Jean Marc Jancovici est ingénieur spécialiste de l'énergie et président de "The Shift Project".
Regardez L'invité de RTL du 05 février 2024 avec Amandine Bégot.
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00:02 RTL Matin
00:06 Il est 7h44, peut-on par exemple préserver notre agriculture sans faire une croix sur l'écologie ?
00:12 Amandine, vous recevez ce matin l'ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici.
00:15 Jean-Marc Jancovici, on avait envie ce matin de vous entendre sur deux sujets d'actualité, la crise agricole,
00:19 Yves l'évoquait et on va en parler dans un instant, et puis cette votation citoyenne qui a été
00:25 organisée hier à Paris et qui vise à faire payer plus cher le stationnement des SUV, trois fois plus cher.
00:30 Est-ce que c'est vraiment ça qui va sauver la planète ?
00:32 Ce qui va sauver la planète sûrement pas,
00:35 mais ça va dans le sens d'une, comment dire, d'une pression mise
00:39 sur des choses qu'il faudrait effectivement modifier.
00:42 Le SUV, je rappelle que ça veut dire "Sport Utility Vehicle", alors le sport me paraît un peu discutable dans cette histoire,
00:48 et en fait comme il n'y a pas de catégorie
00:51 précise définissant les SUV, ce que la mairie de Paris a fait, c'est de pénaliser le stationnement des véhicules qui dépassent un certain poids.
00:57 Alors pourquoi est-ce que quand on dépasse un certain poids, eh bien on a une pression sur l'environnement supérieur ?
01:02 Parce que d'abord ça demande plus de matériaux pour être construit, ça veut dire plus d'acier, plus de verre, plus de plastique, plus de chimie organique,
01:07 etc. Et par ailleurs
01:10 certains et certaines qui nous écoutent se rappelleront peut-être de leur vieille formule de physique, disant que l'énergie cinétique est proportionnelle à la masse déplacée,
01:17 et donc plus un véhicule est lourd et plus ils demandent de carburant
01:21 pour être déplacé, donc plus ils consomment, donc plus ils émettent CO2.
01:23 Sauf que là, à la mesure, elle va concerner les véhicules de plus d'une tonne six, y compris les voitures hybrides, de plus de deux tonnes
01:29 pour les voitures électriques.
01:32 Ça fait des années qu'on dit aux gens "il faut passer à la voiture électrique", là finalement ils vont être pénalisés.
01:37 Quand vous écoutez les gens qui sont dans la mouvance environnementale, on va dire,
01:42 je crois pas qu'ils aient jamais dit "acheter une grosse voiture électrique", c'est pas partie des choses qu'ils ont dites.
01:48 Ils ont dit "acheter une petite voiture électrique", donc qu'on pénalise les grosses voitures électriques, moi ça me choque pas du tout.
01:53 Il faut voir que par exemple, on parlait de notre ami Tesla juste avant,
01:56 la Tesla Model S, c'est une voiture qui possède une batterie de 100 kWh,
02:01 avec une batterie de 100 kWh, vous faites trois petites voitures pour gilet jaune. Donc
02:05 il faut, si on favorise les grosses voitures électriques,
02:09 qui sont celles en général que les constructeurs aiment pousser, parce que c'est là dessus qu'ils font leur marge, c'est pas
02:14 juste une raison économique.
02:16 Eh bien du coup,
02:17 avec la même quantité de batterie qu'on produit,
02:19 on peut faire moins de voitures. - Mais sauf que ces SUV, c'est l'ancien monospace en fait, ce sont des voitures familiales pour beaucoup.
02:25 Je pense à des Franciliens qui habitent hors de Paris, qui ont des enfants... - A chaque fois que j'explique de pénaliser les grosses voitures,
02:31 on me jette à la figure les familles avec 25 enfants... - Non mais pas 25, mais même vous en avez deux Jean-Marc.
02:36 Jean Covissier, attendez, deux enfants en bas âge dans le métro aujourd'hui à Paris, c'est pas facile.
