• il y a 22 heures
Jacques Audiard, réalisateur du film "Emilia Pérez", était l'invité de Sonia Devillers ce mercredi, pour sa première interview depuis les cérémonies des César & Oscars 2025. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-12-mars-2025-3980893

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00:00Il est 7h49, Sonia De Villers, votre invitée, le réalisateur d'Emilia Pérez, film qui
00:10a décroché deux prix à Cannes, sept Césars, quatre Golden Globes et deux Oscars à Hollywood.
00:16Et ce Nicolas, au terme d'une campagne éreintante émaillée de polémiques.
00:21Les Mexicains se sont sentis insultés, des personnes trans se sont senties méjugées,
00:26d'anciens tweets racistes de l'actrice principale ont été exhumés, cette comédie musicale
00:32est devenue un objet culturel dont le monde entier a parlé.
00:36Bonjour Jacques Audillard.
00:38Bonjour.
00:39La saison des prix, c'est fini, vous rentrez des Etats-Unis, vous vous sentez comment ?
00:43Est-ce que vous vous sentez heureux ? Est-ce que vous vous sentez épuisé, soulagé, fier, agacé ?
00:50Est-ce qu'on peut dire tout ?
00:52Oui, vous avez droit à tout.
00:54Et à la remise des Césars, vous avez cité le pédopsychiatre anglais Winnicott, vous avez dit
00:59« le plaisir de se cacher, la terreur de ne pas être trouvé ».
01:04Oui, c'est beau non ?
01:05C'est très très beau.
01:06C'est ce que j'ai lu de plus profond en ne pouvant s'appliquer au cinéma.
01:11De faire des choses complètement différentes, de sortir de soi et d'être en même temps dans tout ce qu'on fait.
01:17Et la terreur de ne pas être trouvé, la catastrophe de ne pas être découvert, parce que c'est de ça dont il parle Winnicott,
01:24c'est la tristesse de ne pas être vu, de ne pas être reconnu.
01:27C'est la tristesse de rester dans la cave.
01:31Et est-ce qu'aujourd'hui, on ne pourrait pas dire plus tôt, le plaisir de se cacher, la terreur d'être découvert ?
01:37Car aujourd'hui, on a la sensation qu'être exposé, c'est terrifiant.
01:42Ça fait peur aussi de s'exposer.
01:46J'avais un film il y a une dizaine d'années, Un prophète, qui était à l'essentiel.
01:50Qui était nommé lui aussi pour le meilleur film étranger.
01:54C'était dur, c'était compétitif, on n'est pas forcément habitués à ce niveau de compétition ici.
02:01Mais c'était des bisounours à l'époque, maintenant c'est une guerre ouverte entre les productions, les distributeurs, les studios.
02:09Et ça, c'est usant.
02:11Ça nous fait perdre de vue vraiment l'objectif.
02:14C'est-à-dire le cinéma ?
02:14Oui, le cinéma, on ne parle pas de cinéma, on ne parle plus...
02:16Ça veut dire que la campagne des Oscars, c'est comme une sorte de campagne électorale ?
02:20Ou c'est comme une campagne napoléonienne ?
02:22Il faut une armée ? Il faut quoi ?
02:24Il faut être prêt à sortir, à dégainer les plus grosses saloperies contre l'autre.
02:31C'est-à-dire que c'est un jeu équitable.
02:34Non, ce n'est pas équitable, mais c'est comme ça.
02:37Pour moi, c'est très singulier, parce que ça me fait un peu douter de...
02:41Heureusement qu'on croise les confrères ou les consoeurs qui sont jetés dans la même fosse.
02:48Et c'est les gens autour qui vont faire...
02:51C'est les gens de l'industrie, du capital, du commerce qui vont créer cette tension-là.
02:56Ce que vous avez vécu avec la campagne d'Emilia Perez aux Oscars,
03:00est-ce que c'est le signe d'une Amérique plus polarisée que jamais ?
03:04C'est-à-dire, d'un côté, d'anciens tweets racistes qui anéantissent en quelques secondes la réputation d'une actrice,
03:10en quelques secondes la réputation du film dans lequel elle joue.
03:13Et puis, de l'autre côté, une Amérique qui soutient massivement et qui élit un président ouvertement raciste lui aussi.
03:22Moi, j'ai presque du mal à dissocier les deux choses.
