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00:00Je suis Aurélie Pallu, professeure au lycée Ozen à Toulouse et j'enseigne en prépa EC, ECG et ECT.
00:10Habiter le monde, c'est être familier avec un lieu, c'est avoir des habitudes dans ce lieu.
00:21D'ailleurs, habitarer est dérivé de aberrer avoir, donc habiter le monde, c'est penser le monde comme
00:27une maison, comme un lieu à soi. Habiter le monde, c'est d'abord penser la façon dont on veut
00:34aménager ce lieu à soi, dont on veut faire nôtre cette maison, cette terre. Donc comment l'homme
00:43peut-il s'y prendre ? Eh bien par le travail, par la technique, par l'agriculture et l'industrie.
00:48Mais on se rend aussi compte que habiter le monde pour l'homme, c'est imprimer une marque
00:55symbolique, c'est aussi créer des réseaux entre les habitats, c'est aussi donner une
01:02dimension spirituelle à ce monde. Alors la question qui se pose aujourd'hui, c'est comment
01:07voulons-nous habiter ce monde ? Voulons-nous l'habiter en conquérant, en parasite, en
01:13simple locataire ? Et quelles maisons voulons-nous léguer aux futures générations ? C'est toute la
01:20question de l'écologie, et d'ailleurs écologie, c'est un terme qui est intéressant puisque ça
01:25vient du grec oikos, qui veut dire la maisonnée. Donc l'écologie, c'est bien l'analyse de la
01:31façon dont on va habiter le monde. Je rappellerai seulement qu'à l'ère de l'Anthropocène, on a
01:41donc plusieurs possibilités pour habiter le monde. On peut l'entretenir, on peut l'enrichir,
01:47mais on peut aussi le détruire, et on a un peu l'impression que tel que nous faisons les choses
01:52en ce moment, on rend le monde de moins en moins habitable. On peut aussi s'interroger sur l'expression
02:02« habiter le monde en poète ». Cette expression, elle nous vient du poète allemand Holderlin. Habiter
02:09le monde en poète, c'est d'abord célébrer sa beauté, c'est essayer de retrouver un émerveillement
02:15premier face au monde. On peut penser par exemple à Camus dans « Nos », qui va célébrer le lien
02:22entre l'homme, le soleil et la mer. Mais habiter le monde en poète, c'est aussi peut-être trouver de
02:31la beauté là où on n'en soupçonnait pas. Alors bien évidemment, on peut penser à Baudelaire avec
02:37« Les fleurs du mal » ou « Le spleen de Paris ». Pourquoi ? Parce que Baudelaire va s'intéresser au
02:43monde tel qu'il est, avec ce qu'il a d'infâme, de laid. Autrement dit, il va transformer l'immonde,
02:50c'est-à-dire ce qui doit être exclu du monde, en objet poétique. Et ce faisant, il va nous inviter
02:57à regarder le monde autrement. Une autre référence intéressante, ce serait Philippe Delerme avec son
03:04recueil de poèmes en prose « La première gorgée de bière » et « Autre plaisir minuscule ». Ici,
03:10on a une belle illustration de ce que signifie habiter le monde en poète. Pourquoi ? Parce que
03:16Philippe Delerme va s'attacher à des petits gestes du quotidien, à des petits instants, et il va
03:21dilater le temps pour nous montrer qu'en fait, il faut savourer chaque instant. Donc finalement,
03:28habiter le monde en poète, c'est être attentif au présent et trouver les mots pour dire l'expérience
03:39du monde. Alors, cela fait émerger différentes questions. La première étant « La beauté du
03:46monde existe-t-elle hors des mots ? » et finalement « Le monde n'existe-t-il que parce que nous
03:53l'habitons ? ». Donc, on voit ici que c'est peut-être notre regard qui dessine le monde,
03:57et c'est notre pensée qui construit le monde en tant que tel. Je devais recommander une oeuvre sur
04:07la problématique « Habiter le monde », ce serait le roman de Michel Tournier « Vendredi,
04:12où les limbes du Pacifique ». Dans ce roman, Michel Tournier va réactualiser le mythe de
04:19Robinson Crusoe, donc je rappelle que c'est l'histoire de cet Anglais qui s'échoue sur une
04:23île qu'il croit déserte. Pourquoi est-ce que c'est une référence intéressante ? Parce qu'elle va
04:27brasser différentes approches, différentes façons d'habiter le monde. Dans un premier temps,
04:33Robinson va tenter de rendre le monde habitable. Pour cela, il va avoir une approche très technique,
04:42très pragmatique. Autrement dit, il va essayer de recréer la civilisation, c'est-à-dire qu'il
04:48va commencer par faire du feu, il va se créer un habitat, faire des provisions, essayer de
04:55cultiver la terre. Mais on voit aussi qu'il va essayer de conférer une dimension spirituelle ou
05:03symbolique à son expérience. Il y a par exemple des lieux qui vont devenir hautement symboliques,
05:08la grotte ou la souille. Donc à ce stade, Robinson a réussi à recréer en quelque sorte le monde,
05:16ou un monde habitable. Mais vient un moment où il va rencontrer Vendredi, et Vendredi a une autre
05:21façon d'habiter le monde. Donc on va avoir cette confrontation entre deux rapports au monde, jusqu'au
05:27jour où Vendredi, par une sorte de maladresse, va faire exploser, va faire voler en éclats, l'habitat
05:33qu'avait élaboré Robinson. Donc on a ici une mise en scène de la façon d'habiter le monde, et puis
05:40sa destruction. À la fin du roman, Robinson va complètement modifier sa façon d'habiter le monde.
