• il y a 9 mois
Ce sont deux écrivaines formidables que reçoit Guillaume Durand cette semaine dans « Au bonheur des livres ».
Virginie Bloch-Lainé et Violaine Huisman ont en commun d’écrire sur leur famille, et plus particulièrement sur les hommes qui la constituent : mari, père, grand-père…
Et pas n’importe quelle famille !
Dans « Profils perdus » (Ed. Stock), Virginie Bloch-Lainé raconte ainsi son rapport intime à une lignée prestigieuse d’inspecteurs des finances, à commencer par son père, dont le nom est célèbre dans la haute administration française : de façon très personnelle, elle établit par là une sorte de carte du tendre de ses relations avec les hommes, lesquels dessinent en définitive un très beau livre de réflexion sur la vie.
Dans « Les monuments de Paris » (Ed. Gallimard), Violaine Huisman dresse quant à elle le tombeau de son père Denis, personnage flamboyant, auteur d’un manuel de philosophie célèbre et créateur d’une école d’attachés de presse qui fit sa fortune, fils lui-même d’une figure formidable de la IIIe République que l’on découvre ici, Georges Huisman, chartiste érudit et directeur des Beaux-Arts, cofondateur du festival de Cannes et personnage hautement proustien auquel sa petite fille rend un hommage inattendu, en s’interrogeant surtout sur le sens de sa propre existence.
Année de Production : 2023

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Transcription
00:00 Retrouvez "Au bonheur des livres" avec le Centre national du livre.
00:05 [Générique]
00:22 Ravi de vous retrouver au bonheur des livres avec Virginie Bloch-Lené qui signe Profil perdu.
00:27 Aux éditions Stock, bonjour Virginie. - Bonjour.
00:30 - Et bienvenue au bonheur des livres et avec Violenne Huissement.
00:32 On dit bien Huissement parce que votre père a été tellement célèbre dans le domaine de l'éducation,
00:36 et j'ai été prof, qu'on ne sait jamais exactement comment faut-il dire son nom, les monuments de Paris.
00:41 Il est consacré justement à ce père, également à ce grand-père.
00:45 Vous avez déjà donc obtenu, je prie, François Sagans, si l'anonymat est bon, pour un livre consacré à votre maman.
00:52 Donc c'est publié aux éditions Gallimard, le voici. Donc nous allons parler abondamment de ces deux livres.
00:57 Et aussi donc du rapport entre le féminin et le masculin, de la paternité, c'est pas facile.
01:03 Et vous le savez toutes les deux, et c'est une question que je vais vous poser ensemble,
01:08 avant qu'on prenne les livres l'un après l'autre.
01:11 C'est la question de l'actualité du roman autour du père.
01:14 C'est vrai que dans la littérature de votre génération, que ce soit Moix, que ce soit Christine Angot,
01:20 le moins qu'on puisse dire, c'est que les pères sont passés à la mitraillette version un peu Bernard Blier.
01:27 Comment se fait-il que vous ayez pris un point de vue inverse ?
01:31 – Je ne sais pas si c'est une mode, je pense que ça dépend de chacun.
01:35 – Bon, Kafka était terrible aussi. – Oui, de la vie.
01:38 – Agnol, c'était le contraire, "La gloire de mon père".
01:40 – C'est pas pour prendre l'inverse, ça dépend de l'histoire qu'on a eue.
01:44 – Oui. – Oui.
01:45 – Il se trouve que moi, je l'ai beaucoup aimé. – Voilà.
01:50 – Et je n'aurais pas aimé "Mon père", je pense que je n'aurais pas écrit,
01:55 parce que passer du temps avec un personnage, quand on écrit un personnage qu'on n'aime pas,
02:00 ça doit être insupportable.
02:02 – Alors, c'est après un double décès, celui de votre père,
02:06 puis après celui de votre compagnon qui s'est suicidé,
02:08 qu'elle a l'envie d'écrire, de sortir du simple portrait de Libération,
02:12 ou des collaborations à elle et France Culture,
02:15 et donc ça donne ce livre qui s'appelle "Profil perdu".
02:18 Même question violenne pour les monuments de Paris,
02:21 c'est vrai qu'il y a dans cette histoire de la littérature,
02:24 alors là on parlait des récents, mais on pourrait remonter à Chessex, pas très loin,
02:29 L'Ogre, je parlais des lettres à mon père de Kafka, que le père n'a évidemment jamais lues,
02:34 c'était quand même relativement violent, sans compter le famille, je vous le dis, de Gide.
02:39 Et vous aussi, vous avez pris le même point de vue,
02:41 c'est-à-dire d'un père totalement excessif, mais que vous aimez.
02:45 – Oui, que j'aime éperdument, et je suis tout à fait d'accord avec Virginie,
02:49 c'est parce qu'on l'aime qu'on en fait un personnage de fiction aussi.