03:25Il faut savoir qui, aujourd'hui, est à la tête des réseaux.
03:29Des réseaux sociaux ?
03:30Oui, bien sûr.
03:31Il y a une fabrication d'opinions, une fabrication de fake news, une fabrication de tout ce qu'on sait.
03:37Et pendant ce temps-là, Hollywood est complètement tétanisé parce que ça a donné aussi une cérémonie,
03:43vous étiez dans la salle, une cérémonie des Oscars extrêmement sage, extrêmement lisse.
03:48Oui, bien sûr.
03:49La culture a peur en Amérique.
03:51Attendez, Hollywood c'est quoi ? C'est un monde d'argent.
03:57Est-ce que Trump n'est pas celui qui va faire pousser l'argent ?
04:01Rien ne sera dit à Hollywood ouvertement, ça c'est certain, il y a une omerta.
04:06Mais le fond du fond, c'est ça.
04:07On va parler de cinéma parce qu'au Mexique, on vous reproche d'avoir trahi une réalité effroyable.
04:12Un pays qui est plongé dans le drame du narcotrafic, d'en avoir fait un spectacle.
04:16Or, tous les choix cinématographiques qui sont les vôtres, justement dans Emilia Perez,
04:22c'est d'avoir fait du pur spectacle, c'est de vous être éloigné du réalisme,
04:28c'est d'avoir recréé un Mexique de pacotille dans la plus pure tradition des comédies musicales.
04:33Ou de l'opéra.
04:35Vous n'aimez pas les comédies musicales ?
04:37Non, c'est pas seulement ça.
04:38Le terme comédie musicale, je trouve, ne s'adapte pas bien à Emilia Perez.
04:42C'est la comédie ?
04:43Comédie, oui.
04:44C'est le terme de comédie.
04:46Il y a un terme qui est le mélodrame, c'est juste.
04:49Mais est-ce que ça vous donne plus envie que jamais d'affirmer le droit à l'imagination ?
04:55Oui, mais est-ce qu'on doit revendiquer ça tout le temps ?
04:58Ah non, je ne sais pas.
04:59Ça serait lassant.
05:00Il y a quand même 3000 féminicides par an.
05:03C'est pas tout à fait rien.
05:04160 000 disparus, c'est pas tout à fait rien.
05:07Et je me dis que, tiens, eux, ils savent ça.
05:09Ils vivent dans cette réalité-là, avec cette tragédie.
05:13Mais nous, ici, on ne le sait pas.
05:15On ne le sait pas, ici.
05:16Donc moi, je me disais, tiens, comment parler de ça ?
05:18Comment trouver la forme à cette chose-là ?
05:20Et que la seule forme que j'ai trouvée, c'est l'opéra, en fait.
05:23Donc finalement, c'est pas un conte.
05:25C'est pas un conte au sens où ça n'est pas l'imagination au pouvoir.
05:29Non, comment le...
05:31Oui, d'accord, oui, je vois ce que vous voulez dire.
05:34Quand une chose est très dramatique, quel effet ça a fondamentalement ?
05:38Qu'est-ce qui reste de ça ?
05:40D'effets divers.
05:42Et moi, je pensais qu'il fallait trouver un plus grand souffle.
05:47Ça tombe bien, j'ai une phrase de Brecht.
05:49En ce moment, il faut relire Brecht.
05:51C'est intéressant.
05:52Oui.
05:53Il faut relire « L'irrésistible ascension » d'Arthur Wieck, par exemple, c'est ça ?
05:57C'est-à-dire, vraiment, une fable sur le fascisme et sur la montée du fascisme ?
06:00Voilà, encore quelqu'un qui s'occupait.
06:02C'était pas ses affaires.
06:03Chicago, Al Capone, Hitler.
06:05Oui.
06:06Non mais Arthur, oui.
06:07Pour le coup, vous qui avez assisté à « L'irrésistible ascension » de Donald Trump,
06:11vous avez l'impression que Brecht racontait quelque chose...
06:15La bête du monde vit encore.
06:17...que vous avez assisté à l'ascension du fascisme, là, ces derniers mois, aux Etats-Unis.
06:21On va dire fascisme.
06:22On n'est pas loin d'Hitlerum.
06:24Il faut être plus prudent que ça.
06:26Plus analytique, probablement.
06:28Mais oui, quelque chose se passe de terrifiant.
