• il y a 11 mois
Cette semaine, dans « Au bonheur des livres », Guillaume Durand reçoit deux personnalités en apparence très différentes : un auteur confirmé, couvert de récompenses, adoré par un lectorat fidèle et nombreux : Sorj Chalandon, pour son roman « L’enragé » (Ed. Grasset) ; et une écrivaine débutante de seulement 24 ans, Emma Doude van Trootswijk, qui publie un premier roman particulièrement original et très remarqué par la critique, « Ceux qui appartiennent au jour » (Ed. de Minuit).

Le premier raconte le destin d’un enfant battu placé dans une « colonie pénitentiaire pour mineurs », dans les années 1930, qui va se révolter contre son sort ; la seconde évoque le retour d’une jeune femme dans sa famille de pasteurs d’origine néerlandaise installée en France.
Deux mondes, deux regards, deux générations, mais une commune attention, dans ces beaux livres, à l’importance de l’enfance dans la formation des êtres. Et dans la naissance, peut-être, d’une vocation d’écrivain.
Année de Production : 2023

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00:00 *Musique*
00:18 Au bonheur des livres, vous avez une chance, iloui, car vous avez la plus douée des primo-romancières, Emma Doud.
00:23 Alors, ma chère Emma, vous allez m'aider, car vous êtes hollandaise ou d'origine hollandaise.
00:29 Je suis absolument incapable de prononcer votre nom, je vais essayer.
00:33 Von Trutwig ?
00:34 - Presque, c'est presque celle-ci. - Presque. Redites-le-moi.
00:36 - Emma Doud de Von Trutwig. - Bon, ben, donc j'ai complètement raté.
00:41 Et le livre s'appelle "Ceux qui appartiennent au jour". C'est un roman absolument sublime
00:46 sur une famille de pasteurs qui vit en France et qui est un peu la vôtre.
00:51 Un roman qui est bien dans la lignée des éditions de minuit, à savoir une économie de moyen, une très grande poésie.
00:57 Je vous présente votre voisin, Serge Salandon. 11 livres, si je dis une dizaine, il va me fous une baffe.
01:04 Alors, vous voyez, l'enragé, ce n'est pas lui. C'est l'histoire de son héros, qui est un personnage donc enfermé, très jeune, à Bély-Lammer.
01:12 Car vous savez que Fouquet, à Bély-Lammer, a construit une forteresse qui n'a jamais habité à Bély-Lammer.
01:17 C'est une forteresse qui a été fabriquée par Vauban. Et tout ça a donné lieu à une sorte de bagne
01:23 dans lequel on a mis des vrais bagnards. Alors, ça, c'est au fil du temps, des faux bagnards, des enfants,
01:28 des gens qui sortaient de l'assistance publique. Et là, il s'agit d'une grande évasion que vous raconte avec son talent, Serge Salandon,
01:34 que je salue. Bonjour, Serge. C'est publié aux éditions Grasset. Et c'est tout le récit de cet endroit et, évidemment, de cette grande évasion.
01:43 Je vais commencer par une question pour Serge. Après, on va passer au livre des mains. Et après, on va développer.
01:50 Serge, tout le monde sait que vous êtes journaliste. Vous avez passé une grande partie de votre vie à Libération et maintenant au Canard Enchaîné.
01:56 Est-ce que cette histoire de Jean Bonneau, celui que vous appelez La Teigne, est-ce que c'est une histoire... Et de tous les personnages
02:02 qui dirigent ce bagne pour enfants, est-ce que c'est une histoire qui est une histoire que le journaliste a dégoté comme un historien ?
02:10 – C'est une histoire que le journaliste a dégoté comme un historien et que l'enfant que je suis, qui était un enfant battu, a tardé à écrire.
02:17 Donc je pense que j'aurais dû l'écrire beaucoup plus tôt. Je n'ai pas pu le faire, je n'ai pas voulu le faire, je n'ai pas eu envie de le faire.
02:22 Mais en tout cas, j'ai appris que ce bagne avait fait année en 1977. Et en 62-63, mon père me disait qu'il m'y enverrait.
02:32 Donc en fait, mon père m'a donné l'idée... – C'est horrible, ce truc-là. – C'est horrible.
02:35 C'est-à-dire que mon père, en 62-63, m'avait dit, et ça, je le cite, c'est une phrase qui est assez terrifiante, mais qu'il m'avait dit...
02:41 On appelait ça « maison de redressement » ou « maison de correction » à l'époque. Il avait dit « et il y en a une qui est pire que les autres,
02:46 et où on te mettra pour ne plus jamais revoir ta gueule. Elle est en Bretagne, au milieu de l'océan, et quand on met les gamins là-bas, ils reviennent jamais ».