02:53 Et par ailleurs, je pense que, peut-être pour répondre à votre question
02:57 sur le moment historique que l'on vit, il me semble que post-Me Too,
03:02 qui a été quand même un grand moment de règlement de compte
03:05 avec le masculin pour le féminin…
03:07 – Vous avez vécu 20 ans aux États-Unis,
03:09 donc en plus ça donne un point de vue encore plus aigu sur la situation.
03:12 – Oui, oui, les États-Unis n'ont pas exactement le même regard sur le masculin
03:16 que la France aujourd'hui, en tout cas sur le patriarcat,
03:19 mais j'avais aussi envie de réhabiliter le masculin, de le regarder, en tout cas sans phare,
03:27 sans excuser les comportements inexcusables, mais en disant que, voilà,
03:33 c'est aussi des hommes qu'on a le droit d'aimer, en dépit de leurs défauts.
03:37 – L'un et l'autre sont deux grands séducteurs,
03:40 l'un et l'autre sont des personnages archi-diplômés de manière différente,
03:44 je vais commencer avec Virginie, comme je l'ai dit,
03:46 et après on abordera ce sujet qui est un sujet commun.
03:49 Donc, votre père, Jean-Michel, c'est déjà une énigme,
03:53 parce que Jean-Michel en un seul mot, ou Jean-Michel, Jean, point Michel,
03:57 on ne sait pas, vous nous en parliez tout à l'heure,
04:00 c'est un garçon très brillant, dans une famille très brillante,
04:03 où au fond on a institué le culte de polytechnique de l'ENA,
04:08 donc il a fait deuxième à l'entrée, deuxième à la sortie,
04:13 il devient haut fonctionnaire, il fait partie de cette génération
04:16 d'étrangles glorieuses qui croient à l'État, qui croient à la fonction publique,
04:20 comme le cas d'ailleurs de l'entièreté de sa famille,
04:24 et en même temps c'est un personnage totalement bohème, alors qui était-il ?
04:28 - Oui, je pense que s'il était très bohème, c'est parce que même si c'était une famille
04:32 de la bourgeoisie d'État, c'est une famille où il y avait...
04:36 - Des blocs-clinés, donc.
04:38 - Oui, des polytechniciens et des inspecteurs des finances,
04:41 c'était une famille qui transmettait l'exigence, en tout cas à partir de mon père,
04:46 ou même de mon grand-père, des excellentes études.
04:49 Il avait un frère médecin, un frère photographe...
04:54 - Oui, on voit cette jolie phrase,
04:55 "Les blocs-clinés sont les héritiers d'un monde disparu, pardonnez-moi,
04:58 celui des grands comités d'État, Jean Michel",
05:00 donc là il y a un trait d'union, il n'y a pas de point,
05:03 "vouait un culte à ce Jurassic Park, disparu".
05:06 - Oui, lui vouait un culte, mais pas ses frères,
05:09 à la figure du serviteur de l'État, qui avait été son père et son grand-père.
05:15 - François Bloch-Lenay.
05:17 - Oui, François Bloch-Lenay, qui avait fait partie de ce qu'on a appelé
05:20 les reconstructeurs de la France après-guerre, et c'était un culte...
05:25 Oui, c'était presque... Enfin, ça pouvait être exaspérant,
05:28 parce que l'État pouvait tout, travailler en n'étant pas au service de l'État,
05:33 c'était presque une trahison pour lui.
05:36 Il appelait Radio France l'ORTF jusqu'à sa mort,
05:40 enfin, voilà, l'État, Providence, c'était tout.
05:44 Et Jurassic Park, parce que je crois que la façon dont il concevait
05:49 ce service de l'État n'existait plus à partir de la fin des années 80,
05:55 à partir des années Mitterrand.
05:57 - Voilà, les années Mitterrand, les années tapis, etc.
06:00 Alors, le recours que vous avez, donc, je disais tout à l'heure,
06:03 vous travaillez pour faire des portraits, donc, à Libération.
06:06 Quand ce père et ce compagnon meurent, vous décidez d'élargir,
06:09 c'est pas facile, hein, et cet élargissement passe du père
06:12 à l'ensemble de la famille, aussi à vos compagnons.
06:15 Alors, il y en a un qui s'appelle Jean, qui va nous ramener au lycée,
06:18 il y en a un qui, malheureusement, disparaît car il se suicide,
06:22 il y en a un qui est présent, qui est urgentiste aujourd'hui,
06:24 qui, à peu près toute la journée, vous dit "mais tu en es où du livre ?
06:26 Quel rôle vais-je jouer ? Ton fils Raphaël, comment tu vas le traiter ? ", etc.
06:31 Et les choses avancent et remontent dans le temps.
