du compte,
53:46 la contestation ne va jamais très, très loin
53:48 et ne passe pas au stade directement du politique
53:50 et du souverain ou de l'Eglise ?
53:53 -Alors, il peut y avoir des résistances qui débordent
53:56 et qui deviennent politiques, mais ce n'est pas direct du tout.
53:59 En revanche, ce qu'on peut dire, en vous écoutant,
54:00 je me disais qu'on voit les médecins
54:03 comme partie d'une politique sanitaire,
54:06 or ce n'est pas toujours le cas.
54:08 Et il y a beaucoup de médecins,
54:09 ce n'est pas ce que vous avez dit,
54:10 mais c'est juste que la réflexion m'est venue,
54:11 qui se retrouvent, eux, entre l'Etat,
54:13 qui a sa politique sanitaire, les patients,
54:14 mais qui, eux, ont leur propre point de vue
54:17 et, par exemple, se posent la question,
54:19 et ça s'est reposé là,
54:21 quand on met en place les premières quarantaines,
54:22 donc on a parlé tout à l'heure, ce matin,
54:25 certains médecins sont tout à fait conscients
54:27 du risque qu'il y a pour eux
54:29 à placer quelqu'un en quarantaine
54:30 avec des potentiels pestiférés ou avec des lépreux,
54:33 pour le cas des lépreux,
54:34 parce que s'ils se trompent
54:36 et s'ils mettent quelqu'un qui est sain avec des malades,
54:38 c'est une condamnation.
54:40 -Un sain et ça y est.
54:42 -Oui, un sain et ça y est, bien sûr.
54:43 -Parce que ça peut arriver aussi.
54:44 -Un patient qui n'est pas malade,
54:45 quelqu'un qui n'est pas malade,
54:46 mais pour les lépreux,
54:47 c'est une condamnation sociale terrible.
54:49 Et du coup, les médecins résistent,
54:51 de certaine manière,
54:52 en étant plus prudents que ne le voudrait sans doute l'Etat,
54:55 qui, plutôt, si vous avez une politique générale,
54:57 il faut être... toute personne soupçonnée
54:59 doit être isolée.
55:00 Mais si vous êtes un médecin,
55:02 que vous prenez ça en compte,
55:03 vous hésitez.
55:04 Il y a aussi ces résistances qui ne sont peut-être pas ouvertes,
55:07 mais qui, dans la pratique concrète
55:08 de l'application des politiques, sont réelles.
55:10 -C'est la gentilité des médecins.
55:12 Merci.