02:54 Et donc, sans qu'il le sache, il m'a donné l'idée... À l'époque, donc j'avais 10 ans, 11 ans, 12 ans, il m'a donné l'idée, un jour, peut-être,
03:00 de travailler sur ces enfants qui ont effectivement été mis là. – Voilà. Ça a été... Donc ça se passe dans les années 30.
03:06 Enfin donc, la teigne, le héros, arrive en 1927, il repartira donc en 1937, protégé par un marin. On va vous expliquer, on va vous raconter tout ça.
03:15 Et c'est vraiment une violence inouïe. C'est-à-dire que c'est à la fois un roman qui est dans la veine de Jules Valèves, de Victor Hugo.
03:23 C'est-à-dire, au fond, ce qu'on aime dans la littérature française classique, c'est-à-dire défendre les pauvres, les opprimés, face, évidemment, à la répression.
03:31 En tout cas, une école de la littérature française. Il y a un petit côté Foucault aussi, sur l'enfermement, comme désastre absolu.
03:38 Et en même temps, il peut pas s'empêcher de nous faire du Tarantino, parce que c'est quand même hyper, hyper violent.
03:43 Alors vous, ma chère Emma, on va commencer par vous, puisque vous êtes la plus jeune et la plus douée. Je vous le disais tout à l'heure.
03:50 Ceux qui appartiennent au jour, romans, donc aux éditions de minuit. Il faut d'abord expliquer le titre.
03:58 Maintenant que vous avez prononcé votre nom que ni George ni moi sommes capables de reprononcer une seule fois, donc je vais vous appeler Emma pendant toute l'émission.
04:05 - C'est très bien. - Pourquoi ce titre ?
04:07 - Le titre est venu assez tard. Et il y a tout un travail dans le livre sur les expressions idiomatiques et leur traduction en néerlandais et en français.
04:16 Et ça, c'est une traduction aussi d'une expression néerlandaise qui dit "Het zijn mens van de dorp", et qui veut dire littéralement "C'est des hommes du jour".
04:25 Et on dit ça à des personnes âgées dont on ne sait pas si elles vont passer la nuit.
04:29 - Donc c'est l'histoire d'une jeune femme. Je commence par le début. Il faut être simple et lire les livres.
04:34 C'est l'histoire d'une jeune femme qui est en train d'assister ou de participer à des répétitions de "The Father", donc la pièce célèbre,
04:44 qui a donné un film célèbre et qui a eu un Oscar célèbre. Et cette jeune femme, donc, décide d'aller revoir sa famille, qui est en France,
04:53 dans un petit village un peu perdu, où il y a à la fois le grand-père, la grand-mère, le père, la mère et le frère, Nicolas,
05:00 qui est sur le point de se poser la question de savoir si lui aussi va reprendre cette tradition familiale qui est celle d'être pasteur.
05:09 Est-ce que c'est quelque chose qui a un caractère autobiographique ?
05:12 - Alors, il y a des choses de moi dans le livre, et je pense surtout quand on écrit un premier roman qu'on parle beaucoup aussi de ce qu'on connaît.
05:20 Mais j'avais envie d'écrire une fiction. Donc c'est un roman. Et ce qu'il y a de moi dedans, c'est peut-être que ma mère est pasteur
05:26 et que le point de départ du livre, c'était la démence de mon grand-père. Donc j'ai commencé à écrire à partir de ça.
05:32 Et au fur et à mesure, en effet, de montage, de superposition d'images que je voyais, que je récoltais, c'est devenu une fiction et une espèce de fable.
05:41 - Mais vous savez que vous êtes surdouée ou pas ? - J'espère pas. - Je vous lis, mais c'est pas grave.
05:48 - Alors d'abord, il y a justement, à propos des différences entre le français et le néerlandais, il ne faudrait pas dire nature morte, il faudrait dire vie silencieuse.
05:57 Donc il y a tous les deux ou trois chapitres comme ça, des expressions qui appartiennent, idiomatiques, qui appartiennent à nous, les Français, ou à Emma.
06:06 - Perdre la tête, perdre son chemin. - Voilà, exactement. - C'est très beau.
06:10 - Et par exemple, à propos de son père, tout au début du livre, "Papa ne bouge pas, le lit a pris la forme de son corps, une forme trop grande, celle des anges,
06:18 que l'on devine dans la neige." Donc si vous voulez, quand on lit ça chez une jeune fille qui a à peu près 25 ans, si même les renseignements sont bons,
06:26 on se dit "Celle-là, il ne faut pas la rater, il faut lire ce livre." Donc vous les retrouvez.
06:32 Et le moins qu'on puisse dire au début, c'est qu'il y a une certaine forme d'énigme, même si c'est un livre poétique, parce qu'ils sont dans un état physique et moral,
06:42 les uns et les autres, les grands-parents, les parents et les enfants, très différents.