06:34 Bertrand Jouvenel, Léon Blum, qui est aussi présent chez vous,
06:37 on le verra tout à l'heure quand nous discuterons tous les trois,
06:40 ça donne cette possibilité, justement, d'écarter.
06:43 C'est là que ça devient passionnant, parce qu'on part de Jean-Michel
06:46 et on arrive à une sorte d'Histoire de France, en fait.
06:49 - Oui. C'était... Alors, pour des raisons qui tenaient à ma vie personnelle,
06:55 j'avais envie de construire quelque chose et d'avancer.
06:58 Et j'écris dans le livre que c'est comme une maison remplie d'hommes.
07:01 Et assez vite, au cours de l'écriture, le livre est devenu une maison
07:05 où je pouvais entrer et dont je pouvais sortir à ma guise.
07:08 Et il y avait mon père et j'ai essayé de...
07:12 J'ai fait rentrer d'autres hommes qui lui ressemblaient,
07:17 ou en tout cas chez lesquels, moi, je cherchais une ressemblance ou des différences.
07:21 - Ce qui est un handicap, dites-vous, parce que dans la façon
07:23 dont vous avez construit votre vie sentimentale, c'est une sorte de père...
07:27 Même s'il fut volage et même, finalement, si vous avez assez mal vécu ce divorce
07:33 avec votre mère, il est resté une sorte de modèle incontournable.
07:37 - Oui, il était un modèle incontournable.
07:39 Et quand je fais des portraits pour le journal Libération,
07:41 je pense à lui et je mesure tout par rapport à lui,
07:44 parce qu'il avait une droiture,
07:48 qui était une droiture et il faisait beaucoup de pas de côté.
07:53 - Volage, oui.
07:55 - Oui, volage, et puis un peu menteur, et puis pas toujours fiable,
07:59 mais très fiable en même temps.
08:00 Et on en revient au Grand Comité de l'État,
08:02 quand je rencontre des gens qui n'ont rien à voir avec le service de l'État,
08:06 il a quand même mis dans la tête que c'était le bien.
08:12 Et je compare même les métiers artistiques,
08:15 l'argent que les gens gagnent ou pas, à ce modèle-là.
08:19 - Alors, on disait Bohème, parce qu'on imagine...
08:21 Vous parlez d'une photo de 1982, on le voit, donc,
08:24 on est au Louvre, il est au ministère des Finances,
08:27 s'est occupé de logement, il a été directeur des impôts,
08:29 il a eu des emmerdements avec Emanueli, à l'époque ministre du budget,
08:33 parce que Mitterrand voulait protéger une star d'un contrôle fiscal.
08:37 Et puis alors, en même temps, son meilleur ami, c'est Ruedi Canet,
08:40 un dénommé jury, qui a une sorte de cabaret, où lui-même chante,
08:46 participe, c'est pareil au Pays Basque, à des soirées où il joue de la guitare.
08:51 Donc il est complètement paradoxal, en fait.
08:53 - Oui, je ne sais pas.
08:54 Cette photo le montre dans son bureau, très sérieux, en costume 3 pièces.
08:59 Et je ne sais pas comment il...
09:01 Il l'avait sûrement la tête à ce qu'il faisait, mais pour moi,
09:03 il était l'homme qui, une fois rentré chez lui, se mettait en T-shirt blanc,
09:08 en jean, mangeait des yaourts avec des fruits, et jouait de la guitare,
09:15 et corrigeait des rapports, faisait des rapports.
09:18 Et donc, il y avait, oui, une...
09:21 Je me demande comment il a...
09:25 À quel point il était à son travail.
09:27 Mais il devait bien y être.
09:29 - Alors, il y a une chose aussi qui est caractéristique de votre livre,
09:32 qui est très réussie, Virginie, c'est le fait que vous avancez
09:36 dans cette aventure pour vous, qui est celle de la littérature, quand même,
09:40 parce que vous avez une certaine expérience d'écrire,
09:42 mais la littérature, c'est autre chose, avec un parrainage qui est celui d'écrivain.
09:47 Alors, vous parlez beaucoup de Philip Robb, d'écrivain étranger,
09:49 et notamment d'écrivain américain.
09:51 C'est-à-dire qu'on a l'impression que vous êtes aidé par une espèce d'armée des ombres,
09:54 comme dirait Melville, qui est celle des grands romanciers,
09:57 qui vous ont permis, justement, de faire ce portrait du père, de sa famille,
10:02 de ce que c'est que le fait d'appartenir à la bourgeoisie juive,
10:06 mais en même temps d'être ultra-catholique.
10:08 Donc tout ça vous a beaucoup aidé, et notamment Roth.
10:10 - Oui, notamment Roth, parce que "Patrimoine" est un livre que j'aime beaucoup,
10:15 dont j'ai entendu parler quand j'étais à la fac en lettres,
10:18 et je me suis dit que ce livre était pour moi, il était fait pour moi.
