A 44 ans, il se lève à 5 h 15, enchaîne cinquante pompes et autant d’abdominaux, suit un régime protéiné à base de steaks tartares” peut-on lire sur notre ancien ministre du travail. Le philosophe Ghislain Deslandes nous éclaire sur cette rhétorique...
Retrouvez "La question qui" de Maïa Mazaurette sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/burne-out
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AmusantTranscription
00:00 "Y a un truc qui me saoule, j'en ai marre d'avoir un corps, il me saoule, il me ralentit ce bâtard, je te jure c'est vrai.
00:05 Y a un truc qui m'énerve, vous allez voir de quoi je parle.
00:08 Il faut que je travaille pour le nourrir.
00:11 Mais c'est pour toi que je travaille corps, tu comprends ça ou pas ? Si t'étais pas là j'aurais rien à nourrir.
00:16 Tout ce qui est bon pour lui, il en veut pas.
00:19 Tout ce qui est mauvais pour lui, il est trop chaud.
00:23 Moi tu me dis c'est dangereux, mon corps il répond c'est combien."
00:27 Le pouvoir a-t-il un corps ?
00:29 Y a une vingtaine d'années, le penseur italien culte Umberto Eco faisait l'hypothèse qu'un corps qui réfléchit,
00:34 c'est un corps invisible à lui-même.
00:36 Il donnait l'exemple de la toche des philosophes ou de la robe des clercs.
00:39 L'idée c'est qu'en oubliant son enveloppe charnelle, on serait plus à même de projeter sa pensée.
00:44 Et souvent je me demande ce qu'Umberto Eco aurait pensé du corps des personnes actuellement au pouvoir.
00:49 Le corps de ceux dont la pensée dirige nos destins.
00:51 Ces corps on les devine sous les costumes, on les découvre dans les pages People des magazines.
00:55 On a parfois même l'impression de les connaître intimement, les poils sur la poitrine d'Emmanuel Macron,
00:59 l'éternelle jeunesse de Rachida Dati, le sourire ultra bright de Gabriel Attal.
01:03 Surtout quand ils sont beaux, les politiques ont conscience de leur corps, ils en jouent, ils le mettent en scène, ils l'exhibent.
01:08 Et parfois je me pose la question des conséquences.
01:10 Quand la forme politique est aussi soignée, est-ce qu'il y a encore de la place pour le fond ?
01:14 Quand on passe autant de temps à se regarder dans le miroir, est-ce qu'on oublie de regarder les autres ?
01:17 Allez, mettons les agriculteurs.
01:19 Et pour le dire encore plus brutalement, entre la vision de soi-même et la vision pour la France,
01:23 est-ce qu'il ne faudrait pas choisir ?
01:25 Alors bien sûr j'aimerais croire qu'on peut faire les deux, le fond et la forme, en même temps.
01:29 Mais je sais aussi que les journées, comme les cerveaux, comme l'ordre des priorités, ne sont pas extensibles.
01:33 Si les narcisses du Conseil des ministres finissent par se noyer, mettons que je ne serais pas totalement surprise.
01:38 - Maya, aujourd'hui tu reçois Guylain Délande.
01:41 - Bonjour, Giselin Délande, c'est bien ça ? C'est comme ça qu'on croise une chanson ?
01:44 - Voilà, je me suis dit j'ai une chance sur deux.
01:45 - Et bah j'ai raté. - C'est le nom de ma maman, donc on va dire Giselin.
01:47 - Tout à fait, Giselin Délande, vous êtes philosophe et professeur de management à l'ESCP Business School.
01:54 Est-ce que vous pourriez nous donner des exemples de mise en scène du corps politique ?
01:57 - D'abord merci de m'accueillir, merci d'avoir cité Umberto Eco pour commencer cette chronique.
02:01 - On l'adore. - Évidemment.
02:03 En fait, le corps d'un élu, ça n'est pas que son corps empirique.
02:06 En réalité, un élu, c'est plus qu'un corps charnel, chosique.
02:12 C'est porteur de symboles importants qui sont liés à notre démocratie,
02:17 qui sont liés à le fonctionnement de nos sociétés.
02:19 En fait, toute la politique est par définition et purement mise en scène.
02:25 Le sacre de Napoléon, c'est une mise en scène.
02:27 La démarche chaloupée de notre président jupitérien au devant du Louvre, c'est la même chose.
02:36 Mais pareil dans l'autre camp, en quelque sorte.
02:39 Quand François Mitterrand porte allègrement cette rose entourée de ses coréligionnaires en direction du Panthéon, c'est la même histoire.
02:47 Donc en réalité, cette mise en scène, elle est permanente dans des événements plus ou moins importants que je viens de citer,
02:52 mais aussi dans des petites choses qui se passent sur des plateaux de télévision, par exemple.