06:47 - Oui, c'est un livre que j'ai essayé de construire comme un puzzle ou comme un mémory, parce que moi, ça m'amuse beaucoup, les jeux de société.
06:55 Et donc il y a cet effet de fragment et qu'effectivement, on entre dans le livre comme on entre dans une énigme.
07:00 - Absolument. - Et on ne comprend pas très bien ce qui se passe au début. Et il y a ces trois générations-là, effectivement, qui sont dans des états très différents
07:07 et que je vois un peu comme des variations sur le même thème qui est celui de la mémoire. Voilà.
07:13 - Et surtout, quelque chose qui m'a frappé, c'est qu'en général, les jeunes gens de votre génération qui écrivent des premiers livres sont souvent autobiographiques,
07:20 mais parlent aussi souvent de la vie du monde, le monde actuellement, justement, Hollande, c'est quand même les narcotrafiquants qui menacent la famille royale,
07:29 le Premier ministre, etc. Donc on se dit, Emma peut peut-être parler de ça ? Eh bien non, elle parle des pastères.
07:34 C'est-à-dire qu'on a l'impression d'être confronté brutalement à Rembrandt, à Vermeer, à toute la peinture hollandaise, à un monde traditionnel,
07:41 silencieux, poétique et lointain. - Oui. Et il y a cette idée aussi que j'avais envie d'explorer d'un monde qui disparaît et qui est en train de disparaître
07:50 et qui est en huis clos et qui est le monde religieux aussi et qui, par métaphore, est aussi juste le monde contemporain dans lequel on vit,
07:59 qui est brûlé jusqu'au bout. Et c'est la question de qu'est-ce qu'on fait avec ça et qu'est-ce qu'on construit.
08:04 Et il y a une chose qui m'a beaucoup touché, c'est que non seulement il y a l'impression, par le biais de la littérature, qu'on assiste justement à des natures mortes,
08:13 d'ailleurs vous parlez beaucoup de ça, sans parler de peinture, mais en tout cas on a ce sentiment-là. Et alors surtout, tout ce beau monde qui est quand même gagné
08:21 par une certaine forme de tristesse, c'est qu'il est aussi gagné par la musique. C'est-à-dire qu'on chante, qu'ils arrivent de danser sur Elvis Presley.
08:30 C'est-à-dire qu'il y a une sorte de confrontation entre ces jeunes femmes qui viennent de ces répétitions avec la famille, qui leur apporte une certaine forme de gaieté.
08:38 – Oui, la musique était très importante dans le livre, je crois, parce que d'abord c'est des personnes qui disent mieux que moi des choses que j'avais envie d'exprimer.
08:47 Et que j'ai la sensation que parfois quand on ne sait pas quoi dire, on écoute de la musique et on chante.
08:54 – Mais la mère est flûtiste de jazz, elle joue non seulement de la flûte, elle chante Mendelssohn, mais elle joue de la flûte version jazz.
09:04 – Oui, et il y a un rapport aussi peut-être du protestantisme à la musique, on chante beaucoup chez les protestants.
09:09 – Pourquoi ? – Pourquoi, je ne sais pas.
09:11 – Comme ça. – Mais là j'ai une phrase de Max Porter qui n'a rien à voir, mais qui dit "he wants to kill things so he sings".
09:17 Et peut-être que ça c'est une espèce de remède contre la mélancolie et peut-être que les protestants sont très mélancoliques, je ne sais pas.
09:25 – Ce qui m'a aussi intéressé, c'est que je me suis rendu compte, je ne sais pas si Sorge connaît bien la littérature hollandaise,
09:31 mais moi je ne la connais pas, autant la peinture hollandaise, j'allais dire, là on a parlé des grands classiques,
09:39 mais on pourrait aller à Van Gogh, Exposition extraordinaire à Orsay, Mondrian,
09:43 enfin on sait ce que c'est que la peinture hollandaise d'aujourd'hui, y compris la peinture contemporaine.
09:47 Mais les Hannah and Chris, j'ai recherché, les Sacky & Hort, les Joris, enfin beaucoup de gens de la littérature,
09:54 ils sont pratiquement inconnus en France. Comment ça se fait ?
09:58 On connaît les Suédois maintenant via le polar, on connaît évidemment la tradition de la littérature allemande, les Anglais.
10:06 Comment se fait-il que la littérature hollandaise, qui est quand même de très grande qualité, soit un peu minorée en France ?
10:13 C'est une bonne question à laquelle je n'ai pas de réponse, mais c'est vrai que c'est un constat que j'ai fait aussi,
10:18 qu'il y a beaucoup de livres néerlandais que j'aime, notamment de poésie, qui ne sont pas du tout traduits en français.