10:22 "Philip Roth", c'est un récit, ce n'est pas un roman.
10:25 "Philip Roth" parle de la dernière année de vie de son père,
10:29 qui a un cancer au cerveau, et il en parle.
10:32 Il est à la fois un fils et un père, mais il reste un fils jusqu'au bout.
10:37 Il est très adulte, il est très mûr.
10:39 - Roth n'a jamais eu d'enfant.
10:40 - Il n'a jamais eu d'enfant, mais il parle très bien des rapports de filiation,
10:44 de ce que c'est que de s'occuper, de mal s'occuper d'un enfant,
10:50 de bien s'occuper d'un enfant,
10:52 et il regarde très bien son père.
10:55 Et ce livre, je l'aime depuis que je l'ai lu,
10:58 et il m'a accompagnée.
11:01 Je n'aurais pas le même regard sur mon père,
11:04 et j'admire le regard de Philip Roth.
11:07 - Il y a une très belle photo,
11:08 alors évidemment je l'ai garée, comme d'habitude,
11:11 qui est une très belle photo sur une plage,
11:13 car le Pays Basque joue un rôle considérable à Saint-Jean-de-Luz,
11:16 avec une maison de famille.
11:17 L'autre père qui nous amène, c'est celui de Viollet Nuissement,
11:21 "Les monuments de Paris",
11:23 donc roman chez Gallimard, après les éditions Stock.
11:26 C'est une autre forme d'intellectuel, ce n'est pas Léna,
11:29 lui il fait une licence de philo, un doctorat d'État S.Lettres,
11:33 si ma mémoire est bonne, après des universités américaines.
11:37 Il insiste beaucoup pour avoir un PhD.
11:40 Il enseigne dans les lycées, et après il enseigne à HEC,
11:44 en même temps, dans une université américaine.
11:46 Et il a, j'essaie de faire le panorama,
11:49 avant de voir votre retour des États-Unis,
11:52 pour l'accompagner dans son dernier voyage,
11:55 il a ce génie que peu de profs avaient à l'époque,
11:58 parce que justement c'est totalement contradictoire
12:00 avec l'esthétique de l'université,
12:02 c'est d'inventer des écoles privées,
12:04 les FAP, les ICCAR, etc.,
12:06 qui feront sa fortune,
12:07 et qui fait qu'au fond, ce sera un universitaire installé
12:10 du côté des Champs-Élysées,
12:11 et passant son temps en restant étoilé toute la journée.
12:15 Donc c'est le cas de Denis Huissement, votre papa.
12:18 - Oui, et avant même d'ouvrir des écoles privées,
12:21 en fait, il avait été le premier à écrire et publier
12:25 un manuel de philosophie.
12:26 - Vergès et Huissement.
12:27 - Le Vergès et Huissement,
12:29 qui, comme le disait très bien Roger Pauldroit
12:33 dans sa rubrique nécrologique
12:36 "À la suite de la mort de mon père",
12:37 était le manuel connu de tous les étudiants
12:41 d'une certaine génération,
12:43 qui s'est vendu à plus de 5 millions d'exemplaires,
12:45 et c'était aussi l'auteur, l'inventeur
12:48 d'une collection qui s'appelait "Les ABC du Bac"
12:50 que beaucoup d'étudiants ont connues,
12:51 qui étaient des petits outils de révision.
12:53 - Et tout le monde l'a connu.
12:54 - Tout le monde l'a connu.
12:55 Et donc c'était déjà, à ce moment-là,
12:58 pour lui, une façon de faire commerce de la philosophie,
13:01 ce qui semblait complètement hérétique à l'époque,
13:05 donc on parle des années 60,
13:07 et il s'était fait absolument mépriser du cénacle...
13:12 - Les intellectuels, les universitaires,
13:14 qui avaient avec lui un rapport extrêmement distancé.
13:17 Alors vous parliez de Roger Paul Droit,
13:19 finalement, à sa mort, il aura écrit un article
13:21 très élogieux le concernant.
13:23 Il a été dans une émission de Pivot
13:25 où il s'est retrouvé justement avec ses gens,
13:27 vous la trouverez évidemment sur l'INA,
13:29 cette émission avec Denis Bisman,
13:31 dans les années 80, où finalement,
13:33 on a quand même célébré un double tome des volumes
13:36 qu'il a écrits sur la philosophie,
13:37 car au fond, il était quand même extrêmement savant,
13:40 mais alors le pendant mystérieux,
13:44 comme il y a une sorte de mystère du côté Bohème,
13:47 de Jean-Michel Bleu-Clenay,
13:48 ce qui est passionnant dans le livre,
13:50 c'est que papa Bisman, c'est l'ogre,
13:52 c'est-à-dire qu'il passe son temps à table,
13:54 les femmes, y compris votre mère,
13:56 sont obligées au fond d'assumer une sorte de libertinage
13:59 qui est quand même, comment peut-on dire,
14:02 assez violent, perpétuel,
14:04 le mensonge est là,
14:06 toujours extrêmement bien habillé,
14:09 mais en même temps un peu vantard,
14:10 c'est un personnage très particulier.
