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En 1912, un archéologue allemand découvre à Amarna, en Moyenne-Égypte, le buste de l’épouse du pharaon Akhenaton, la reine Néfertiti. Elle devient dès lors la "Joconde" de Berlin, et bientôt l’icône de la beauté féminine.

L’historienne Bénédicte Savoy nous raconte comment les transferts d’objets archéologiques mobilisent l’imaginaire des sociétés industrielles, qui luttent pour conquérir, à travers le passé, les valeurs esthétiques du présent.

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Personnes
Transcription
00:00 ...
00:20 -Une reine condamnée à l'oubli,
00:23 un voyage de l'Egypte antique au Berlin des années folles,
00:26 un choc amoureux.
00:28 Dans ce numéro, Patrick Boucheron invite l'historienne de l'art
00:32 Bénédicte Savoy avant de retrouver la chronique
00:35 de l'historienne Manon Bril.
00:37 ...
00:40 -C'est l'histoire d'un visage qui revient.
00:44 Il revient et il revit sous les yeux de celles et ceux qui l'admirent.
00:49 Le premier à l'admirer, c'est un archéologue allemand
00:52 qui exhume des sables égyptiens en 1912 un vestige.
00:57 Un vestige qu'il reconnaît comme une beauté,
01:00 non pas égyptienne, mais une beauté contemporaine.
01:04 Le visage qu'il reconnaît, c'est celui de Nefertiti,
01:07 reine d'Egypte, épouse d'Akhenaton.
01:10 Mais c'est aussi le visage rêvé de la beauté contemporaine.
01:16 Il devient la Joconde de Berlin.
01:19 L'histoire qu'on a à raconter est une histoire de rivalité nationale,
01:24 de concurrence entre les musées, de restitution.
01:29 Mais c'est aussi une histoire d'émerveillement,
01:32 de transport amoureux.
01:35 Pour en parler, Bénédicte Savoy,
01:38 historienne de la vie sociale des objets,
01:41 historienne de la vie sensible de celles et ceux qui regardent les objets.
01:46 [Musique]
02:00 On est le 6 décembre 1912 au milieu de l'Egypte, à Tell el-Amarna.
02:03 En hiver, puisque les fouilles ont lieu en hiver,
02:06 dans toute l'Egypte se trouvent des équipes d'archéologues internationaux,
02:10 des Américains, des Italiens, des Allemands, des Français,
02:14 qui sont en train d'excaver ce que le sol de l'Egypte renferme encore.
02:18 Et une équipe d'archéologues dirigée par un Allemand, un Berlinois, Ludwig Porschart.
02:23 Et je dis une équipe parce qu'évidemment il n'est pas seul.
02:25 Ceux qui creusent vraiment, ce sont des Égyptiens,
02:27 des personnes recrutées localement, des enfants d'ailleurs parmi eux.
02:31 Ils vont trouver l'atelier d'un sculpteur.
02:33 [Musique]
02:45 C'est un événement considérable puisque dans un atelier de sculpteur,
02:49 on trouve des œuvres d'art, beaucoup d'un coup,
02:52 à différents stades de leur réalisation.
02:54 Des esquisses, des œuvres finies.
02:57 Parmi ces pièces, les archéologues berlinois vont trouver
03:00 le célèbre buste de Nefertiti qui va révolutionner l'idée qu'on se fait de l'art égyptien.
03:06 [Musique]
03:13 Les archéologues ne savent pas encore que c'est Nefertiti,
03:16 mais sa beauté, ses couleurs, son rayonnement, sa tenue
03:20 font qu'ils comprennent tout de suite qu'ils sont face à une œuvre majeure de l'histoire de l'art.
03:24 [Musique]
03:29 On a le journal des fouilles avec cette phrase souvent citée de l'archéologue Ludwig Borschardt
03:34 qui dit au moment où il la voit, "Elle est trop belle pour être décrite, il faut la voir."
03:38 [Musique]
03:47 Autour de cette reine presque inconnue, les mystères s'accumulent encore.
03:51 Elle est née il y a environ 3440 ans.
03:54 On lui donne le nom de Nefertiti qui signifie "la belle est venue".
03:59 Elle n'a que 15 ans quand elle épouse le futur pharaon Akhenaton.
04:03 D'une beauté sublime, ils seront le double visage d'une véritable révolution
04:08 dans l'histoire de l'Egypte ancienne.
04:10 "Face contre terre devant le dieu vivant."
04:13 [Musique]
04:18 Akhenaton renonce au dieu de ses ancêtres pour le culte d'un dieu unique,
04:23 Aton, le dieu soleil, dont Nefertiti devient la grande prêtresse.
04:27 Ils abandonnent Thèbes pour déplacer la capitale du Nouvel Empire à Amarna,
04:31 au milieu du désert.