10:25 Donc peut-être que ça laisse la possibilité de les traduire, ces livres-là.
10:28 Est-ce que vous avez choisi les émissions de minuit ? Parce que c'est un monde très particulier, celui des émissions de minuit.
10:35 C'est Beckett, c'est quand même, c'est Chnauss, c'est bien.
10:40 Non mais c'est très très bien, mais d'une certaine manière, c'est l'aristocratie de la littérature en France.
10:47 Oui, je pense que c'est des rencontres, des occasions qui se créent, mais c'est vrai que moi, il y a beaucoup d'auteurs et d'autrices fondamentaux pour ma construction qui sont de minuit.
10:57 Enfin, je pense à Beckett, à Duras, à tous ces gens-là, à Deleuze, c'est des textes qu'ils m'ont construits, donc ça met la pression aussi, de se dire "Oh là là, il y a tout cet héritage-là, quoi".
11:09 Voilà, donc c'est un roman qui est extrêmement réussi. Il ne faut pas tout dévoiler, parce qu'autrement, c'est le ridicule des émissions littéraires.
11:16 Si on raconte absolument tout ce qu'a écrit Emma Doud, pour le reste, je la laisse faire, pour le reste de son monde, vous perdrez le charme.
11:23 Et vraiment, c'est un livre qui fonctionne sur le charme, sur la poésie, sur les silences et la musique, sur ce voyage.
11:29 Et puis le retour, parce que vous avez, à la fin du livre, évidemment, vos copains qui sont restés là-bas, qui disent "Eh Emma, rentre, on a besoin de toi, tu nous manques".
11:38 Et en tout cas, ce manque a donné ce livre, qui est une réussite totale. Je le remonte, et nous allons passer à l'autre livre, qui est celui de mon camarade Sorge Salamon.
11:50 Commençons par le commencement. Sorge, vous vous inscrivez, d'ailleurs directement, puisque vous citez Jules Valès, dans une tradition littéraire, c'est-à-dire Valès, Hugo.
11:58 Vous citez Jean Valjean à de nombreuses reprises dans le livre. C'est une histoire, cette histoire de se bagne de Bélin en mer dans les années 30,
12:07 avec des gosses qui ont subi des sévices épouvantables. Vous l'inscrivez dans un cadre littéraire, qui est un cadre littéraire français classique connu.
12:15 - Oui, classique connu, qui peut être... J'ai même entendu certains qui disaient que c'était chiant, c'est-à-dire que c'était ancien, c'était poussiéreux, il n'y avait plus aucun intérêt.
12:25 Tant pis. C'est ce que j'aime faire, c'est ce que je sais faire, c'est ce que je lisais quand j'étais petit. Ce qui est important, c'est que...
12:30 Juste un mot, parce que dans le livre d'Emma, il y a un grand-père, Opa, il y a une grand-mère, Oma.
12:38 Cette enfance que Jules n'aura pas, n'aura jamais, c'est-à-dire qu'il y a de l'amour dans ce livre-là qu'il n'y a pas dans mon livre à moi.
12:45 C'est-à-dire que j'aurais eu cet amour-là, cet Opa, cet Oma, ce père, ce frère, cette mère, je pense pas que j'aurais pu écrire ce livre-là.
12:52 C'est un livre né sans amour, sans tendresse, et c'est important. C'est-à-dire qu'on ne peut pas aimer Jules Valès.
13:04 Si, on peut, bien sûr, toujours, on peut faire n'importe quoi. Mais je pense que pour aimer Jules Valès, il faut qu'il y ait une part de souffrance en soi qui fait qu'on se sente proche.
13:11 - Il y a combien de gosses en Spagne ? - Il y en a eu jusqu'à 400, 500.
13:17 Et donc pourquoi il s'appelle Jules, mon petit personnage ? C'est justement parce que moi, je viens d'une famille sans culture.
13:23 Sans culture, il n'y avait pas de livres. S'il y avait deux livres, il y avait une biographie d'Adolf Hitler et un livre sur la Vapen SS.
13:29 C'est tout. Deux livres dans toute la maison. Il n'y a pas de musique, il n'y avait pas de littérature.
13:33 - C'est ce que vous avez écrit dans "Mon Salaud". - Voilà, c'est ça. C'est-à-dire que...
13:37 Et donc, ce qui fait rire mes filles, j'ai deux filles aujourd'hui en bas âge, enfin, jeunes, ce qui les fait rire, c'est que je lisais en cachette.
13:45 Et j'allais à la bibliothèque à Lyon. Donc c'est pour ça que mes filles, ça les fait marrer, parce que je lisais des livres en cachette.