14:12 - Oui, je pense que c'est un personnage tout à fait paradoxal
14:15 et j'ai eu envie de présenter son personnage
14:17 à travers ce conflit aussi,
14:19 et c'est-à-dire le conflit que je ressens à son égard,
14:23 encore aujourd'hui, avec la distance,
14:25 après sa disparition,
14:27 c'est un père que j'ai aimé éperdument
14:30 et qu'en même temps,
14:32 je suis capable de juger très cruellement,
14:35 c'est-à-dire que, comme je l'écris dans le livre,
14:38 c'était aussi un homme pédant,
14:41 misogyne, excessif, outrancier,
14:44 qui pouvait être vulgaire,
14:47 et en même temps, c'est un homme d'une érudition spectaculaire,
14:51 d'une tendresse totalement désarmante,
14:54 c'est tout ce paradoxe.
14:55 Et en fait, ce qui est intéressant aussi,
14:57 en écoutant Virginie parler,
14:58 c'est que le grand comit de l'État, dans cette famille,
15:01 c'était pas mon père, mais c'était son père.
15:03 - Voilà, qui lui a connu,
15:05 d'un point de vue physique,
15:07 le père de Virginie, c'est une sorte de mélange
15:09 entre André Pouce et Michel Piccoli,
15:12 vous le dites vous-même,
15:14 et le vôtre, c'est une sorte de Jean-Pierre,
15:16 il ressemble un peu à Jean-Pierre,
15:18 c'est-à-dire une sorte de beauté,
15:19 13 années 70, très bien habillé,
15:22 chemise bicolore, cravate, etc.
15:25 Et ce grand-père, lui,
15:27 a travaillé avec Paul Doumer,
15:29 est un personnage qui a joué un rôle important
15:31 dans l'histoire de la République,
15:33 notamment du côté des Beaux-Arts,
15:35 et surtout frappé durement
15:37 par la débâcle, la collaboration,
15:41 et le fait de sauver la famille.
15:43 - Oui, tout à fait, c'était...
15:45 D'ailleurs, en arrivant dans ce bâtiment,
15:49 mon grand-père, Georges Wisman,
15:51 a travaillé au Sénat aussi,
15:52 il y a des photos de famille
15:54 dans les jardins du Sénat,
15:55 qui sont absolument magnifiques.
15:57 - Il travaille à l'Élysée aussi.
15:59 - Il a été vice-président sous Paul Doumer,
16:03 seulement un an, puisque Paul Doumer a été assassiné.
16:06 Ensuite, il est parti au Sénat,
16:08 et il a été directeur général des Beaux-Arts,
16:10 l'équivalent du ministre de la Culture,
16:12 rue de Valois, c'est les mêmes bureaux, exactement,
16:15 jusqu'en 1940, au moment de l'Exode,
16:19 où il est monté sur le Massilia,
16:21 qui est une histoire assez méconnue
16:24 du régime de Vichy,
16:25 mais qui est un bateau qui devait partir à Alger,
16:29 où les parlementaires étaient envoyés
16:31 pour continuer la lutte contre l'ennemi allemand,
16:34 et finalement, l'armistice a été signé
16:36 pendant qu'ils étaient à bord,
16:38 et une fois qu'ils sont arrivés en Afrique du Nord,
16:40 le bateau a dévié non plus à Alger,
16:42 - Mais à Marseille.
16:43 - Ils sont arrivés à Casablanca,
16:45 qui n'était pas terre française,
16:48 mais un simple protectorat,
16:50 et les parlementaires à bord ont été
16:52 traités de déserteurs,
16:55 calomniés, pour certains, emprisonnés,
16:57 c'était le cas de Pierre Mendès-France,
16:59 de Georges Mandel,
17:01 qui ont été ensuite
17:03 au procès de Rion,
17:07 qui est un procès plus connu que l'histoire du Massilia,
17:09 mais voilà, c'était un grand commis de l'État,
17:12 qui, juste avant la guerre,
17:14 avait été à l'origine de la création du Festival de Cannes,
17:17 qui aurait dû ouvrir ses portes
17:19 le 1er septembre 1939,
17:21 et qui évidemment a été annulé
17:23 pour cause de guerre mondiale.
