Le photographe et artiste français JR sort le 12 juin son nouveau film "Tehachapi", tournée dans une prison de haute sécurité américaine. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-05-juin-2024-4953654
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00:00 * Extrait de France Inter *
00:15 A même la chaussée, sur des trains, sur des murs frontières, sur des façades de bidonvilles.
00:19 Parce que ces installations sont souvent illégales, il apparaît toujours caché derrière des
00:23 lunettes noires et un chapeau.
00:25 C'est devenu sa signature.
00:27 Je le vois ici donc face à moi avec des lunettes noires et un chapeau.
00:30 Bonjour Gilles !
00:31 Bonjour Sonia !
00:32 Votre film, Théâtre Chapy, sort au cinéma dans une semaine.
00:36 Il est absolument formidable.
00:38 Vous pouvez le voir avec des ados, les miens ont adoré.
00:41 Alors où, enfin ce film, c'est comment vous, Gilles, et nous, spectateurs, nous allons
00:47 nous prendre d'amitié pour un mec qui a tatoué sur la joue une énorme croix gammée.
00:52 Franchement, je ne pensais pas que ça pourrait m'arriver.
00:55 Théâtre Chapy, c'est le nom d'une prison en Californie, un centre pénitentier de haute
01:00 sécurité où vous menez un projet insensé depuis 2019.
01:04 Est-ce que, Gilles, vous pourriez nous décrire la vie des détenus de niveau 4 ?
01:08 Déjà, je me suis retrouvé là-bas totalement par hasard.
01:11 Je pense que quand j'étais arrivé, du fait que je n'étais pas préparé, ça m'a donné
01:16 un élan de naïveté énorme et peut-être qu'il m'a sauvé, qu'il m'a permis d'aller
01:21 jusqu'au bout et de mener ce projet qui continue depuis plus de 4 ans et de voir comment l'art
01:26 pouvait avoir un impact dans une prison comme ça.
01:28 Niveau 4, c'est le maximum de la sécurité.
01:30 C'est l'armée qui est dans la prison, les gardiens ne sont pas dans les cours, seulement
01:34 dans les miradors.
01:35 Avec des gilets pare-balles.
01:36 Avec des gilets pare-balles.
01:37 Les prisonniers sont souvent dans des cages, une par une, séparés.
01:41 En fait, on voit ça au cinéma et on se dit toujours, dans les films américains, que
01:44 c'est exagéré.
01:45 Et le niveau de violence qui règne au niveau 4, c'est-à-dire que plusieurs fois vous pénétrez
01:49 dans la cour, sur le sol il y a des traces de sang, il y a des gangs qui s'affrontent,
01:53 ça finit avec poignards, rixes et des morts.
01:57 Exactement.
01:58 D'ailleurs, on voit des scènes dans le film, devant certaines de mes œuvres, où des émeutes
02:03 reprennent.
02:04 Donc c'est réel et c'est un contexte quotidien là-bas.
02:09 Et comment l'art peut s'infiltrer ? On a recollé toute une prison comme ça.
02:14 Même moi encore aujourd'hui, je me demande comment c'est possible.
02:16 C'est un film sur le système carcéral américain, mais pas seulement.
02:20 C'est une réflexion en creux sur un système judiciaire qui incarcère des jeunes, gens
02:25 très jeunes, à vie quasiment.
02:27 Qu'est-ce qu'elle change ? Ces peines à quasi-perpétuité ?
02:30 La plupart des gens que j'ai rencontrés là-bas, comme ce Kevin dont vous parliez,
02:36 qui a la croix gammée, étaient rentrés quand ils avaient 16, 17 ans, des fois 19
02:39 ans.
02:40 Et moi je les retrouve 20, 30 ans plus tard, ils ne sont plus la même personne.
02:44 Mais en même temps, ils ont toujours ces mêmes tatouages.
02:47 Donc moi je suis obligé de les juger quand je les vois.
02:49 Et puis petit à petit, à force de passer du temps dedans, j'ai été obligé de me
02:52 poser la question "mais est-ce qu'ils ont changé ?" Et cette question je ne l'avais
02:56 pas prévue.
02:57 Je me suis demandé maintenant, moi si j'ai déjà changé dans ma vie, pourquoi pas eux ?
03:00 Et ça pose une question tellement profonde qu'au début j'étais…
03:04 En fait j'utilisais, j'avais une chance dingue avec le permis que j'avais, ça paraît
03:09 complètement fou et je pense qu'on ne pourrait plus jamais me donner ce permis-là.