13:50 Elles jouent à TikTok en cachette, mais les livres en cachette, elles comprennent même pas ce que c'est.
13:54 C'est parce qu'une bibliothécaire m'avait offert "L'Enfant" et qu'il y a cet exergue de Vallès que j'ai tenu à mettre en début de ce livre-là.
14:03 C'est pour ça que je l'ai appelé Jules, parce que j'avais Vallès. Lorsque j'étais enfant, il m'a offert son petit Jules Vallès.
14:10 Il m'a offert "L'Enfant", il m'a offert cette souffrance-là. Il fallait qu'en retour, je lui offre mon Jules Bonneau, qui est mon petit personnage,
14:18 et que je lui offre comme un remerci. Donc je remercie Vallès, parce que c'est terrible d'être enfant battu, d'être enfant châtié, abîmé, lacéré par un père,
14:33 et tout d'un coup, on se rend compte qu'il y a un petit Jules Vallès quelque part qui a vécu la même chose et qui te dit "Eh, gamin, t'es pas seul".
14:39 – Et ça c'est génial.
14:40 – Je voudrais qu'on plonge dans le livre, comme on a plongé tout à l'heure dans celui d'Emma.
14:44 Alors à un moment, donc, La Teigne, il a affaire aux gardiens. Il y a un patron de ce bagne, qui est une espèce d'aristocrate,
14:53 qui ne met pas sa Légion d'honneur, qui la réserve au monde extérieur, mais qui est d'une fermeté terrible.
14:58 Alors avant de refermer la porte sur moi et les trois autres, il a lâché "Messieurs, La Teigne est à vous".
15:03 J'avais joué, j'avais perdu, c'était le prêt à payer, les trois GAF s'entendaient bien, ils avaient l'habitude de porter des coups ensemble,
15:08 pieds et poings, le premier m'a donné un coup de tête pour que je m'effondre, j'ai plus loin.
15:12 J'ai pensé à des bûcherons consensueux, pas un cri, pas une insulte, pas un mot.
15:16 Ils frappaient comme on faisait son travail, cuisse, dos, bras, ils s'appliquaient et chaque coup portait résonner de ma nuque à mon ventre.
15:23 Au premier sang, ils s'arrêtaient.
15:25 "Ose, n'est-un les gardiens", donc on l'avait expliqué.
15:28 Dès que je suis tombé, j'ai mordu violemment ma joue, puis ma langue exprès, la douleur m'a fait presque oublier leur brutalité.
15:33 Bref, le goût métallique du sang pour les faire arrêter.
15:36 Et puis ça commence la nuit parce que la scène de révolte finale de tous ces gamins d'une violence inouïe,
15:44 l'Athènes, il tombe amoureux, mais au sens de l'amitié d'un jeune homme qui s'appelle l'oiseau,
15:50 qui malheureusement est un jeune homme extrêmement fragile, qui sera utilisé sexuellement par les gardiens et par d'autres enfants qui sont dans le bagne.
16:02 - Par les caïds. - Voilà.
16:03 Et donc l'Athènes se sent très proche de cet enfant qui, à un moment, au moment de l'évasion,
16:09 va se réfugier ses deux sœurs pour lesquelles il a travaillé, qui sont des gens de Béhille-en-Mer.
16:15 Béhille-en-Mer, c'est 17 km, le palais, la capitale, Sazon, l'Ocmaria, c'est la deuxième île française,
16:23 si on compte pas au Léron parce qu'il y a un pont, mais c'est un petit monde, sublime d'ailleurs.
16:28 Mitterrand disait que c'était en gros le plus beau qu'il avait jamais vu.
16:31 Et cette violence aussi, quand il essaye, ce petit oiseau, d'aller se réfugier chez ses dames,
16:37 chez qui il a travaillé pour échapper aux gardiens, elle le balance.
16:41 C'est-à-dire que les Hyliens balancent ces gens du bagne et il n'y a aucune solidarité sauf ce pêcheur qui va sauver Jules.
16:47 - Alors non seulement il n'y a aucune solidarité, mais une véritable chasse à l'enfant a été organisée par les autorités sur l'île.
16:54 Donc nous sommes le 27 août 1934 et tous les Hyliens...
16:58 - Et il y est depuis 27. - Oui, absolument.
17:00 Et tous les Hyliens, y compris les touristes, se sont mis à la chasse à l'enfant.
17:04 - Pour 25 francs. - Alors pour 20 francs.
17:07 Une pièce de 20 francs argent qui représentait à l'époque quand même 4 pains de 3 kilos.
17:13 Donc il y a ceux qui sont allés pour l'argent, ceux qui sont allés en refusant la pièce pour la loi et l'ordre,
17:18 et ceux qui sont allés pour jouer.
