L’entreprise, dernier refuge dans une société déboussolée ? [Philippe Silberzahn]

  • l’année dernière
Xerfi Canal a reçu Philippe Silberzahn, professeur de stratégie et entrepreneuriat, emlyon Business School, pour parler de l’entreprise comme dernier refuge dans une société déboussolée.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Transcript
00:00 Bonjour Philippe Silberzahn, professeur de stratégie entrepreneuriat EM Lyon Business
00:14 School. Philippesilberzahn.com, c'est votre blog où vous publiez de manière hebdomadaire des
00:20 textes qui font souvent beaucoup parler, beaucoup réagir, qui sont extrêmement appréciés.
00:24 L'entreprise dernier refuge dans une société déboussolée. Je vous lis, l'entreprise c'est
00:31 l'institution que nous adorons détester. Oui, surtout en France, il y a effectivement
00:37 cette espèce d'hostilité à l'entreprise, alors qui est presque caricaturale, mais qui est assez
00:44 profonde. Et ce que j'ai souhaité noter ici, c'est qu'au fond, elle n'est pas forcément partagée
00:51 en fait, puisqu'il y a un sondage qui est paru fin 2022 qui montre que 70% des Français ont une bonne
00:58 image de l'entreprise. Alors ça, je trouve que c'est très intéressant parce que ce n'est pas
01:02 forcément l'image qu'on a de ce que pensent les Français, mais en tout cas c'est la réalité. Et
01:10 donc c'est intéressant d'essayer de comprendre pourquoi, malgré ce qu'on peut entendre,
01:13 et bien les Français ont une bonne image de l'entreprise. Alors évidemment, la question
01:18 c'est pourquoi c'est important, parce que vous évoquez une société déboussolée, c'est qu'en
01:24 fait tous les autres repères s'effondrent. Voilà, alors c'est presque un lieu commun,
01:27 on est dans une société effectivement où il y a beaucoup d'incertitudes, on voit dans le champ
01:33 politique ou dans le champ international que les repères se sont un peu effondrés. Et ce qui est
01:42 intéressant c'est de voir les institutions qui perdurent et l'entreprise, malgré ses défauts,
01:48 il y en a évidemment, est une institution qui fonctionne. Et à la limite quand il y en a qui
01:54 fonctionnent pas, elles disparaissent, mais la plupart des entreprises savent se corriger. Donc
01:59 c'est une institution qui fonctionne et le parallèle que je fais un petit peu, c'est à la fin de
02:03 l'Empire romain, quand l'Empire s'effondre, il reste une institution qui est l'Église, et l'Église
02:09 prendra un rôle politique, économique évidemment, qu'on lui connaît. Et il faudra attendre
02:13 pratiquement, on va dire, le 17e siècle pour que le politique regagne la puissance qu'il avait
02:20 perdue à la fin de l'Empire romain. Là on est, les parallèles ont leurs limites, mais on est dans
02:24 une situation un peu similaire où on voit l'affaiblissement du politique. Alors en France,
02:30 les exemples sont multiples. Et bien peut-être que l'entreprise, c'est ce qui reste, qui fonctionne,
02:38 encore une fois avec ses limites, mais qui fonctionne. D'où le fait que beaucoup, et c'est des phrases
02:43 vraiment que j'ai entendues, beaucoup de gens disent "c'est une forme de refuge", parce que ça
02:48 fonctionne, on peut être critique, etc. Il y a encore une fois des limites, mais ça fonctionne
02:53 en fait. Donc il y a cette idée de refuge. Alors ce ne serait pas un texte de Philippe
02:56 Silberzahn s'il n'y avait pas un petit pas de côté. Et donc le pas de côté c'est, est-ce que
03:02 c'est pas un peu dangereux d'attendre autant finalement des entreprises ? C'est-à-dire que
03:06 peut-être qu'on surinvestit un peu à l'entreprise, on lui demande énormément sur l'inclusion,
03:11 sur... Bref, elle devient de plus en plus politique. Et là, vous nous dites "attention,
03:16 danger". Voilà, là il y a deux dérives. Alors en forçant le trait, si on dit "l'entreprise,
03:21 c'est la seule institution qui fonctionne encore bien", deux dérives possibles. La première,
03:26 c'est de lui demander de plus en plus. C'est ce qu'on voit en ce moment avec notamment la RSE,
03:31 etc. où on va dire "en gros, si ça, ça marche, on va s'appuyer sur l'entreprise pour résoudre les
03:37 grands problèmes du monde". Donc ça pose un problème pour l'entreprise parce qu'elle n'est
03:42 pas faite pour ça. On aimerait bien, mais elle n'est pas faite pour ça. Donc là, le danger,
03:46 c'est évidemment qu'elle commence à s'intéresser à des choses qui ne sont pas de son domaine,
03:50 et dans lequel elle n'est pas compétente. Et donc elle va finalement dériver sur sa mission
03:57 première pour aller faire des choses où elle n'est pas compétente. Donc là, on a un danger
04:01 sur l'entreprise. Or, nous avons besoin d'entreprises qui fonctionnent pour la société,
04:06 pour l'économie. Et puis, il y a une deuxième dérive qui est très importante, c'est ce que
04:09 j'appelle la privatisation de l'espace public, c'est-à-dire que l'affaiblissement de l'État,
04:14 si c'est remplacé par des entreprises privées, ça pose un problème démocratique. Et donc,
04:19 on va donner au fond un pouvoir politique à des entreprises qui ont un pouvoir économique. Or,
04:25 ce pouvoir politique, il n'a pas de légitimité puisque ces gens ne sont pas élus. Et il y a
04:30 presque un paradoxe à voir que des gens qui viennent caricaturer plutôt de la gauche,
04:35 essayent de pousser un engagement supérieur des entreprises, alors que ça pose un vrai
04:40 problème démocratique. Donc, ce pourquoi je milite un peu avec cet article, c'est de dire
04:46 « attention ! Attention à ce qu'on veut vraiment ! Et si on demande trop à l'entreprise, on met en
04:52 danger l'entreprise et aussi on met en danger l'espace public. Et donc, il faut plutôt mettre
04:57 l'accent sur résoudre les problèmes des institutions publiques, qui est pour moi un
05:01 véritable enjeu, plutôt que dire « bon, on va juste demander aux entreprises de faire le job
05:06 des institutions publiques, et là, il n'y a pas de limites, on peut imaginer une police privée,
05:10 des prisons privées, etc. Il y a des limites et des dangers. » Il y a des limites. L'entreprise
05:16 dernier refuge dans une société déboussolée, pour le meilleur ou pour le pire, c'est un peu ça le
05:21 un peu ça la conclusion. On va dire que surtout, c'est le fait que la société soit déboussolée
05:25 qui est un problème. Et ça, c'est un problème pour le politique. Voilà. Merci Philippe Silberzahn.
05:30 Merci Jean-Philippe.
05:30 Merci Philippe.
05:31 [Musique]

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