02:40 - Bon écoutez, le changement sans changement, ça va être compliqué.
02:43 - Donc il faut assumer en fait... - Oui, il y a un métro, vous mettez les enfants dans le métro, dans le ramassage scolaire,
02:48 ou vous les emmenez à pied, enfin j'en sais rien, mais de toute façon,
02:50 si on n'arrive pas à déplacer des enfants dans une ville dans laquelle il y a des bus, des vélos et des métros, je vois pas
02:56 comment on va faire ailleurs, et de toute façon, il va falloir faire ailleurs.
02:58 - L'autre sujet, c'est la colère des agriculteurs. Le gouvernement a fait une série d'annonces la semaine dernière qui a fait
03:03 bondir un certain nombre d'écologistes, pense notamment à la pose du plan
03:08 éco-phyto qui vise, on le rappelle, à réduire de 50% l'usage des pesticides d'ici 2030. Il y a aussi eu des mesures sur le gazole non routier, le GNR.
03:15 Est-ce que vous diriez que c'est l'écologie qui a été sacrifiée dans cette crise ?
03:18 - Moi je me méfie des formules journalistiques, je vous laisse l'entière responsabilité.
03:22 Non, ce qui se passe en ce moment, c'est qu'on est en train d'essayer d'appliquer aux agriculteurs, mais comme à beaucoup d'autres secteurs, une forme
03:30 d'équation impossible.
03:32 Il faut rappeler que l'agriculture, il y a deux siècles, ça va faire plaisir à François Langlais, c'était les deux tiers des actifs,
03:37 et encore je suis même pas sûr qu'à cette époque là on comptait les conjoints d'agriculteurs comme des actifs, c'est pas sûr,
03:41 et donc bon an, mal an, ça devait être la moitié du PIB ou à peu près. Aujourd'hui c'est 2% du PIB
03:47 et on demande à des gens qui sont donc un secteur, enfin qui représentent un secteur économique qui, quoi qu'on en dise, ne gagne pas
03:53 énormément d'argent par rapport à d'autres,
03:55 d'assumer un cahier des charges dans lequel il faut produire plus propre et produire moins cher.
04:00 Sauf que malheureusement à court terme, c'est une forme d'équation impossible.
04:03 Si vous voulez produire moins cher, vous salopez la nature, parce que vous êtes obligés d'utiliser des produits qui empêchent les petites bêtes d'aller
04:09 boulotter vos cultures et qui augmentent les rendements, ça peut être des engrais et des pesticides,
04:12 et vous êtes obligés de faire de la nourriture entre guillemets "industrielle",
04:17 qui n'est pas du tout bonne pour l'environnement, et si vous voulez être bon pour l'environnement, il faut assumer que le coût de la nourriture augmente,
04:22 et aujourd'hui,
04:23 collectivement, on a beaucoup de mal à faire ça.
04:25 Donc les agriculteurs, je ne suis pas en train de défendre les agriculteurs et tout ce qu'ils font, je suis juste, enfin un peu aussi quand même,
04:29 ce que je suis en train de dire, la collectivité doit se mettre d'accord avec elle-même.
04:33 Si on veut une agriculture qui soit respectueuse de l'environnement,
04:36 alors il faut accepter que les produits en sortie d'exploitation coûtent plus cher.
04:39 - Mais du coup, les décisions du gouvernement, à vos yeux,
04:42 vous n'avez pas d'autres solutions ?
04:45 - C'est quelque chose qui va se gérer sur le temps long tout ça. Il ne faut pas penser que les problèmes environnementaux qu'on a aujourd'hui en face
04:50 de nous, on a une semaine,
04:51 un truc, machin, une mesure qui prend 30 secondes à expliquer au micro de RTL, et pof, on est sorti. Non, ça va être quelque chose,
04:57 c'est structurel,
04:58 on est arrivé dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui, après deux siècles d'évolution.