04:33 Et Amarna devient le cœur de tous les bouleversements religieux, politiques, artistiques.
04:38 [Musique]
04:41 Fait rare dans l'Egypte antique, on représente souvent Nefertiti
04:45 en situation de pouvoir aux côtés d'Akhenaton
04:48 ou lors de scènes intimes avec leurs sept enfants, dont le jeune tout en camon.
04:52 Une politique des images qui rend encore plus troublante
04:55 sa disparition brutale de la communication officielle.
04:58 Écartée par Akhenaton, elle serait morte en disgrâce vers 35 ans.
05:03 Reine tragique et mythique.
05:07 Et ce qui a fait de cette découverte un événement mondial,
05:10 c'est que cette période d'Amarna avait subi ce qu'on appelle la damnation mémoriae,
05:15 c'est-à-dire l'effacement des traces par les successeurs d'Akhenaton.
05:19 Après la mort d'Akhenaton, les pharaons qui arrivent à sa suite
05:23 décident de rétablir l'ordre ancien, de rétablir le polythéisme
05:28 et d'effacer toutes les traces de cette courte période de l'Histoire.
05:32 Et cet effacement total des traces est responsable du fait
05:35 qu'on ne savait rien d'Amarna jusqu'aux années 1900
05:39 et que c'est très tard donc qu'on découvre que cette période de l'Histoire a existé.
05:43 Et quand en plus de cela, on en découvre les traces matérielles,
05:47 donc des objets qui n'ont pas été détruits, qui n'ont pas été effacés,
05:51 ils sont encore plus des vestiges précieux du passé.
05:56 Or, à ce moment-là, en 1912, il y a eu une réglementation assez stricte
06:00 qui oblige à effectuer ce qu'on appelle un partage des fouilles,
06:03 c'est-à-dire que quand on trouve 20 pièces, il faudra que 10 pièces restent en Égypte,
06:08 enfin restent entre les mains du service des Antiquités d'Égypte
06:11 qui est un service français, et puis les 10 autres pourront partir à Boston,
06:16 à New York, à Berlin, à Paris, chez les archéologues qui les ont trouvées.
06:22 Et au terme de ce partage, Ludwig Bordschart, l'archéologue berlinois,
06:40 obtient d'emporter, entre autres pièces, le buste de Nefertiti à Berlin.
06:47 Le résultat de cette fouille va être exposé au musée égyptien en 1913,
06:51 sauf Nefertiti. Pourquoi ?
06:54 Parce que les Allemands craignaient peut-être que ceux qui avaient autorisé son exportation
07:01 regrettent de l'avoir autorisé, par prudence donc.
07:04 Et quand les œuvres trouvées à Tell el-Amarna arrivent à Berlin,
07:07 elles arrivent dans une métropole européenne surexcitée,
07:10 une métropole où sont réunies les avant-gardes de la peinture, de la danse, de la musique.
07:14 Les premiers cinémas commencent à attirer du monde, les drogues se déploient,
07:19 le tango est extrêmement à la mode, les transsexuels, les travestis
07:23 attirent un public non seulement berlinois mais aussi de touristes.
07:28 Et au moment où ces pièces vont être montrées à Berlin,
07:32 précisément à ce moment-là se tient l'une des grandes expositions des avant-gardes du XXe siècle,
07:36 l'exposition qui réunit les expressionnistes, les futuristes, les cubistes,
07:42 et cette exposition d'art contemporain qui va révolutionner
07:46 ou qui va faire date dans l'histoire de l'art contemporain au XXe siècle
07:49 se tient à quelques centaines de mètres de l'exposition Tell el-Amarna au musée égyptien.
07:55 On a un clash des moments historiques, ceux qui regardent vers l'avant, les futuristes,
08:02 et de l'autre côté ceux qui sont attirés par l'antiquité mais une antiquité différente.
08:09 Les Européens n'ont pas attendu les fabuleuses découvertes d'Amarna
08:17 pour se passionner pour l'Egypte antique.
08:20 Momies, pyramides et temples en ruines les fascinent dès le Moyen-Âge.
08:25 Napoléon Bonaparte met le feu aux poudres en lançant sa campagne d'Egypte en 1798.
08:32 On dévore les récits de voyages au fil d'une île.
08:35 Paris est conquis par des monuments de style égyptien.
08:38 La déesse Isis devient la patronne de la capitale et Cléopâtre la muse des poètes.
08:44 Artistes et écrivains succombent à ce puissant goût de l'Egypte.
08:53 Des auteurs comme Théophile Gautier dont le roman de la momie est un franc succès.