03:11 Je pouvais rentrer avec mon téléphone et avoir mes réseaux sociaux.
03:14 Ce qui fait que quand moi je rencontrais ce Kevin qui avait sa croix gammée, je postais
03:18 une photo de lui sur les réseaux en disant "j'ai rencontré ce mec-là, il me dit
03:21 qu'il va enlever sa croix gammée mais je ne sais pas".
03:23 D'un coup, branle bas de combat sur les réseaux, tout le monde qui dit "attention,
03:26 on ne peut pas poster des choses comme ça".
03:28 Je retournais voir Kevin, je lui disais "ah, ça fait combien de temps que tu es là ?"
03:31 Il me dit "moins 15 ans".
03:32 Je lui dis "ah, tu es au courant d'un truc qui s'appelle les réseaux sociaux ?"
03:34 Non, il ne sait même pas ce que c'est qu'un smartphone, il ne sait même pas l'utiliser
03:38 évidemment.
03:44 Pour qu'on comprenne, vous avez obtenu hier l'autorisation de monter avec 28 prisonniers
03:51 sélectionnés.
03:52 Un projet, je l'explique, vous les photographiez, puis leurs portraits sont collés sur le béton,
03:59 à même le béton de la cour de la prison, comme une sorte de trompe-l'œil monumental.
04:05 C'est eux qui ont accompli ce boulot avec votre petite équipe, avec les gardiens.
04:11 Comment ça s'est passé l'installation ?
04:12 Il y a aussi des victimes dans les images.
04:15 Il y avait effectivement des prisonniers, des victimes et certaines qui sont venues
04:19 pour le collage et les gardiens.
04:20 L'installation, c'était assez fou parce qu'ils ont dû mettre toute la prison en
04:24 lockdown, l'armée a encerclé la cour, eux sont descendus et d'un coup, toutes les
04:28 heures ont reconté les balais brosses, les ciseaux, parce que tout peut devenir une arme.
04:33 Ce collage s'est passé plus rapidement que prévu, à tel point qu'à un moment,
04:37 j'ai dû ralentir et dire « attendez, si on finit trop vite, vous allez retourner
04:40 en cellule ».
04:41 Ce qui était assez fou, c'est que notamment des gangs qui se mettaient à se parler, et
04:47 les gardiens se mettaient pour la première fois, parce qu'il fallait se demander comment
04:50 on remplit un seau d'eau, à parler aux prisonniers.
04:53 Quand vous parlez des gangs, Gilles, c'est qu'il y a les suprémacistes blancs, il
04:57 y a les afro-américains et il y a les latinos.
05:00 Il y a une pause au milieu de l'installation, vous distribuez des pizzas, des oranges et
05:06 des clémentines, il y a un détenu qui n'a pas mangé une orange depuis 23 ans.
05:10 C'est fou.
05:11 D'ailleurs, ce qu'ils m'ont dit le jour où on a mangé les pizzas, ils m'ont
05:14 dit « ce n'est pas si fou que tu nous amènes des pizzas, mais regarde, tu as posé
05:17 les pizzas sur une même table ».
05:18 Je dis « oui, c'est normal ».
05:19 Ils m'ont dit « ton équipe se sert avec nous ».
05:21 Je dis « c'est normal, pourquoi je ferais deux tables ? ».
05:23 Ils m'ont dit « non, les gardiens se servent aussi avec nous ».
05:25 Ils disent « ça pour nous, c'est plus fou que tout le projet, parce qu'ils nous
05:28 traitent comme des animaux, mais ils mangent avec nous ».
05:31 Et ça veut dire tellement.
05:32 En fait, c'était petit à petit un chemin vers réhumaniser la personne.
05:36 C'est ça.
05:37 Alors, Kevin, justement.
05:39 Kevin avec son énorme croix à gammer, son « white power » tatoué à même le corps.
05:45 Kevin, petit à petit, vous vous rapprochez tous les deux.
05:48 Petit à petit, on s'approche d'une période de libération conditionnelle.
05:53 Petit à petit, on attend le verdict.
05:57 Petit à petit, il va sortir et vous allez l'accompagner.
06:01 Petit à petit, vous allez devenir amis.
06:02 C'est fou, ça paraît dingue.
06:04 Ça paraît dingue et encore aujourd'hui, je me rappelle, je regarde des photos.
06:08 Hier, j'étais dans le TGV avec lui.
06:09 Il est en France.
06:10 Pour la sortie du film, il est en France.
06:13 Et je le voyais au wagon-bar, comme ça, en train de mettre du sucre dans son café.