02:55 Mais là, ça peut aussi être des choses qui sont liées à l'intimité au quotidien.
02:58 Sur Olivier Dussopt, dont on apprenait l'andainé dans Le Monde,
03:01 qui se lave à 5h15, qui l'enchaîne 50 pompes et autant d'abdominaux avant 6h30,
03:05 et qui mange des steaks tartare pour son régime protéiné.
03:09 Qu'est-ce qu'il essaie de nous dire à ce moment-là ?
03:11 Parce que ça, il le rend public, comme information.
03:13 Oui, il faut s'imaginer, il faut se mettre à la place de cette personne.
03:16 Abdominaux, des poterons minets, et puis steak tartare.
03:20 Ça fait vraiment cette meilleure petite déjeuner.
03:23 Ça fait plus penser à la préparation de match de boxe, en réalité.
03:26 On se souvient du premier épisode de la série Rocky,
03:31 où Rocky se prépare un peu de la même manière.
03:35 En fait, il y a une notion que j'aimerais utiliser ici, c'est la notion de corps sublime.
03:41 C'est-à-dire que ce que c'est de faire cet ancien ministre, je crois,
03:44 C'est complètement, je confirme.
03:47 C'est d'apparaître comme un corps sublime au sens de la Vosges d'Isaac.
03:51 C'est-à-dire qui irradie l'esprit, les yeux de ceux qui regardent.
03:55 Vous venez de le comparer à Rocky, je crois qu'il a réussi.
03:58 C'est pas très sympathique pour Rocky.
04:02 Est-ce que je peux vous soubattre une phrase qui est dans le livre d'Agathe Cagé ?
04:05 Elle dit "Partout ailleurs qu'en France, une mise en scène de soi si ridicule
04:08 serait vue comme le syndrome d'une incapacité marquée à gérer efficacement son temps."
04:13 En tant que spécialiste du management, vous êtes d'accord avec ça ?
04:16 Oui, c'est vrai que ce qui est intéressant dans cette phrase,
04:18 c'est que cette analyse presque proto-managériale que vous êtes en train de faire,
04:25 en réalité, pousse finalement les gens à non pas être harcelés,
04:28 ce qui est un vrai problème dans le monde des organisations, des entreprises,
04:32 harcèlement moral, harcèlement sexuel.
04:34 Mais c'est un auto-harcèlement.
04:35 C'est-à-dire qu'on a affaire à des hommes et des femmes politiques
04:37 qui se harcèlent elles-mêmes et eux-mêmes.
04:40 Mais même politiquement, on pourrait se dire que si les Français sont figés,
04:43 c'est parce qu'ils ne se lèvent pas assez tôt le matin.
04:45 Oui, certains en disent cela.
04:48 Mais ça en fait un petit peu la démonstration.
04:51 Quand on exhibe son hygiène impeccable de vie, c'est un peu ça qu'on dit aux autres.
04:54 C'est "si vous ne réussissez pas, si vous n'êtes pas à ma place,
04:56 c'est parce que vous ne faites pas les mêmes efforts."
04:58 Oui, mais si on pense à l'exemple de Silvio Berlusconi, par exemple,
05:01 qui se fait "lifting sur lifting" jusqu'à ressembler à celui qu'on a appelé la "moumia",
05:08 c'est-à-dire la momie, tout cela finit dans un ridicule achevé.
05:12 Mais je ne veux pas non plus accuser les politiques trop fortement.
05:16 Les philosophes, eux, ont aussi leurs petites habitudes.
05:18 Nietzsche se levait à 5h du matin, buvait du lait chaud...
05:20 - Vous-même, vous avez fait du Botox ?
05:22 - Pas encore, mais j'y réfléchis de plus en plus.
05:25 Bref, Kant prenait son chapeau à 7h50, au point que les habitants de Königsberg n'avaient pas besoin de montre.
05:30 Donc, il n'y a pas que les hommes et les femmes politiques qui sont concernés par ces sujets.
05:34 - Et puis ça marche.
05:35 - Vous vous enseignez, vous voulez dire ?
05:36 - Oui.
05:37 - Au niveau du vote, ça marche aussi ?
05:38 Ça produit un résultat sur les votes, sur nous ?
05:42 - Oui, toute forme d'autorité, d'une manière ou d'une autre,
05:45 elle est liée à une démonstration de force qui passe par l'habit,
05:48 par la coupe de cheveux, par l'allure, par la couleur de la peau, etc.
05:52 Le leadership, d'une certaine manière, c'est une façon de se mettre en représentation
05:57 vis-à-vis de ce qu'on appelle les "partis prenants".
05:59 Toujours dit les actionnaires, les annonceurs, les partenaires, les observateurs, les journalistes, etc.
06:04 Donc, finalement, utiliser son corps pour exprimer ses idées, à mon avis,
06:10 ce n'est pas une manœuvre grossière.