17:20 Il y avait tous les chasseurs qui s'étaient habillés en chasseurs et qui ont chassé les enfants avec les fusils.
17:25 Donc ce qui est étonnant, c'est qu'on est en 1934, bientôt la guerre arrive,
17:28 et sur une petite île, sur un petit périmètre comme ça, il y a eu des collabos, il y a eu des résistants.
17:34 Parce qu'il y a eu évidemment des gens, il y a eu des justes, si je puis dire,
17:37 qui ont donné une couverture ici, du pain à un enfant, sans en faire plus,
17:40 mais en tout cas qui ne supportaient pas que des enfants de 12 à 21 ans soient comme ça, dans la nature,
17:45 et soient rapportés violemment, ramenés à la citadelle pour une pièce de 20 francs.
17:50 On a acheté des enfants.
17:51 - C'est d'ailleurs le cas donc du marin pêcheur qui recueille... - Renan.
17:55 - Jules, Renan, qui est avec sa femme Sophie, ils ont perdu un enfant, ils se solidarisent.
18:00 Une partie, ça c'est le côté un peu militant mais assez marrant,
18:04 c'est-à-dire que ceux qui travaillent sur la chaloupe, il y en a deux qui sont proches de la CGT,
18:08 ce qui est quand même assez... - Mais c'est normal.
18:10 - C'est assez bizarre. - Mais c'est normal.
18:11 - Mais c'est surtout ce que vous racontez dans l'épilogue,
18:13 c'est-à-dire que le caractère qui est celui de Jules Bonneau qui a été formé,
18:20 je lis l'épilogue, on a le droit, parce que finalement l'essentiel de "Suspense" est dans le livre,
18:24 il n'est pas à la fin. - Oui, et puis il est paru il y a un moment déjà.
18:28 - Bon. Jules Bonneau, ma chère Emma, a été arrêté en janvier 1942
18:34 par une patrouille d'armée allemande rue Drobien à Rennes,
18:37 surpris en train de sectionner des câbles téléphoniques militaires.
18:40 Torturé par les gestapos, il avouera deux tentatives d'incendie
18:44 contre le comité d'action anti-bolchevique et de la rue Chalotet
18:47 et le bureau de recrètement de la Waffen-SS Boulevard de la Liberté.
18:51 Il a déclaré avoir agi seul, sans lien avec la résistance locale.
18:55 Il a été fusillé le 14 décembre 1942 à Saint-Jacques-de-la-Lande,
18:59 au lieu d'île à Maltière. Il avait 28 ans.
19:02 Donc c'est un destin, je dis tragique, c'est le mot est faible.
19:07 - Alors, tragique, oui et non.
19:09 Tragique, oui, bien sûr, mais en même temps, c'est un garçon qui n'a jamais voulu adhérer à quoi que ce soit.
19:16 Il n'a jamais été dans un groupe, jamais, même dans la résistance, il est seul.
19:19 Et surtout, je pense que c'est un homme droit, un homme à la nuque raide,
19:23 c'est-à-dire que sa vie entière, il a été le contraire de ce que le Bagne a voulu faire de lui,
19:28 c'est-à-dire un soumis, un docile, jamais.
19:30 Il a toujours levé les yeux, toujours levé le front, il s'est toujours battu, mais toujours seul.
19:35 Et c'est ça que j'aime chez lui, c'est qu'il ne cherche ni l'adhésion des autres,
19:39 ni la gloire, ni la beauté, ni l'éphémère.
19:45 Il sait où il va, mais il y va seul. Et j'aime beaucoup ça.
19:49 – Je voudrais qu'on donne, et on va converser avec notre autre invité,
19:55 il faudrait qu'on donne les noms des gens, parce qu'on est dans le roman.
20:00 Donc il faut savoir qu'il y a les gardiens, Pierre-le-Goff, Napoléon, Chautan.
20:05 Il y a évidemment, c'est la colonie de Haute-Boulogne, elle porte un nom.
20:09 Il faut voir ce fort de Vauban qui surplombe la ville du Palais,
20:14 qui est en gros la capitale de Béhil en mer.
20:16 C'est un endroit absolument phénoménal.
20:18 Il y a donc le personnage central qui dirige tout ça.
20:21 Il faut donner son nom, qui est une sorte d'aristot perdu de passage,
20:26 qui est le patron du bagne.
20:28 – Alors d'abord, ce qui est important, c'est que moi,
20:31 j'ai le journaliste derrière moi qui empêche l'auteur de faire n'importe quoi.
20:35 Je veux que tout soit absolument exact, que cette évasion soit exacte,
20:40 que ces lieux soient justes.
20:41 Je ne veux pas qu'il manque un bouton de guêtre aux gardiens.
