Révélateur de la classe sociale de ceux qui le consomment, le pain aurait aussi été à la source de plusieurs soulèvements populaires. La chercheuse Coline Arnaud nous explique en quoi le pain est un objet politique à part entière.
Retrouvez "La question qui" de Maïa Mazaurette sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/burne-out
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AmusantTranscription
00:00 La baguette de pain, en France, c'est un symbole important et pas que cela.
00:04 C'est le quotidien, c'est la vie de tous les jours.
00:06 Depuis ce matin, elle coûte 1 franc tout rond.
00:08 Pourquoi cette augmentation ?
00:10 Le pain français mérite-t-il toujours sa réputation, y compris à l'étranger ?
00:14 Quoi qu'il en soit, il faut le constater, la guerre de la baguette s'étend.
00:18 Mais la baguette sera sauvée.
00:19 La baguette sera sauvée.
00:21 Le pain est-il un objet politique ?
00:24 On le sait, depuis les années 60, tout est politique.
00:27 Car la politique, c'est comme la cellulite, si tu regardes assez longtemps quelque part,
00:30 tu finiras par en trouver.
00:32 Et s'il suffisait de s'asseoir dessus pour y échapper, ça se saurait.
00:35 Alors, ouais, tout est politique.
00:37 D'ailleurs, l'algorithme de Google le confirme.
00:39 En page 1 de mon navigateur, son politique, la santé, la famille, le théâtre, la mode,
00:43 le numérique, la science, l'accouchement, le langage, le sommeil, le sexe, la mort, la nuit, Dieu, évidemment.
00:48 La liste est si complète qu'on peut se demander s'il existe des objets non politiques,
00:51 non contaminés par notre organisation sociale.
00:54 D'ailleurs, vous le savez bien, vous qui nous écoutez,
00:56 puisque entre le croisement de la journée de travail et de la journée domestique,
00:59 le soin aux enfants, les courses, les transports, vous êtes en plein carrefour politique.
01:03 Et manifestement, ça ne vous rend pas très heureux,
01:05 puisqu'en faisant ma petite recherche sur Google, j'ai découvert que beaucoup de gens sont nostalgiques
01:09 d'un monde hors politique, innocent, un monde avec lequel on aurait un contact direct,
01:13 sans intellectualisation, un monde où le pain serait juste du pain.
01:17 Sauf que s'extraire de la politique, c'est plus facile à dire qu'à faire.
01:20 Allez, soyons raisonnables, puisqu'on n'échappera pas à la politique.
01:22 Embrassons-la, politiser le pain n'a jamais empêché ni d'en manger, ni de l'apprécier.
01:26 - Maïa, aujourd'hui, tu reçois Coline Arnault. Bonjour Coline Arnault.
01:29 - Bonjour.
01:30 - Alors, vous êtes historienne, vous avez publié en novembre 2023,
01:33 donc juste récemment, avec Denis Sayar, le très beau bouquin qui nous intéresse aujourd'hui,
01:36 "Pain et liberté, une histoire politique du pain", aux éditions textuelles.
01:40 C'est vrai que "pain" et "politique", on ne s'attendait pas forcément à les trouver dans la même phrase.
01:44 - Non, effectivement, c'est une association assez curieuse, je dirais même assez originale.
01:49 Et je pense que c'est ça qui nous a séduit lorsque les éditions textuelles nous ont proposé ce très beau projet à Denis Sayar et à moi-même.
01:55 Et donc, on s'est lancé le défi d'écrire une centaine de récits,
01:58 illustrés d'à peu près 200 illustrations, pour essayer justement de raconter à quel point le pain est un objet politique.
02:05 Alors, pas depuis sa création, on a dû malgré tout se limiter.
02:09 Et donc, on a commencé au Moyen-Âge et on est allé jusqu'à nos jours, donc jusqu'au 21ème siècle.
02:12 - Et c'est déjà pas mal, parce que ce que vous dites, c'est que le pain est au cœur du contrat social.
02:17 - Exactement. En fait, qu'est-ce que c'est qu'un contrat social ?
02:19 On a découvert qu'effectivement, il existait...
02:21 Alors, depuis le Moyen-Âge, puisqu'on a débuté notre étude à ce moment-là,
02:25 la France et l'Angleterre notamment se sont mis à légiférer sur la question du pain,
02:28 et notamment sur la question des métiers associés au pain.