05:02 On a mis en oeuvre après la guerre une politique agricole en France, qui était comme en Europe,
05:08 au moment où on a fait l'Europe, qui était une politique de commodité pour faire beaucoup,
05:13 et puis ensuite derrière exporter beaucoup. Si on veut revenir à une politique agricole qui favorise une agriculture plus diversifiée,
05:20 moins spécialisée régionalement, avec des circuits de desserte plus courts, et des gens qui achètent plus de produits bruts,
05:26 ça ne va pas se faire en une semaine. - Mais vous dites "il faut sauver nos agriculteurs".
05:29 - Je dis que si vous ne mangez pas, vous allez avoir du mal à faire la matinale de RTL, donc à un moment, il faut quand même une agriculture.
05:34 Et oui, il faut entre guillemets sauver les agriculteurs, au sens où si vous n'avez pas de gens qui s'occupent de ce secteur-là,
05:41 vous n'aurez pas de production agricole. - Cette crise, j'en remarque, Jean-Covici, elle nous rappelle une chose, c'est que dans un monde comme le nôtre,
05:46 c'est compliqué de prendre des mesures à l'échelle de la France uniquement. On a vu qu'il fallait,
05:51 sans doute, penser au niveau européen, et j'allais vous dire, mais même au-delà,
05:55 est-ce qu'on n'a pas voulu en faire trop ? Est-ce qu'on n'a pas voulu être trop bon élève ?
05:58 - C'est pas qu'on a voulu être trop bon élève, c'est qu'on est dans un contexte qui est radicalement
06:03 nouveau, encore une fois, ce qui est en train de se passer en ce moment, avec à la fois la pression climatique, la pression sur les ressources,
06:08 l'urbanisation qui a mis beaucoup de gens loin d'un secteur qui ne leur parle absolument pas. Vous savez, alors
06:14 je crois que c'était en Suisse, on avait demandé à des gamins de dessiner une vache, et un certain nombre d'entre eux l'avaient dessinée Violette.
06:19 - Comme la vache Milka. - Voilà, exactement, c'était la vache Milka.
06:23 Et je suis sûr, pour reprendre la blague de Coluche, qu'aujourd'hui il y a un certain nombre de gamins à qui vous demanderiez de dessiner un poisson,
06:28 ils vous le dessineraient carré avec les yeux dans les coins, donc...
06:30 C'est la blague sur les poissons surgelés à l'époque. Les vieux, on a connu ça. Et donc,
06:35 aujourd'hui, on a une population urbaine
06:38 qui est raisonnablement déconnectée
06:41 des réalités de ce qu'est le secteur, de ce qu'est vraiment le secteur agricole.
06:45 Même dans l'imaginaire français, en fait, on oscille entre la petite ferme sympathique, etc., alors que la réalité d'une bonne partie des exploitations
06:53 céréalières, ça n'a rien à voir avec ça. C'est des monstres mécaniques qui se baladent sur des grandes surfaces qui sont totalement
06:57 défrichées où il n'y a plus une aire, ça ne ressemble pas vraiment à la petite ferme de notre enfance.
07:02 Et aujourd'hui, ce dont on a vraiment besoin, c'est de se mettre un cahier des charges dans lequel il n'y a pas d'incohérence.
07:08 Aujourd'hui, encore une fois, on demande des trucs incohérents, qui ne se recollent pas les uns avec les autres.
07:13 Alors, est-ce que ça dépend de l'Europe ? Oui, bien sûr que ça dépend de l'Europe, mais enfin l'Europe, elle est notamment faite par la France.
07:18 Et pendant longtemps, la France a été une bénéficiaire nette de la politique agricole commune, c'est-à-dire qu'elle nous rapportait plus qu'elle nous coûtait,
07:24 et donc on n'était pas très pressé de changer les choses. Donc elle a bon dos l'Europe ?
07:27 Oui, elle a souvent... Alors, globalement, les politiques européennes ont souvent bon dos, oui, bien sûr.