06:31Je voulais vous lire cette phrase.
06:32En fait, c'est dans les écrits sur le théâtre de Brecht.
06:35Elle dit « Le déraisonnable de l'opéra réside dans le fait qu'on y utilise des
06:38éléments rationnels, qu'on y cherche une certaine matérialité, un certain réalisme,
06:42alors que la musique anéantit tout cela. »
06:44C'est exactement ça, voilà.
06:47Ça crée un blanc.
06:48Non, ben oui, parce que c'est absolument magnifique.
06:50Ben oui.
06:51Ben oui.
06:52C'est absolument magnifique.
06:53C'est-à-dire qu'on peut être éminemment lyrique, éminemment poétique.
06:57C'est comme en sortir du fait divers.
06:59Et toucher quelque chose de la vérité.
07:00Absolument.
07:01Oui, bien sûr.
07:02Sans vraisemblance.
07:03Abandonnons ça.
07:04Abandonnons la vraisemblance.
07:06Oui, abandonnons ça, oui.
07:09Est-ce que vous avez réalisé votre premier film à 40 ans ?
07:12Passé, vous en avez 72, 73, c'est ça ?
07:16Et vous vous êtes tout autorisé jusqu'à présent.
07:19Est-ce que ça va continuer ?
07:20Est-ce que vous allez continuer ?
07:21Quand est-ce que je vais arrêter ?
07:22Non, pas du tout.
07:23Est-ce que vous allez continuer à tout vous autoriser ?
07:25A vous sentir tout autorisé.
07:27Je n'ai pas le sentiment d'en autoriser.
07:33Il y aurait comme s'il y avait des limites.
07:35Je n'ai pas du tout la volonté d'un dépassement de quoi que ce soit.
07:38J'ai envie, moi, juste que mon attention reste un peu fixée.
07:41Est-ce que la limite, elle ne vient pas de ce qu'on vit là, en ce moment,
07:45d'un monde extrêmement polarisé où tout est inflammable ?
07:48Est-ce que l'imagination ne se prend pas un mur en pleine gueule ?
07:51Je trouve que les jours où je suis un petit peu déprimé,
07:54je me dis que voilà, j'ai fait mon tour.
07:58Et les jours où je suis très optimiste, je me dis,
08:00tiens, mais où le cinéma serait-il encore pertinent ?
08:03Et alors où, à votre avis ?
08:04Je cherche, madame.
08:05Vous cherchez ?
08:06Oui.
08:07Vous cherchez ça pour le prochain film ?
08:09Vous relisez Brecht et vous recherchez ça ?
08:11Par exemple, je relis Brecht et je revois les films de Lynch.
08:15Et avec Carla Sophia Gascoigne, vous avez réussi à parler, finalement ?
08:19Oui, bien sûr, absolument.
08:20Même si vous ne parlez pas bien l'espagnol ?
08:22Oui, bien sûr, bien sûr.
08:23Même pas du tout ?
08:24On sait parler, oui, bien sûr.
08:25Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose ?
08:26C'est une actrice avec laquelle j'ai adoré travailler.
08:29C'est une très, très grande actrice,
08:31qui est composée d'une chose profondément originale,
08:35qui vient de sa vie même,
08:37et qui propose un type d'émotion que je n'ai pas vu souvent.
08:41Et est-ce qu'il n'y a pas là quelque chose d'incroyablement troublant ?
08:44Comme s'il s'était joué là, ces dernières semaines, dans la réalité,
08:48exactement l'histoire de votre film, Jacques Audiard.
08:51C'est-à-dire une femme trans, rattrapée par son passé, pas très fréquentable.
08:55C'est tout à fait possible.
08:56C'est un petit peu même comme ça que je vois les choses.
08:58C'est ça, hein ?
08:59Vous pensez qu'elle a encore une carrière d'actrice ?
09:01C'était un peu le début de notre conversation.
09:03Il faut savoir qu'aujourd'hui, de toute façon,
09:06vous êtes scruté, enregistré, enregistré, scruté,
09:09et que tout ce que vous direz pourrait être tourné contre vous.
09:12Donc effectivement, être très économe de sa parole,
09:14ce que parfois elle n'est pas.
09:15C'est ça.
09:16Merci Jacques Audiard.
09:17Je vous en prie, c'était un plaisir.

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