05:47Il va avoir une approche beaucoup plus poétique, beaucoup plus sensuelle peut-être, du monde, et on
05:54peut le voir avec ce moment où Vendredi va transformer la peau d'un bouc en un instrument
06:00de musique et en un cerf-volant. Donc finalement, dans le roman, on a les trois façons d'habiter
06:04le monde, à savoir d'un point de vue technique, d'un point de vue symbolique et d'un point de vue poétique.
06:10Il y a deux citations que j'aime beaucoup. D'abord celle d'Erasme,
06:18« Ubi bene ibi patria », que l'on traduirait par « là où je suis bien, là est ma patrie ». Et puis une
06:26citation de Camus, « le monde est beau, et hors de lui, point de salut ». Donc deux façons de
06:32célébrer le monde et d'habiter le monde en poète.
06:40Cette question, effectivement, très contemporaine de l'écologie. La question, c'est de savoir comment nous
06:46voulons habiter le monde, et il me semble que c'est une question qu'il faut se poser à deux échelles,
06:50à une échelle individuelle et une échelle collective. À une échelle individuelle, habiter le monde, c'est
06:57se demander quelles traces nous voulons ou non laisser sur le monde. Mais parce que nous vivons
07:03dans un monde qui est celui de la mondialisation, il faut sans doute penser ces questions à une
07:08échelle globale. Donc on a déjà un premier temps sur la façon dont nous voulons habiter le monde,
07:13de façon à ce qu'il reste habitable. Et puis, habiter le monde, c'est aussi se demander s'il
07:21y aurait d'autres mondes possiblement habitables. Donc là, on peut penser au projet d'Elon Musk qui
07:28tente de coloniser Mars.
07:35S'il fallait faire référence à un film, je serais tentée de recommander Into the Wild. C'est l'histoire de ce jeune homme qui vient d'obtenir ses diplômes
07:43et qui lui va décider d'habiter le monde autrement. Il va l'habiter dans la contemplation, la solitude
07:50et le silence. Donc on voit ici qu'il va tenter d'habiter le monde dans la mesure où il va essayer
07:55de s'approprier des savoirs techniques. Il va notamment essayer de consommer des plantes. Mais
08:03ce qu'on découvre dans ce film, c'est qu'il y a une sorte de résistance de la nature. C'est-à-dire
08:09qu'en fait, il va comprendre que la nature est soit hostile, soit indifférente à l'homme. Et puis,
08:15deuxième aspect intéressant, c'est la leçon de ce film. Finalement, habiter le monde, c'est peut-être
08:21faire communauté. Il y a cette phrase finale « happiness is only real when shared », c'est-à-dire que le
08:26bonheur n'est vrai que quand il est partagé. Et ça me semble être une leçon très intéressante,
08:31dans la mesure où habiter le monde, ce n'est pas le faire de façon égoïste, c'est aussi partager
08:37cet univers que nous avons en commun.
08:39J'aurais tendance à envisager une question limite, qui est la suivante. Peut-on habiter le monde en voyageurs ?
08:50Parce que d'un côté, on peut estimer que le voyageur n'habite pas le monde. C'est celui qui va parcourir
08:58le monde sans prendre d'habitude, sans s'ancrer dans un lieu en particulier. Donc le voyageur, c'est peut-être
09:05celui qui ne s'ancre pas dans le monde, qui n'habite pas le monde. D'ailleurs, Lévi-Strauss avait cette
09:11phrase très forte dans Tristes Tropiques « je hais les voyages et les explorateurs ». Autrement dit, il y a
09:18des façons de voyager qui sont des façons de détruire ou de consommer le monde plus que de
09:23l'habiter. Mais d'un autre côté, on peut aussi estimer que le voyageur est peut-être celui qui
09:29habite le mieux le monde. Pourquoi ? Parce qu'il est celui qui se sent partout chez lui. Donc là, on peut
09:36notamment penser à l'expérience qu'a menée Nicolas Bouvier et dont il rencontre dans L'Usage du
09:41Monde. Nicolas Bouvier a voyagé avec son ami peintre Thierry Vernet en Yougoslavie, en Turquie, en Iran et
09:49en Afghanistan. Et il a essayé vraiment d'échanger avec les populations locales, il a enregistré leurs
09:57champs traditionnels, il a vraiment essayé de s'ancrer et de s'accorder ce qu'il appelle le luxe
10:03de la lenteur. Donc ici, on a quand même le cas d'un voyageur qui va habiter le monde et
10:10prendre le temps de savourer cette expérience.

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