08:58 Entre 1822 où Champollion redécouvre les hiéroglyphes
09:02 et 1922 où Lord Carnavon retrouve la tombe de Toutankhamon,
09:06 tout un siècle est traversé par cet emballement occidental, l'Egyptomanie.
09:11 Avec en 1869 l'ouverture hautement symbolique du canal de Suez
09:16 qui trace un lien de la mer Rouge à la Méditerranée.
09:20 L'œuvre d'un artiste de Nefertiti dans toute sa splendeur,
09:23 dans tout son caractère exceptionnel,
09:26 va être montrée seulement en 1924 à Berlin dans un cadre tout blanc.
09:30 Elle est posée sur un socle dans une petite vitrine uniquement pour elle,
09:35 éclairée par le haut, par une lumière naturelle.
09:38 Et face à elle se trouve son mari, lui-même sur un socle,
09:42 dans une vitrine à quenaton et il se regarde.
09:45 [Musique]
09:53 La presse de l'époque incite les prolétaires à aller voir cette exposition
09:58 en expliquant que, allez-y, Prolétaire, c'est une exposition
10:01 pour laquelle on n'a pas besoin d'avoir de connaissances historiques,
10:04 c'est une expo pour tout le monde et vous allez voir,
10:06 les gens d'Amarna nous ressemblent.
10:08 C'est-à-dire que se produit un raccourci historique phénoménal
10:12 entre l'homme ou la femme, la civilisation des années 1900,
10:18 et l'homme ou la femme des années 1400 avant Jésus-Christ,
10:23 qui tout d'un coup ont l'impression, ceux de 1900,
10:26 qu'ils sont les mêmes, qu'ils se sont retrouvés eux-mêmes dans le sable.
10:31 [Musique]
10:35 Ce qui va transformer le buste des Nefertiti en Negeri de Berlin,
10:38 en Joconde de Berlin, c'est son extrême beauté d'une part,
10:41 et le fait que cette beauté, comme par un miracle historique,
10:45 correspond au canon de la beauté des années 1920, Greta Garbo,
10:49 [Musique]
10:51 et d'autres femmes hiératiques, un peu dures,
10:55 et en même temps distantes, mais extrêmement belles.
10:57 [Musique]
11:02 Elle est trouvée et montrée à une époque où c'est ce genre de femmes-là
11:06 que le cinéma, que la mode, que la littérature aiment.
11:11 [Musique]
11:15 Ce buste de Nefertiti, qui est en fait un objet, devient un sujet.
11:20 Nefertiti se transforme progressivement dans le regard des gens,
11:25 du public, dans la publicité, dans les magazines, en une personne réelle.
11:30 [Musique]
11:35 Toujours à l'avant-garde du progrès, la télévision vous propose ce soir
11:39 un bond en arrière, et pas un petit bond, croyez-moi, un grand bond,
11:44 un bond de 35 siècles vers le profil de Nefertiti dans la vallée des rois égyptiennes.
11:51 Par ici. Non, non, non, voilà, par là, mais si.
11:56 Pardon, que l'on vous voit cette fois-ci en entier, merci.
11:59 Madame Avron de Paris, notre Nefertiti 1959.
12:05 Regardez-moi, d'abord parce que c'est très agréable pour moi,
12:07 ensuite parce qu'on vous voit de profil, et Nefertiti se présentait de profil.
12:11 Maintenant vous pouvez regarder nos téléspectateurs de face.
12:17 Voici la fameuse coiffure qui a demandé un petit peu de temps.
12:20 Vous êtes heureuse, madame ou mademoiselle ?
12:22 Madame.
12:23 Madame, vous êtes heureuse, madame ?
12:24 Oui.
12:25 [Musique]
12:35 Le buste de Nefertiti n'est pas seulement l'incarnation de la beauté,
12:39 l'incarnation de l'histoire complexe du XXe siècle,
12:42 elle est aussi l'incarnation de cette très difficile question
12:46 de la restitution des œuvres d'art.
12:49 Ou pour le formuler autrement,
12:51 pose peut-être plus qu'aucune autre œuvre dans un musée cette question,
12:56 à qui appartient la beauté ?
12:59 Est-ce que la beauté appartient à ceux qui, pour des raisons historiques,
13:03 parce que l'Égypte a été longtemps sous pouvoir colonial britannique et français,
13:07 est-ce qu'elle appartient à ceux qui ont pu se l'approprier dans ce contexte,
13:11 en l'occurrence les Allemands, les Berlinois,
13:13 ou est-ce qu'elle appartient à ceux qui vivent aujourd'hui sur la terre
13:17 d'où elle a été sortie il y a plus de cent ans ?