17:24 - Alors ce qui est très émouvant,
17:25 c'est que vous racontez dans le livre à la fois
17:27 la façon dont votre père s'est teint,
17:29 assez âgé,
17:31 toujours assez beau,
17:33 mais en même temps décati,
17:35 et le grand-père,
17:37 alors lui, c'est la résistance à la vie,
17:40 a fait de lui quelqu'un
17:42 qui a été touché par la gangrène,
17:44 qui a été amputé,
17:47 qui a été enfin au Festival de Cannes,
17:50 dont on a reconnu qu'il avait la paternité,
17:52 et on voit les images
17:54 où il est là, souffrant,
17:56 à côté de Michel Morgan,
17:58 au moment du film "La Symphonie pastorale",
18:00 si ma mémoire est bonne,
18:02 d'après André Gide.
18:04 Donc il y en a un qui a énormément souffert,
18:06 et l'autre qui a énormément joui de la vie,
18:08 et pour les deux, ça se termine relativement mal.
18:10 Dernière partie de notre conversation,
18:13 c'est évidemment la définition de fille
18:15 et du rôle entre le masculin et le féminin,
18:18 parce que ces pères-là,
18:20 vous le dites Virginie,
18:22 c'est très difficile de se définir
18:24 par rapport à vos amoureux,
18:26 par rapport à votre enfant,
18:28 quand on a eu un père comme ça,
18:30 à la fois un peu mystérieux,
18:32 mais en même temps très présent dans une vie.
18:34 C'est quand même un des axes de réflexion du livre.
18:36 - Oui.
18:38 D'autant plus que,
18:40 je ne sais pas en quelle année Violette est née,
18:42 moi je suis née en 1973,
18:44 donc je suis contemporaine de Me Too,
18:46 et de discours sur ce que doit être
18:48 une femme, une jeune fille,
18:50 contemporaine d'un moment
18:52 où on remet les pendules à l'heure,
18:56 mais je suis trop vieille
19:00 pour avoir appris tout ça.
19:02 Et donc je regarde maintenant
19:04 la façon dont mon père était
19:08 avec les autres femmes,
19:10 dont il était...
19:12 - Volage, vous le dites.
19:14 - Oui, voilà, volage.
19:16 Je regarde ça avec un regard
19:18 qui est sûrement...
19:20 que je n'avais pas il y a 20 ans,
19:22 évidemment j'ai grandi,
19:24 mais qui est aussi teinté de Me Too.
19:28 - Mais est-ce que c'est un signe nostalgique ?
19:30 Est-ce qu'entre la journaliste
19:32 que vous êtes aujourd'hui
19:34 et celle qui a cette histoire de famille compliquée,
19:36 il y a un bagarre entre, au fond,
19:38 la morale contemporaine
19:40 et la nostalgie qui vous habite ?
19:42 - Non.
19:44 Comme l'a dit Violaine,
19:46 je trouve que...
19:48 Et en plus, j'ai un fils qui a 19 ans,
19:50 Raphaël,
19:52 que la façon dont les hommes sont présentés
19:56 est problématique.
20:00 C'est-à-dire que se entendre
20:02 toute la journée,
20:04 quand on a 15, 16 ans,
20:06 qu'un homme est un violeur potentiel,
20:08 que certaines femmes ont décidé
20:10 de vivre sans hommes,
20:12 je voyais l'autre jour,
20:14 des brouilles parfaitement sans hommes,
20:16 qu'on peut les éliminer complètement.
20:18 Je trouve ça très difficile pour un adolescent.
20:20 - Vous dites pour vous-même que c'est impossible.
20:22 C'est très compliqué, les hommes, pour vous,
20:24 mais en même temps, si vous avez une passion pour eux.
20:26 Vous, vous avez deux enfants,
20:28 vous avez vécu 20 ans aux États-Unis,
20:30 vous êtes partie là-bas,
20:32 vous avez monté une sorte de petite activité
20:34 autour de la littérature,
20:36 autour des événements culturels.
20:38 Un compagnon qui s'appelle Tom,
20:40 deux enfants, qui sont Georges et Sissi,
20:42 et qui sont tous les deux encore là-bas.
20:44 Est-ce qu'aux États-Unis, justement,
20:46 ce rapport masculin-féminin
20:48 par rapport à ce que décrivait Virginie
20:50 est devenu vraiment violent ?
20:52 Ou est-ce qu'on en est déjà revenu ?
20:54 Parce que ça a une dizaine d'années.
20:56 - On en est déjà revenu d'une certaine manière
20:58 et d'une autre manière, c'est indépassable aussi.
21:00 Une fois qu'on a passé ce cap,
21:02 on ne peut plus vraiment revenir en arrière.
21:04 C'est-à-dire que le questionnement reste là,
21:06 la remise en question reste là.
21:08 Mais je crois qu'on arrive à un moment...
21:10 Après, c'est difficile de généraliser aussi.
