La militante anti-apartheid Dulcie September a été assassinée de plusieurs balles dans la tête en mars 1988 devant son bureau du Xe arrondissement de Paris. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-06-decembre-2023-3180840
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00:00 Nia De Villere, votre invitée ce matin a enquêté dix ans durant sur l'affaire Dulcie
00:05 September.
00:06 Une femme sud-africaine, militante anti-apartheid, assassinée en plein Paris un jour de mars
00:12 1988.
00:13 Un meurtre non élucidé, mais un crime politique à coup sûr.
00:17 L'un de nos confrères a fouillé tous les dossiers noirs du septennat Mitterrand.
00:21 Des septennats Mitterrand.
00:23 C'est fou comme les années 80 sont encore loin d'avoir révélé tous leurs secrets.
00:27 C'est fou surtout à quel point la question du racisme à cette époque et les accointances
00:32 de la droite et du Front National qui montent en puissance, résonnent avec le présent.
00:36 Bonjour Benoît Colombat, journaliste à la cellule Investigation de Radio France.
00:41 Mais qu'est-ce qu'une militante qui lutte contre la ségrégation raciale en Afrique
00:45 du Sud peut bien faire en France ? Parce que franchement c'est loin l'Afrique du Sud.
00:49 Pourquoi Paris ?
00:50 Oui c'est loin mais Dulcie September c'est une institutrice de formation, c'est quelqu'un
00:55 de déterminé, d'organisé et qui se retrouve là.
00:57 En fait c'est une femme en exil.
00:59 Il faut savoir qu'elle a quitté l'Afrique du Sud en 1973.
01:02 Contrainte et forcée après avoir fait 5 ans de prison pour actes de sabotage, incitation
01:08 à la violence.
01:09 A ce moment-là elle n'a pas encore adhéré à l'ANC, elle a intégré des mouvements
01:11 révolutionnaires mais évidemment elle est révoltée contre l'apartheid.
01:15 Il faut expliquer, c'est un régime raciste, policier qui catégorise la population de
01:22 une manière suivante, d'un côté il y a les blancs, de l'autre il y a les noirs,
01:25 les indiens, les métis qui sont des sous-citoyens.
01:27 Donc là on a vraiment la ségrégation qui se voit dans l'espace public, dans les transports.
01:31 Il faut une autorisation, un pass pour se déplacer.
01:34 Et donc évidemment si vous levez une demi-oreille, de toute façon vous êtes ou en prison, ou
01:39 mort physiquement, ou mort socialement.
01:41 C'est ce qui va se passer avec Dulcie September, elle est bannie de son propre pays.
01:44 Et pour bien comprendre, il faut savoir qu'on est en pleine période de guerre froide, bloc
01:48 de l'Est contre bloc de l'Est et que l'ANC a changé de stratégie.
01:51 L'ANC c'est le parti de Nelson Mandela qui maintenant est passé à la lutte armée.
01:56 Le tournant c'est un massacre en mars 1960, c'est le massacre de Sharpeville, c'est à
02:02 côté de Johannesburg, c'est la police sud-africaine qui tire sur des manifestants devant un commissariat.
02:06 Il y a 69 morts, 200 blessés.
02:07 Et à ce moment-là l'ANC est interdit, il devient un mouvement en exil.
02:10 Donc il devient stratégique pour les représentants de l'ANC, et c'est ce qui va se passer
02:15 avec Dulcie September, de poursuivre le combat en quelque sorte dans d'autres pays.
02:18 Et donc à partir de 1984, elle va être la représentante du bureau de l'ANC à Paris.
02:23 Et pourquoi ? Parce que le pouvoir socialiste a autorisé l'établissement de ce bureau.
02:29 Parce qu'il faut rappeler aussi qu'à l'époque l'ANC est considéré comme un mouvement terroriste.
02:33 Donc ce n'est pas seulement une femme en exil, c'est aussi une femme en mission.
02:36 Elle est là pour réclamer la libération des prisonniers politiques et dénoncer la
02:40 non-application des sanctions économiques.
02:42 Et Mandela est évidemment encore en prison au moment où se passe cette histoire.
02:46 6 balles tirées à bout portant.
02:49 Elle meurt, Dulcie September, juste avant la réélection de François Mitterrand.
02:53 Ça fait 10 ans, Benoît Convoy, que vous, vous passez au crible toutes les archives,
02:58 que vous enregistrez tous les témoins de l'époque.
03:01 Vous publiez une bande dessinée de 300 pages.
03:03 « Dulcie du Cap à Paris, l'assassinat d'une militante anti-apartheid », avec les dessins
03:07 de Grégory Mardon aux éditions Futuropolis.
03:10 Les mois qui ont précédé son exécution, et même les semaines qui ont précédé son
03:15 exécution, Dulcie September avait peur.