06:11 On n'a pas d'autre, finalement, opportunité de vecteur de le faire, monsieur le président.
06:17 - On ne peut pas imaginer une personnalité politique brillante
06:20 qui se lèverait à 11h tous les jours, qui mangerait n'importe quoi,
06:23 qui bourrait comme un trou ?
06:24 - Oisif !
06:25 - Ça va, un Churchill !
06:26 - On a un exemple, un Churchill.
06:28 Il n'a pas pris de mauvaises décisions dans sa vie,
06:30 et il fumait trop, il buvait trop.
06:32 - Est-ce qu'on pourrait, aujourd'hui, imaginer un homme politique
06:34 qui n'aurait pas un esprit sain dans un corps sain ?
06:36 - Mais bien sûr que oui, heureusement.
06:38 D'abord, qu'est-ce qu'un esprit sain ?
06:40 Il faudra qu'on l'explique.
06:42 Quelles différences sont faites entre le corps et l'esprit ?
06:44 Tout ça est un peu compliqué.
06:46 Il y a une expression qu'une philosophe mexicaine,
06:48 qui s'appelle Mar Peretz, que je trouve intéressante,
06:50 elle parle de "l'esprit du corps".
06:51 Peut-être qu'il faudrait essayer de réconcilier le corps et l'esprit
06:53 avec cette expression d'esprit du corps,
06:55 et notamment du corps collectif, du corps commun, bien entendu.
06:57 C'est ça qui transparaît ici.
06:59 - En tout cas, il paraît que les cantines de l'Assemblée nationale et du Sénat
07:02 ont vachement changé, maintenant que ça propose moins de plats en sauce,
07:05 plus de trucs sains...
07:07 - Ah bon ? - Oui, c'est vrai !
07:09 - Que nos députés prennent soin de leur corps, pourquoi pas !
07:11 - Est-ce qu'aujourd'hui, il faut être un surhomme ou une surfemme pour réussir ?
07:15 - Ah mon Dieu ! Certainement pas.
07:17 D'abord, le surhomme, on pense à Lubor Mensch, nidchéen,
07:20 mais nidche n'a rien à voir là-dedans.
07:22 Le surhomme, ce n'est pas du tout celui qui est amené à gouverner,
07:25 c'est celui qui transgresse les valeurs
07:27 et qui a une certaine manière...
07:30 a une discipline de soi-même.
07:32 Donc on n'est pas du tout dans les questions de gouvernement.
07:35 Non, tout au contraire, je pense qu'on a besoin...
07:37 On est sur les antennes de France Inter,
07:39 il y a quelques années, c'est François Asselineau qui était là
07:41 et qui parlait de la "good enough mother",
07:43 c'est-à-dire la mère suffisamment bonne,
07:45 comme ça a été traduit à la suite des travaux de Winnicott.
07:48 C'est-à-dire une bonne mère, c'est une mère qui n'est ni trop présente, ni absente,
07:51 bien entendu, c'est une mère qui est un peu entre les deux.
07:54 - Vous voulez dire quelqu'un qui donne tout mais qui reste moyen, toujours ?
07:57 - Oui, je suis un peu peur de cette expression de moyenneté
08:01 qui me rappelle des candidats à l'élection présidentielle il y a quelques années,
08:04 de normalitude.
08:06 Non, ce que je veux dire par là, c'est qu'un bon manager,
08:08 c'est d'abord quelqu'un de faillible, qui écoute, qui s'inquiète,
08:10 qui est vulnérable, qui se sait vulnérable,
08:13 et donc qui ne se paye pas de mots,
08:15 qui préfère le bon geste au beau discours.
08:18 Et donc, c'est tout le contraire du surhomme,
08:20 ou de l'idée qu'on s'en fait.
08:22 L'homme suffisa, ou la femme, suffisamment bonne,
08:26 ou suffisamment bon, le manager suffisamment bon.
08:28 - Et juste pour finir, rapidement,
08:30 on a raison de s'intéresser au corps des politiques ?
08:32 Ou alors c'est superficiel, on devrait penser à autre chose ?
08:34 - Ah oui, on doit penser à autre chose !
08:36 - D'accord, donc c'est en même temps,
08:38 on s'occupe du corps et de l'esprit.
08:40 - Oui, on fait comme ça.
08:41 - Très bien, j'y penserai dans le bureau de vote.
08:43 Merci infiniment, Giseline Deslandes.
08:45 Vous avez publié plusieurs ouvrages aux presses universitaires de France,
08:48 le dernier est paru en août 2023 avec un titre vraiment génial,
08:51 "L'érotique de l'administration".
08:53 - Vous allez revenir pour nous en parler.
08:55 - Il faudra revenir pour nous en parler,
08:57 parce que vraiment, c'est très curieux.
08:59 *musique*