13:21 Elle est devenue une berlinoise par sa présence à Berlin, en quelque sorte,
13:25 et par les effets d'appropriation populaire qui ont eu lieu autour d'elle,
13:29 mais malgré son absence en Égypte,
13:32 elle est aussi une icône pour les Égyptiens jusqu'à aujourd'hui,
13:35 et quand on se promène au Caire, on voit beaucoup,
13:37 dans les magasins de souvenirs, des bustes de Nefertiti,
13:40 alors qu'elle n'est pas là.
13:41 Ce jeu de la présence et de l'absence.
13:44 Quand Nefertiti quitte l'Égypte coloniale de 1913,
13:47 c'est avec la bénédiction officielle du service français des Antiquités.
13:52 Mais après le carnage de la Première Guerre mondiale,
13:55 les Français exigent sa restitution.
13:57 Le refus légitime des Allemands lance d'interminables négociations.
14:01 Il faut attendre l'autonomie de l'Égypte pour qu'un accord s'ébauche enfin
14:05 entre Berlin et le Caire.
14:07 Les Allemands, en tant que paysans,
14:09 demandent de la réunification de l'Allemagne et de la réunification de l'Égypte
14:13 pour qu'un accord s'ébauche enfin entre Berlin et le Caire.
14:17 L'échange de Nefertiti contre d'autres pièces.
14:20 Un rêve égyptien anéanti par l'arrivée d'Hitler au pouvoir.
14:24 Après la Seconde Guerre mondiale, Nefertiti reste à Berlin-Ouest,
14:28 tandis qu'Akhenaton attend à Berlin-Est une réunification de l'Allemagne
14:32 qui les réunira aussi.
14:34 L'Égypte des années 2000 revient avec insistance
14:37 sans aucun résultat.
14:39 Nefertiti reste un sujet de tension diplomatique.
14:42 En 2015, deux artistes, Nora Al-Badri et Yann-Nicolas Inelles,
14:50 scannent son buste et en installent une réplique parfaite au cœur du Caire.
14:54 Une façon de rendre l'objet d'histoire à son origine,
14:58 un objet d'art qui allait se jouer de l'espace et du temps.
15:04 Et quand la culture populaire s'en mêle,
15:07 c'est l'historienne Manon Bril qui en fait sa chronique.
15:10 Si c'est vrai qu'en matière de reine égyptienne,
15:14 le grand public va d'abord penser à Cléopâtre,
15:16 pour autant, Nefertiti dans la pop culture n'est pas en reste.
15:19 Et oui, déjà en 1991, elle a été choisie par Michael Jackson
15:22 pour figurer au centre de son clip "Remember the Times".
15:25 Incarnée par la top-modèle Imane,
15:27 qui porte justement la coiffe iconique du buste de Berlin,
15:31 elle est carrément mise en scène comme l'ancien amant du King of Pop.
15:34 Cet accessoire de la coiffe, c'est même ce qui permet aux stars
15:37 d'incarner ce que représente la reine égyptienne aux yeux du grand public.
15:40 La puissance, le charisme, la beauté fatale, l'autorité, etc.
15:44 Et qui plus est dans la communauté afro-américaine ?
15:47 Regardez par exemple Rihanna, qui en 2017 a fait la couverture de Vogue Arabia,
15:51 coiffée en Nefertiti.
15:52 Et on peut même dire que la star a la reine dans la peau
15:54 puisqu'elle s'est fait tatouer notre fameux buste de Berlin sur le flanc.
15:57 Dans la peau, tatouée...
16:00 Et Riri n'est pas la seule à être fan de Nefertiti,
16:02 c'est aussi le cas de Beyoncé.
16:04 Et oui, Queen Bey utilise très régulièrement les références égyptiennes
16:07 dans ses mises en scène ou dans sa communication.
16:09 Par exemple, on peut encore retrouver notre buste berlinois
16:12 dans le shooting de sa grossesse.
16:13 Et en avril 2018, elle a porté encore notre coiffe iconique
16:17 sur la scène du festival américain Coachella,
16:19 entourée de danseuses en body tout en camon.
16:22 Bref, les souveraines égyptiennes sont plus éternelles que les momies
16:25 et les reines du hip-hop veulent hériter de leur aura.
16:27 Et tant que jamais Nefertiti est actuelle,
16:29 elle est l'icône de nos queens, la queen de nos icônes.
16:32 Si Nefertiti revenait en Égypte,
16:43 elle reviendrait transformée.
16:46 L'objet d'art d'avoir été transporté
16:50 se trouve transformé.
16:52 Et ça pose évidemment la question de la restitution
16:55 du patrimoine artistique.
16:57 "Restituer le patrimoine africain",
16:59 c'est le titre d'un livre de Bénédicte Savoy, de Felwin Sar,
17:03 paru à la fin de l'année 2018.
17:06 Bonne lecture et on se retrouve la semaine prochaine.
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