03:17 Elle se sentait menacée.
03:19 Quels étaient les signes qu'il avait mis sur la piste d'un danger ?
03:24 Il faut savoir qu'effectivement, ce n'est pas seulement l'histoire d'une femme, de
03:27 son combat, c'est l'histoire d'une compromission française.
03:29 Dulcie September enquêtait sur les ventes d'armes illégales, qui étaient notamment
03:34 les ventes d'armes de la France.
03:36 Il y avait d'autres pays occidentaux, évidemment.
03:37 Il y avait des relations commerciales assez anciennes, depuis les années 60, entre la
03:41 France et l'Afrique du Sud.
03:42 Mais ce qui change, c'est qu'à partir de 1977, il y a une résolution de la Nations
03:47 Unies qui interdit ces ventes d'armes.
03:49 Ce qu'on appelle un embargo.
03:50 Ce qu'on appelle un embargo.
03:51 Sauf que ces ventes se poursuivent clandestinement.
03:53 Et c'est vraiment une coopération industrielle et politique, c'est ce qu'il faut bien
03:57 comprendre.
03:58 Juste pour prendre une image, on raconte, on monte dans le livre, au sein de l'ambassade
04:02 d'Afrique du Sud à Paris, au dernier étage, il y a tout un étage qui est occupé par
04:05 un office d'armement sud-africain qui s'appelle Arms Corps et qui est surnommé « La Ruche ».
04:09 Et c'est au sein de cet établissement que se font toutes les relations et toutes les
04:12 négociations du business des armes.
04:14 Et donc, comme son nom l'indique, la Ruche, ça bourdonne.
04:16 Ça continue de bourdonner autour des ventes d'armes.
04:18 Donc c'est un lieu vraiment stratégique au cœur de la capitale française, mais qui
04:23 sert aussi de carrefour de toutes les démarches commerciales et des ventes d'armes en Europe.
04:27 - Ça c'est quelque chose qu'on sait très peu, parce qu'il y a les ventes d'armes,
04:30 mais il y a aussi toutes les entreprises françaises qui continuent à faire du business avec l'Afrique
04:34 du Sud, avec ce régime de ségrégation raciale.
04:36 C'est quelque chose qu'on sait très peu, finalement, que la France a continué de soutenir
04:41 l'Afrique du Sud, malgré l'apartheid.
04:43 - Effectivement, il y a un peu une forme d'amnésie collective autour de ça.
04:45 Il y a les ventes d'armes, il y a aussi le nucléaire, nucléaire civil, nucléaire
04:48 militaire et du 6 septembre enquêté également là-dessus.
04:51 On sait aujourd'hui que la France a permis à l'Afrique du Sud de l'apartheid d'avoir
04:54 sa bombe avec également la participation d'Israël, de l'Allemagne et sous le haut
04:58 patronage des États-Unis.
04:59 Donc évidemment, tout ça était extrêmement sensible.
05:01 Du 6 septembre, elle a été menacée, elle a été sur écoute, elle a été suivie,
05:05 elle a été isolée.
05:07 Et ça, c'est quelque chose de très important dans les derniers jours qu'on reconstitue
05:11 de sa vie.
05:12 Et elle a été lâchée aussi, également.
05:13 Elle a été lâchée par la France qui ne lui accorde pas de protection.
05:15 À l'époque, on rappelle le ministre de l'Intérieur, c'est un certain Charles
05:18 Pasqua, que Dulci September surnomme le "bulldog", tout un programme.
05:21 Et elle est lâchée aussi au sein de son propre camp.
05:24 Et c'est ça qui est intéressant au sein de l'ANC, où on commence à sentir le vent
05:27 de l'histoire tourner.
05:29 Et c'est assez mal vu en fait.
05:30 Certains au sein de l'ANC voient d'un mauvais oeil le fait que Dulci September s'agite
05:35 pour dénoncer justement ses compromissions françaises.
05:37 Parce que l'apartheid va bientôt tomber, mais les vents d'armes pour certains, elles
05:40 doivent continuer.
05:41 Le Parti Socialiste a-t-il joué un double jeu à l'époque ?
05:44 Oui, clairement, il y a un double jeu.
05:45 C'est-à-dire que côté pile, il y a un discours où on condamne moralement l'apartheid.
05:49 Mais côté face, il y a des liens d'affaires qui continuent.
05:53 À gauche et à droite, évidemment aussi, où là il y a des réseaux assez solides.
05:58 On montre d'ailleurs un moment dans le livre, il y a une planche, Grégory Mardon, qui dessine
06:02 un peu l'emboîtement de toutes ces structures façon poupée russe.
06:05 On voit toutes ces structures liées à des représentants de la droite.