21:12 Les États-Unis est un vaste pays
21:14 dans lequel il y a beaucoup de politiques différentes.
21:16 Je vis à New York, qui est vraiment...
21:18 - C'est différent de la Floride.
21:20 - ...particulièrement libéral...
21:22 Enfin, libéral à l'américaine,
21:24 c'est-à-dire de gauche.
21:26 Enfin, non républicaine, en tout cas.
21:28 Et...
21:30 Mais...
21:32 Donc, c'est impossible de faire des généralités
21:34 à ce point, mais ce qui est certain,
21:36 il me semble,
21:38 c'est qu'on ne peut pas faire sans le masculin.
21:40 On ne peut pas simplement exclure le masculin.
21:42 On ne peut pas le rayer et l'annihiler.
21:44 Il faut le réhabiliter.
21:46 Il faut aussi, je pense,
21:48 donner des codes aux garçons
21:50 et aux futures générations d'hommes
21:52 pour...
21:54 Pour les...
21:58 Enfin, pour qu'ils parviennent aussi
22:00 à une plus grande harmonie entre les gens,
22:02 entre les sexes.
22:04 - Et si je prends l'exemple, Jélène,
22:06 qui a eu des difficultés psychologiques
22:08 considérables, à laquelle vous avez
22:10 consacré un livre,
22:12 d'une certaine manière,
22:14 on peut dire qu'elle a quand même été victime
22:16 de Denis.
22:18 Donc, c'est un peu la même question
22:20 que celle que je posais tout à l'heure à Virginie.
22:22 C'est-à-dire que vous avez à la fois une histoire
22:24 qui est très caricaturale. Je parle de la famille,
22:26 pas vous. Du patriarcat
22:28 à l'ancienne, une sorte d'œuvre,
22:30 comme a écrit Jacques Chessex,
22:32 l'écrivain suisse,
22:34 et tout d'un coup, on se retrouve dans une situation
22:36 qui est complètement à l'opposé.
22:38 Vous cherchez un équilibre,
22:40 et donc de ça n'est peut-être l'écriture.
22:42 - Tout à fait.
22:44 Ce que vous dites est tout à fait juste.
22:46 Et à cet endroit, c'est comme je l'écris
22:48 dans le livre de manière parfaitement autobiographique,
22:50 dans ce roman
22:52 qui, par ailleurs, n'est pas que
22:54 mon histoire personnelle,
22:56 qui n'est pas que la vérité, qui est aussi une fiction.
22:58 - Comme Virginie Dey.
23:00 - C'est vrai que je pense
23:02 que ma mère a été profondément
23:04 victimisée par cette situation.
23:06 Mais après, je suis
23:08 aussi la 8e fille de mon père.
23:10 Je suis la numéro 8,
23:12 comme il aimait m'appeler dans le monde.
23:14 Je suis une fille, de fait,
23:16 à une génération qui,
23:18 comme Virginie, on n'a pas tout à fait le même âge,
23:20 mais on est de la même génération à peu près,
23:22 où les filles n'avaient pas
23:24 la même place dans la famille
23:26 qu'elles peuvent avoir aujourd'hui.
23:28 - Donc ça a considérablement changé, mais ce qui est aussi émouvant,
23:30 c'est qu'après ces années américaines,
23:32 deux fois dix ans, quand il souffre...
23:34 Alors, il vient vous voir aux Etats-Unis,
23:36 souvent, du temps de sa splendeur,
23:38 et puis quand il souffre, c'est vous qui venez.
23:40 Il est très mal.
23:42 - J'ai été une fille
23:44 dévouée,
23:46 et je crois...
23:48 Enfin, je...
23:50 Et je me sens tout à fait...
23:52 Je me suis sentie tout à fait
23:54 à ma place dans ce rôle aussi,
23:56 et je n'ai jamais eu...
23:58 Alors que j'ai plutôt un comportement...
24:00 Enfin, j'ai appelé ma fille Georges,
24:02 après...
24:04 À la suite de son grand-père, Georges Huisman,
24:06 qui était un peu notre monument...
24:08 - Familial. - Monument national, familial.
24:10 Et j'ai une perspective
24:12 plutôt féministe sur le monde,
24:14 mais dans mon rapport
24:16 à mon père,
24:18 j'étais aussi très heureuse d'accepter
24:20 cette place d'enfant,
24:22 voilà, avec...
24:24 Avec...
24:26 Ce que mon père imposait aussi du patriarcat.
24:28 - Alors, bien génie, là,
24:30 vous êtes extrêmement malicieuse.
24:32 Je ne sais pas si c'est fait exprès.