06:17 Et je regardais sur mon téléphone une photo de lui en maximum sécurité, avec son tatouage,
06:23 etc.
06:24 Et je me rappelais, doutais de me dire « est-ce que ce mec-là a vraiment changé ? »
06:27 Maintenant que ça fait plus de deux ans qu'il est sorti, que je l'ai vu évoluer en société,
06:31 et je le vois parler et échanger, ça me donne un espoir énorme.
06:36 Parce que l'impact du projet est énorme.
06:38 Avec les photos des détenus de Yard, cette installation monumentale, vous avez publié
06:44 leurs témoignages.
06:45 Et ça, ça a eu un impact énorme à l'extérieur de la prison.
06:48 Exactement.
06:49 En fait, le simple fait d'enregistrer leurs histoires, pas une interview, c'est eux
06:52 qui ont enregistré leurs histoires, elles sont sur une app qui est gratuite, qui s'appelle
06:56 JR Mural.
06:57 Et en fait, leurs familles se sont mises à écouter, les gardiens se sont mis à écouter,
07:00 les directeurs de la prison, tout le monde s'est mis à écouter les histoires des
07:02 uns des autres.
07:03 Ce qui fait que le lendemain, ils n'étaient plus inconnus l'un pour l'autre.
07:05 Ce qui fait que quand ils passaient devant un board chaque année, d'un coup, les mecs
07:09 leur regardaient en disant « mais pourquoi toi t'es encore au niveau 4 ? »
07:11 Un Kevin, par exemple, était totalement perdu au niveau 4, ça faisait des années
07:15 qu'il était sorti des gangs.
07:16 Et d'un coup, on a réussi à faire sortir plus de 60 à 70% des participants au projet.
07:22 Du niveau 4.
07:23 Exactement.
07:24 Et ils sont descendus en niveau 3.
07:25 Ils sont sortis en liberté, ils sont passés en niveau 3 dans la même année, 100%, mais
07:28 ensuite ils sont sortis petit à petit sur les 3-4 dernières années.
07:31 JR, il y a une séquence hallucinante dans ce film.
07:36 C'est le moment où, avec la caméra, vous allez accompagner Kevin chez un médecin,
07:42 Dr P, il ne donne pas son nom.
07:44 En plus, c'est la période du Covid, donc en plus cette femme, elle est masquée.
07:47 Et c'est elle qui va travailler au laser sur le visage de Kevin pour effacer cette
07:56 croix gammée.
07:57 Et vous voulez raconter ce qu'elle lui dit à la fin ?
08:01 En fait, on n'a pas eu le temps de lui parler, c'est un endroit associatif.
08:05 Elle nous dit « j'ai pas le temps pour votre film, je bosse, mais bon, j'ai tout
08:08 vu dans ma vie, vous inquiétez pas, vous pourrez venir au moment où votre détenu
08:13 sera là, votre personne sera là, etc.
08:15 » Donc nous, on était là, tous calés, parce que c'est vraiment un endroit où les
08:17 gens sortent de prison et peuvent passer sous...
08:20 Et donc, on arrive là, il s'assoit, il enlève son masque et là elle voit qu'il a une croix
08:26 gammée.
08:27 Elle est choquée, elle dit rien, elle fait son travail au laser.
08:30 Et puis ensuite, elle lui dit « finalement, qui de mieux que moi, une femme juive, pour
08:36 te retirer ton tatouage ? » Et les deux se regardent.
08:39 Et c'est très beau comme scène, parce que Kevin se sent... il est embarrassé et en
08:45 même temps, il se serre la main et il part.
08:48 Mais Kevin, je lui avais amené le livre sur l'Holocauste que Art Spiegelman avait écrit.
08:53 Art Spiegelman lui avait, qui s'appelle Maus, il lui avait signé.
08:56 Il avait lu ce livre et ensuite, il avait appelé sa mère et il lui a dit « putain,
09:00 j'ai lu ça, tu sais, je connaissais pas toute l'histoire, pour moi c'était un
09:04 signe de gang.
09:05 » Et elle dit « mais tu sais que ta famille en Pologne a fini dans les camps parce qu'on
09:08 avait sauvé des juifs à une époque et toi, tu vas en prison aujourd'hui et tu te mets
09:12 une croix gammée sur le visage.
09:13 »
09:14 NICOLAS : Merci Gilles Herre.
09:15 GILLES HERRE : Merci.
09:16 NICOLAS : Théâtre Chapis sort mercredi prochain au cinéma.