20:44 Je veux que tout soit, avant de faire entrer un personnage de fiction,
20:47 je veux que tout le reste soit totalement vrai.
20:50 Et quand ce personnage de fiction, par exemple,
20:53 va être avec des marins pêcheurs, des sardiniers en 34,
20:57 est-ce qu'on pêchait la sardine en 34 ?
20:59 À Sauzon, oui.
21:01 – Béhil, c'est toute une évocation.
21:03 Alors, vous parlez de votre plage, on va converser ensemble,
21:06 de cette plage qui ouvre le livre, parce que c'est à la fois la mer,
21:10 la Hollande, évidemment, les polders,
21:12 et en même temps, il y a cette réfugie en France,
21:14 donc il y a ce mélange entre les deux.
21:15 Mais Béli-Lammer, c'est, je prends le traducteur de Joyce,
21:19 il vivait enfermé à Béli-Lammer, Sarah Bernard, Béli-Lammer,
21:22 François Mitterrand… – Arletty aussi.
21:24 – Comment ? – Arletty aussi.
21:26 – Oui, Arletty, qui était sur la plage de Donant,
21:28 qui avait sa maison, qui était aveugle à Béli-Lammer.
21:31 Donc il y avait ce mélange incroyable,
21:33 et aussi quelque chose qu'on a totalement oublié,
21:35 qui était une décision de justice,
21:37 qui était, en tout cas dans ma génération, donc la nôtre,
21:40 les interdits de séjour sur le continent.
21:42 C'est-à-dire, c'est une condamnation que vous aviez,
21:44 et ça concernait notamment un certain nombre de violeurs.
21:46 Quand vous arrivez à Béli-Lammer,
21:47 vous aviez le bar de la frégate qui est sur le port du palais,
21:50 et vous aviez beaucoup de gens qui étaient des condamnés,
21:53 et qui étaient des gens qui étaient des délinquants sérieux,
21:56 plus ceux qui étaient dans…
21:58 Donc c'est un climat ultra-poétique,
22:01 c'est pour ça que Mitterrand dit que c'est un des plus beaux endroits du monde,
22:03 peint par Monet, les aiguilles de porc-coton,
22:05 mais en même temps ultra-violent, enfin compliqué.
22:10 – À l'image de l'océan, je trouve.
22:11 – Ah oui, ça vous dites que c'est la prison, c'est la fois sublime et la prison.
22:16 Justement, quel rapport a ce pays qui est très impliqué, Emma,
22:22 par la mer, donc la Hollande, dans l'envie d'écrire ou la façon d'écrire ?
22:31 – C'est une question compliquée.
22:34 J'ai un rapport très fort à la mer.
22:36 – Mais ça se sent, c'est pour ça que je vous pose la question,
22:37 une certaine forme de fluidité.
22:39 – Oui, c'est ça, en même temps, c'est de se sentir tout petit devant l'immensité,
22:43 et en même temps, c'est une certaine forme de fluidité,
22:46 de quelque chose qui ne s'arrête jamais, de remous, de vagues,
22:49 et peut-être qu'il y a ça dans l'écriture aussi,
22:51 c'est des phrases assez courtes, mais je fais hyper attention au rythme,
22:56 et ça peut être des espèces de petites vagues, les phrases.
22:58 Donc c'est peut-être là le rapport à la mer.
23:01 – Et est-ce que votre génération est frappée par ce que nous,
23:05 les journalistes, traitons concernant justement la langue d'aujourd'hui,
23:09 c'est-à-dire ce climat qui s'est ultra durci avec l'arrivée de Wildorf au pouvoir,
23:14 le départ de Marco Teuk qui lui-même était quand même directement menacé
23:18 physiquement par les narcos trafiquants qui déballent à Rotterdam
23:23 ou qui utilisent le port de Rotterdam.
23:25 Il y a le même problème en Belgique,
23:27 mais ils en sont arrivés à menacer la famille Royale.
23:30 Est-ce que c'est quelque chose qui vous touche,
23:32 qui touche tous ceux qui viennent de ce pays magnifique ?
23:35 – Dont les noms sont imprononçables.
23:37 – Ah bah totalement, je suis allée aux Pays-Bas un peu par hasard
23:41 juste après les élections, et c'était la première fois
23:44 que je me suis sentie néerlandaise, parce que je ne me sens pas néerlandaise,
23:47 et je ne me sens pas appartenir à une nationalité.
23:49 Et là je me suis sentie néerlandaise et j'avais honte de l'être.
23:52 Et j'avais envie de dire à tout le monde, je n'ai pas voté pour cet homme-là.