24:34 C'est qu'au fond, vous vous apesantissez
24:36 sur papa, que vous n'appelez jamais papa,
24:38 Jean-Michel, mais alors
24:40 vous le mettez à distance. C'est-à-dire qu'il y a
24:42 beaucoup de choses qu'on devine de lui
24:44 en rapport à la boisson,
24:46 éloignement,
24:48 qui reste un domaine mystérieux. C'est-à-dire que vous êtes
24:50 très analytique,
24:52 et en même temps, on sent...
24:54 Je ne vous donnez qu'un seul exemple. Vous dites qu'il meurt
24:56 après 10 années de souffrance
24:58 qui concerne
25:00 des cancers multiples, mais alors là,
25:02 rideau noir.
25:04 On ne sait pas plus. - Oui.
25:06 Je crois que je n'avais pas envie, c'est ce que je
25:08 disais au début de l'émission, de passer,
25:10 de me replonger dans
25:12 ces mois à l'hôpital, et pour
25:14 ce qui est des ellipses,
25:16 des autres ellipses, je me suis rendue compte
25:18 qu'écrire une fiction, ce serait plus
25:20 pratique, parce que, oui,
25:22 j'ai retenu beaucoup de choses.
25:24 - Et est-ce que vous avez l'impression, l'une et l'autre, ce sera ma dernière question,
25:26 comme quoi il y en a toujours une derrière, c'est que d'abord,
25:28 je reconseille à ceux
25:30 qui nous regardent, d'écouter ces deux livres,
25:32 que vous allez passer
25:34 à cause, justement, vous,
25:36 de ce double saut, et vous d'un premier
25:38 saut, à la littérature
25:40 qui sera la littérature totalement
25:42 de la fiction, puisque vous travaillez aussi dans ce domaine.
25:44 France Culture, vous interviewez
25:46 Anke, vous travaillez
25:48 beaucoup sur la littérature. - J'écris, oui.
25:50 - Des critiques de livres. - Est-ce que
25:52 c'est définitif maintenant, vous êtes
25:54 certaine que vous allez y arriver,
25:56 ou vous avez envie d'y arriver, définitivement ?
25:58 - J'ai envie d'y arriver,
26:00 j'ai envie d'écrire vraiment de la fiction,
26:02 pour être plus à l'aise. - Pour vous les livrer.
26:04 - Oui.
26:06 Je pense que j'écris vraiment de la fiction.
26:08 - C'est vrai. Non mais à un moment,
26:10 il va falloir les abandonner, quand même, cette famille.
26:12 - Pourquoi ? - Je ne sais pas.
26:14 Mais faire les Thibauts, comme Angé Martin Dugard,
26:16 qui est une des relectures préférées
26:18 de Jean-Michel Boclelet, c'est-à-dire
26:20 des sagas familiales.
26:22 - Je ne sais pas.
26:24 - Oui, tant mieux. - Je ne sais pas
26:26 s'il est nécessaire de les abandonner.
26:28 Je ne sais pas. Je n'ai pas l'impression
26:30 que Marguerite Duras ait abandonné sa mère à aucun moment.
26:32 Il me semble que
26:34 Marcel Proust n'a pas vraiment
26:36 abandonné la sienne,
26:38 non plus.
26:40 Il y a des exemples en littérature de fiction
26:42 qui tournent autour d'une histoire familiale.
26:44 - C'est pour ça que je parlais
26:46 de Kafka tout à l'heure, avec l'être à mon père.
26:48 Bien sûr, oui,
26:50 je parlais de vous, là.
26:52 Ni de Proust, ni de Marguerite Duras, ni de Kafka.
26:54 Je parlais de Viollaine.
26:56 - Oui, mais je ne sais pas.
26:58 Je ne pourrais pas encore répondre.
27:00 - Merci en tout cas à toutes les deux.
27:02 Et franchement, regardez ces livres.
27:04 Achetez-les, parce qu'il faut quand même les acheter.
27:06 Pour les lire, vous passerez un moment magnifique
27:08 en compagnie de ces deux personnages,
27:10 donc Jean-Michel Boclet, né Denis Bissement,
27:12 et puis en plus de leur famille,
27:14 d'une grande partie de l'histoire de France,
27:16 les troncs glorieuses pour Jean-Michel.
27:18 Et évidemment, la reconstruction après la guerre,
27:20 avec votre grand-père,
27:22 et évidemment avec vous aussi,
27:24 une grande partie de la politique culturelle,
27:26 puisqu'il s'était beaucoup occupé
27:28 des peintres, de Braque, de Léger,
27:30 de Maurice Denis,
27:32 de beaucoup de gens qu'il a fait acheter à l'État français
27:34 alors que personne n'en voulait.
27:36 Donc félicitations.
27:38 Merci à toutes les deux d'être venues.
27:40 Ça nous a fait beaucoup plaisir.
27:42 Merci.
27:44 [Musique]
27:56 C'était Au bonheur des livres, avec le Centre national du livre.

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