07:32 Gabriel Attal, dans son discours de politique générale la semaine dernière, a défendu une écologie populaire, façon de dire qu'il était contre une écologie
07:39 punitive. C'est quoi une écologie populaire ? C'est à lui qu'il faut demander, non ? Bon, mais ça peut être efficace d'après vous, ça ? Non, en fait, j'imagine...
07:47 Borde-parole de Gabriel Attal, mais j'imagine qu'il faut avoir la coopération des citoyens.
07:52 Oui, alors... Ça peut pas se faire sans eux, en fait. Dans une démocratie,
07:56 faire boire beaucoup d'âne contre pas soif, c'est compliqué.
07:59 Donc c'est évident que si on veut avoir un avenir qui soit, entre guillemets, écologique,
08:05 ça peut pas se faire sans l'assentiment d'une large partie des citoyens, c'est absolument évident.
08:10 Maintenant, qu'est-ce que l'écologie populaire de monsieur Attal ? Je ne sais pas, donc encore une fois, il faut lui demander. Jusqu'à maintenant, il s'est pas
08:16 particulièrement intéressé à ce genre de sujet.
08:18 Donc je sais pas s'il va nous sortir d'un chapeau un truc qui a été longuement pensé,
08:21 pas complètement persuadé. Et s'il y avait trois mesures concrètes à prendre aujourd'hui pour sauver notre planète, ce serait lesquelles vous nous aviez dit ?
08:27 Les quatre voyages en avion par an, par avion...
08:30 C'est pas... C'est pas... Il n'y a pas trois mesures à prendre pour sauver notre planète, c'est structurel, encore une fois. Donc
08:37 je crois que vous démarrez une Green Week.
08:38 J'ai fait une petite chronique, samedi dernier, sur votre même antenne en disant "C'est pas la Green Week, il faudrait faire la Black Week".
08:43 C'est-à-dire qu'en fait, il faudrait être sage toute l'année et se défouler de temps en temps.
08:46 C'est évident que là, on est en train de proposer le verre de jus d'orange, pardon pour la rédaction de M6, mais
08:52 on est plutôt dans le registre du verre de jus d'orange que boit le poivreau une fois dans l'année pour se donner bonne conscience.
08:57 Mais ça se fait pas en un claquement de doigts, excusez-moi !
09:00 Non, on est bien d'accord. C'est ce que je vous disais tout à l'heure.
09:02 C'est pour ça que si vous me dites "Est-ce qu'il y a trois mesures ?" Non, il n'y a pas trois mesures, il y en a un million.
09:06 C'est quelque chose qui doit être, encore une fois, structurel. Ça doit...
09:11 Je vais vous donner un exemple. Il y a énormément d'entreprises
09:13 qui font une fois dans l'année un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre.
09:18 Et c'est une investigation qu'elles font a posteriori, et c'est pas ça qui leur sert à arbitrer de façon massive
09:25 les décisions qu'elles prennent.
09:27 D'accord ?
09:28 La bonne manière de s'y prendre, c'est pas de faire ça une fois dans l'année, c'est de faire ça en permanence dans toutes les opérations
09:32 du quotidien et de surveiller plusieurs indicateurs à la fois.
09:35 Et de rectifier le tir au fur et à mesure.
09:37 Parce que malheureusement, on va vivre dans un monde de plus en plus complexe dans lequel on ne pourra pas se contenter juste de l'argent
09:42 en considérant que les prix embarquent toute l'information nécessaire pour piloter l'avenir.
09:45 On va devoir piloter plusieurs choses à la fois.
09:48 Et à ce moment, ça demande une surveillance, quelque part, une attention constante à la chose qui nous intéresse.
09:54 Et ça demande de mettre ça dans toutes les décisions qu'on prend à tout moment.
09:57 Bon, et tant qu'on ne fait pas ça, ça ne sert à rien de faire un bilan une fois dans l'année en se disant "Ah ben merde, on n'y est pas."
10:02 Merci beaucoup Jean-Marc Jancovici.
10:04 Bon ben moi je vais emmener boire mon âne qui n'a pas soif si vous le voulez bien.
10:07 - Bien.
10:07 [SILENCE]