06:08 On voit aussi, il y a un proche de Charles Pasquoie qui dirige un journal qui s'appelle
06:12 le Courrier Austral Parlementaire.
06:14 C'est un ancien de l'OS.
06:15 Donc il y a un écosystème de soutien de l'opérateur.
06:18 Jacques Médecin, maire de Nice, membre du RPR, qui célèbre un jumelage entre sa ville
06:22 et une ville d'Afrique du Sud, le Cap, en pleine apartheid.
06:26 Oui, c'est toute la droite.
06:28 Si on parle de la droite, ça va vraiment du Parti Gaulliste de l'époque, le RPR,
06:31 jusqu'à l'extrême droite, le FN, en passant par le parti centriste, l'UDF.
06:34 Donc certains représentants vont sur place et à l'unisson disent « oui, mais tout
06:37 de même, ce régime n'est pas si terrible que ça, puis la violence là-bas… »
06:40 L'extrême droite, un mot quand même, Benoît Colombat, sur l'extrême droite de l'époque.
06:44 Un mot sur Jean-Marie Le Pen.
06:46 C'est-à-dire que non seulement il y a une communauté française qui vit en Afrique
06:51 du Sud et qui vote assez massivement à l'extrême droite, en tout cas beaucoup plus que les
06:56 Français ne votent à l'extrême droite à l'époque.
06:58 Et puis Jean-Marie Le Pen prend fait et cause pour le régime de Pretoria.
07:02 Il prend fait et cause pour l'Afrique du Sud.
07:03 Tout à fait.
07:04 Encore une fois, il n'est pas le seul.
07:06 Et à mon avis, ce qui est remarquable au sens premier du terme, c'est vraiment tout
07:08 le spectre à droite qui le soutient.
07:09 Et il faut bien se rappeler qu'en fait, à l'époque, si on se remet dans le contexte,
07:12 l'Afrique du Sud est vue vraiment comme un rempart des valeurs de l'Occident.
07:17 C'est quand même ça.
07:18 C'est une thématique qui est reprise.
07:20 Donc on ne comprend pas ça.
07:21 Un rempart face à quoi ? Face à la menace communiste ?
07:24 Face à la menace communiste.
07:25 Je le disais, on est un an avant la chute du mur de Berlin.
07:28 C'est ça.
07:29 La France a-t-elle accepté un jour de rouvrir ce dossier ? Parce que le meurtre de Dulcie
07:35 September est resté non élucidé.
07:37 L'enquête est bâclée.
07:39 Elle se conclut par un non-lieu au bout de quatre ans.
07:41 Et pourtant, aujourd'hui, la famille de Dulcie September réclame qu'on rouvre l'enquête.
07:46 En fait, ce qui est vraiment intéressant de noter, c'est qu'à l'époque, Dulcie
07:50 September était vraiment un caillou dans la chaussure de plein d'intervenants.
07:52 Et elle s'est faite finalement broyer par un grand jeu géopolitique.
07:56 Et on voit qu'aujourd'hui, Dulcie September, d'une certaine manière, est toujours un
07:59 grain de sable.
08:00 Elle est un grain de sable pour les autorités françaises qui refusent de déclassifier
08:04 un certain nombre d'archives.
08:05 La plupart des archives françaises sont toujours verrouillées, alors qu'au côté sud-africain,
08:08 il y a 40 000 documents qui ont été déclassifiés.
08:10 La France refuse une demande de médiation judiciaire qui est faite par la demande de
08:14 Dulcie September.
08:15 Et puis, elle reste aussi un caillou dans la chaussure pour l'ANC.
08:19 Parce que le problème, c'est que dès qu'on remet le projecteur sur ces questions-là,
08:23 on redéroule toute la pelote de ces compromissions, justement.
08:26 Et ça remet aussi le projecteur sur les ventes d'armes.
08:29 Et au moment où on se parle, il faut bien comprendre qu'il y a un ancien chef d'État
08:33 sud-africain, Jacob Zuma, qui a été renvoyé devant des tribunaux, soupçonné d'avoir
08:37 touché des pots de vin d'une entreprise française, Thales, qui est l'ex-Thomson
08:42 CSF, dont Dulcie September, dénonçait les agissements.
08:45 Donc, elle a été vraiment victime d'une raison d'état au courriel.
08:47 On a commémoré hier les 10 ans de la mort de Nelson Mandela et qu'en effet, l'état
08:52 des lieux de l'ANC, le parti qu'il a laissé derrière lui, est absolument désolant.
08:56 Et le pays est dans un état de corruption très avancé.
09:00 C'est la fin de cette interview.
09:02 Merci Benoît Colombat.
09:03 Dulcie September avec les dessins de Grégory Mardon sort chez Futuropolis.
09:08 300 pages pour reblonger dans les années 80.