23:56 Parce que c'est un pays qui est en train de prendre un tournant,
23:59 mais comme toute l'Europe, et c'est un peu à l'échelle
24:03 de ce qui se passe dans le monde aujourd'hui,
24:04 qui est en train de prendre un tournant ultra-violent et ultra…
24:10 Oui, voilà, et je n'ai pas envie d'appartenir à ce monde-là.
24:16 – C'est pour ça que vous êtes réfugiée dans la poésie d'une certaine manière.
24:19 – Oui, je crois que c'est un refuge, et je crois que c'est une espèce de position
24:22 de oblique pour mieux regarder la réalité aussi.
24:27 – La violence, vous avez commencé, non pas votre carrière dans la violence,
24:30 mais quand vous étiez envoyée spéciale en Irlande pendant la guerre avec les Britanniques,
24:35 justement entre l'Iran et les Britanniques,
24:37 c'est aussi là que non seulement vous êtes devenue le grand journaliste sur Charlendon,
24:43 ce n'est pas du tout de la flageole noire idiote,
24:45 mais en même temps un peu l'historien justement de cette guerre de 100 ans,
24:49 parce que l'histoire entre les Irlandais et les Anglais,
24:51 ça a duré 100 ans, pratiquement tout le XXème siècle.
24:53 – 800 ans en fait.
24:54 – Enfin, pour la partie que j'ai connue.
24:56 – Pour la partie que nous avons connue.
24:58 Non mais moi ce qui me touche, et c'est extrêmement rare,
25:00 c'est que les terroristes d'hier sont les ministres aujourd'hui.
25:03 C'est extrêmement rare pour un homme, pour moi par exemple,
25:05 d'aller voir des copains en prison et aujourd'hui d'aller les voir dans les ministères.
25:10 – Oui, c'est comme Mandela en Afrique du Sud.
25:12 – Voilà, exactement ce que j'allais dire, il y a l'Afrique du Sud et l'Irlande,
25:15 imaginons-nous, alors j'ai un rêve, comme dirait le très beau Luther King,
25:21 imaginons-nous un ministre, un militant palestinien emprisonné,
25:28 demain ministre de la culture en Israël, juste imaginons-nous ça, c'est impossible.
25:33 Apparemment si, il y a des pays où c'est possible.
25:36 – Nous allons vous présenter quelques livres.
25:38 Le dernier roman de Yannick Henel, il va sortir,
25:42 il va venir prochainement au Boulogne des livres,
25:44 il a écrit un livre sur Bacon et il viendra avec le grand peintre espagnol Miguel Barcello.
25:48 Donc c'était "Le trésorier payeur".
25:51 Régis Jouffret, c'est le provocateur des lettres françaises,
25:55 il n'y a pas d'autre.
25:56 Donc je vous lis tout simplement le début, vous allez comprendre.
25:59 "De juillet 1888 à avril 1889, Clara Hitler porte dans son ventre
26:05 celui qui est destiné à devenir l'incarnation du mal absolu.
26:08 Vous avez compris de quoi il pouvait s'agir.
26:10 Jouffret n'en rate pas une, mais il a un talent fou."
26:14 Johann Spahr, évidemment c'est une star, vous le savez, de la bande dessinée.
26:20 Alors là, ce sont des choses qu'il a faites quand il faisait les études d'art.
26:23 Donc au fond, vous trouverez ce qu'on trouve chez beaucoup d'artistes,
26:29 une sorte de carnet de bord où il y a à la fois des dessins et en même temps des textes,
26:33 parfois d'ailleurs très longs, ce sont les carnets de Johann Spahr.
26:35 Et c'est depuis le début de sa carrière, 1992 à 2000.
26:40 Et puis Bruno Sabenrath est un homme que nous aimons beaucoup.
26:42 Vous savez qu'il a été frappé par un accident et qu'il passe sa vie,
26:48 lui qui était et qui est toujours, d'ailleurs la générosité même,
26:51 et bien qu'il passe sa vie dans une petite chaise, la jeunesse du monde.
26:54 C'est pour ça qu'il parle du destin brisé de Gauthier et de Vincent Malraux.
26:59 Il se trouve qu'il avait écrit un livre récemment sur De Ligonnès
27:03 puisqu'il était à l'école avec De Ligonnès à Versailles.
27:06 Donc il avait écrit un gros roman qui lui était consacré.
27:09 Je vous remercie vraiment Emma d'être venue.
27:11 – Merci à vous.
27:11 – Sorge, merci mille fois.
27:12 Ça me rappelle des vieux souvenirs.
27:14 Mais Emma, vous allez être obligée de nous redonner votre nom en entier,
27:19 car après tout, nous aimons bien entendre chanter le hollandais de temps en temps.
27:23 – C'est Emma Doude van Droostweg.
27:26 – Merci à tous les deux.
27:27 Ciao.
27:29 [Musique]

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