02:31 On pense notamment au Talmelier, qui est l'ancien nom des boulangers.
02:34 Pourquoi ? Parce qu'il détenait une place absolument primordiale dans la société.
02:37 Donc, qu'est-ce que c'est que ce contrat social ?
02:39 C'est un contrat tacite, plutôt qu'écrit, qui unit en fait dirigeants et dirigées.
02:43 C'est-à-dire que pour rester dirigeants, ces derniers doivent assurer une subsistance minimum aux dirigés.
02:51 Et donc, par conséquent, ils doivent pourvoir chacun en pain.
02:55 C'est-à-dire une nourriture suffisante, une nourriture en abondance,
02:58 une nourriture qui leur permettra en tout cas d'assurer leur part du contrat, qui est celle de travailler.
03:03 - Parce que le pain, c'est la survie ?
03:05 Le pain, c'est d'abord la survie, effectivement.
03:07 Le pain, notamment au Moyen-Âge, c'est d'abord une question d'apport calorique,
03:10 c'est-à-dire pouvoir permettre à un travailleur de la terre d'assurer une journée de 18h, 20h de travail.
03:17 Alors, évidemment, en fonction de la course du soleil, mais en tout cas, il faut pouvoir assurer les travaux des champs.
03:23 Et donc, d'abord, le pain, c'est une question de survie.
03:25 - C'est encore vrai aujourd'hui ?
03:27 Alors, c'est encore vrai aujourd'hui, je pense que c'est une question à nuancer.
03:31 C'est encore vrai aujourd'hui, dans certains pays du monde, en tout cas.
03:33 Je pense que l'Europe a largement évacué la question du pain en tant qu'objet de survivance.
03:39 Mais c'est encore le cas dans certains pays du monde, oui, effectivement.
03:42 - On pourrait se révolter si jamais on n'avait plus de pain, par exemple ?
03:44 Absolument, on pourrait encore se révolter si on n'avait plus de pain.
03:47 Et la question n'est pas si bête, puisque, effectivement,
03:49 lorsque les prix de l'énergie ont largement augmenté pour la plupart de nos concitoyens,
03:54 c'était au conflit en Ukraine, et bien les boulangers sont descendus dans la rue
03:57 pour, effectivement, demander à ce que l'État aide sur leur facture d'énergie.
04:01 Et, effectivement, ils ont été largement soutenus par la population.
04:04 Pourquoi ? Parce que le pain reste encore aujourd'hui au cœur de nos vies
04:07 et au corps, effectivement, de notre régime alimentaire.
04:09 - Qu'est-ce que nos ancêtres penseraient du pain en maïs et du sang gluten ?
04:13 Probablement que ça les ferait beaucoup rire, effectivement.
04:16 Pourquoi ? Parce qu'en fait, on se rend compte qu'aujourd'hui,
04:19 la valeur sociale que l'on attribue au pain a largement évolué,
04:22 voire même s'est carrément inversée.
04:24 Puisque, par exemple, si on prend le Moyen-Âge,
04:27 l'aristocratie, on parle effectivement des trois ordres,
04:31 donc les paysans, les seigneurs et puis les clergés.
04:34 Et, effectivement, l'aristocratie, elle, ne se contentait que de pain blanc,
04:37 c'est-à-dire un pain qui avait subi un bluttage extrêmement serré.
04:41 Donc, un pain qui demandait plus de temps de préparation,
04:43 plus de temps de cuisson, avec une mie extrêmement fine
04:46 et qui était extrêmement blanc.
04:47 Un peu comme notre baguette aujourd'hui.
04:49 Or, aujourd'hui, la baguette dans la boulangerie est le pain le moins cher
04:52 et les pains les plus chers sont au contraire des pains avec des farines travaillées,
04:56 qui sont des farines qui demandent, en fait, peut-être moins de temps de levée,
04:59 mais qui demandent aujourd'hui, en termes de culture, davantage de temps.
05:03 Donc, il y a vraiment une inversion complète des valeurs,
05:06 c'est-à-dire qu'au Moyen-Âge, un pauvre m'a mangé du pain de son
05:09 avec des céréales comme du seigle, par exemple,
05:11 alors qu'aujourd'hui, effectivement, c'est plutôt un pain à destination des classes sociales.
05:15 Oui, aujourd'hui, il irait plutôt chez Naturalia, on est bien d'accord.
05:17 Exactement.
05:18 Et puis, il y a le côté identitaire aussi.
05:20 Il y a le côté identitaire du pain.
05:23 Et votre édito, tout à l'heure, de se demander si le pain était un objet politique,
05:28 ben oui, là, on est en plein dedans.
05:29 C'est-à-dire que, effectivement, cette valeur identitaire,
05:32 c'est quand même largement appuyé par les pouvoirs publics aujourd'hui,
05:34 qui ont encouragé ce rapprochement entre nostalgie, pain et identité,
05:40 entre France, identité et pain, à travers, par exemple,
05:43 et je ne prendrai que cet exemple, le classement de la baguette au patrimoine mondial de l'UNESCO.
05:47 Et pas seulement de la baguette, mais du savoir-faire français autour de la tradition de la baguette.
05:52 Vous avez une petite question, Marie ?
05:54 Paul Magnette, vous qui défendez la valeur travail comme étant une valeur de gauche boulant,
05:57 est-ce que ce n'est pas l'archétype de la valeur de travail ?
06:00 Debout à 5h du matin, travail très utile dont on perçoit tout de suite l'utilité, tout ça, tout ça ?
06:06 En tout cas, il y a une vraie histoire politique du pain,
06:08 je me réjouis de lire le livre à écrire, et notamment à travers la question du rapport au travail.
06:12 Karl Marx, dans "Le Capital", parle des boulangers et du pain.
06:15 Parce qu'il suit à l'époque une commission parlementaire en Angleterre
06:18 qui dénonce les conditions de travail épouvantables chez les boulangers.
06:21 Les boulangers meurent à l'époque autour d'une quarantaine d'années.
06:23 Il les appelle d'ailleurs les "mineurs blancs" parce qu'ils ont un travail extrêmement dur.
06:27 Avec toute une métaphore, il décrit le travail dans des caves, la nuise, dans l'obscurité.
06:31 C'est un travail très pénible, la manipulation des sacs de farine,
06:34 on pétrit encore à la main, etc. Tout ça est extrêmement lourd.
06:37 Et donc, oui, à un moment donné, l'apparition de la technologie est vécue comme une forme de libération,
06:42 puisque la technologie va permettre d'alléger le travail.
06:44 Mais d'un autre côté, elle va conduire beaucoup de boulangers à perdre tout le rapport
06:48 à la dimension artisanale de la production du pain.
06:51 La connaissance de la matière première.
06:53 Beaucoup de boulangers ne savent plus exactement ce qu'il y a dans les sacs
06:55 et quels additifs on leur a demandé de travailler.
06:59 Ils ne travaillent plus le levain et la fermentation naturelle.
07:01 Et donc, à un moment donné, il y a aussi une perte du sens du travail.
07:04 Et on voit de plus en plus de néo-boulangers qui, effectivement, disent
07:07 "on a envie de retravailler autrement".
07:09 Non pas en abandonnant la technologie.
07:11 Poilane parlait d'innovation, de rétro-innovation, quelque chose comme ça.
07:19 La technologie est fondamentale, mais la technologie permet notamment
07:24 la fermentation retardée.
07:26 Donc, de travailler le jour si on le souhaite, d'alléger les tâches les plus lourdes,
07:30 mais néanmoins, en retrouvant le rapport au produit, cet instinct.
07:35 Parce que quand vous essayez une fois de faire du pain au levain,
07:38 la question de savoir à quel moment l'après, comme on dit, est terminé,
07:40 c'est-à-dire que le pain a parfaitement fermenté et que vous allez le mettre au four,
07:43 c'est vraiment une question d'instinct.
07:45 Et d'un jour à l'autre, ça peut être complètement différent.
07:47 On vous fera revenir tous les deux pour une émission spéciale pain.
07:50 J'étais passé chez votre collègue François Régis-Gaudry,
07:52 il a dit "on va déguster pour discuter du pain".
07:54 On s'en occupe.
07:56 C'est un très bel exemple du rapport au travail et de la manière dont le travail
08:01 est organisé dans nos sociétés.
08:03 Tout à fait. Et pour découvrir toute cette histoire depuis le Moyen-Âge jusqu'à nos jours,
08:07 on lit absolument le bouquin de notre invitée Coline Arnault.
08:10 Le livre, co-écrit avec Denis Sayard, s'appelle "Pain et liberté, une histoire politique du pain"
08:15 éditions textuelles.