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00:00 Je suis Aurélie Pallu, professeure au lycée Ozen à Toulouse et j'enseigne en prépa ECG et ECT.
00:10 On peut s'interroger sur le thème "Imaginer des mondes". Imaginer c'est inventer, créer,
00:22 concevoir. Et on va peut-être s'attaquer à la question des mondes imaginaires que nous
00:27 proposent les fictions littéraires et audiovisuelles. En effet, l'homme a le pouvoir d'imaginer des
00:33 mondes. C'est peut-être aussi sa spécificité par rapport à l'animal, parce que par l'imagination,
00:38 par ses fonctions cognitives, par la parole et l'écriture, il peut concevoir des mondes
00:43 alternatifs. Autrement dit, on voit bien ici que l'homme est à la fois dans le monde et hors du
00:49 monde. La question qu'on peut soulever c'est la suivante "Imaginer des mondes, est-ce fuir notre
00:56 monde ou le penser ?" On se rend compte que la fiction littéraire et audiovisuelle va permettre
01:05 d'imaginer d'autres mondes. Des mondes qui vont être soit meilleurs, soit pires que le nôtre.
01:10 On peut d'abord penser à ces mondes radicalement différents que nous propose la fiction. Des mondes
01:17 qui vont outrepasser les lois physiques. On pense notamment aux contes qui mettent en scène des
01:22 animaux qui parlent notre langage, ou encore à des univers de fantaisie ou des univers de super-héros
01:28 qui vont donc défier les lois de la physique. Il y a aussi des mondes qui sont pires que le
01:34 nôtre. Les dystopies, les uchronies, les récits de fin du monde. Donc une uchronie, c'est un récit
01:41 dans lequel on va envisager ce qu'il aurait pu se passer si un événement avait été différent. On
01:49 peut penser par exemple au roman "Le maître du haut château" de Philippe Kadic où il imagine ce
01:54 qui se serait passé si les allemands et les japonais avaient remporté la seconde guerre
01:58 mondiale. Une dystopie, c'est un monde alternatif qui vire au cauchemar. On peut penser ici aux
02:08 meilleurs des mondes d'Aldous Huxley où on a des bébés créés en éprouvette et une société du
02:14 contrôle où chaque individu se trouve contrôlé. Et puis on a aussi des récits de fin du monde,
02:21 des récits apocalyptiques. "La route" de Cormac McCarthy ou "Ravage" de Barjavel. Mais l'homme
02:29 peut aussi imaginer des mondes meilleurs. C'est le cas avec les utopies. Donc le terme "utopie"
02:36 est intéressant parce qu'il a une double signification. C'est à la fois le lieu qui
02:41 n'est nulle part et le lieu heureux. A l'origine de ces utopies, il y a notamment l'oeuvre de
02:46 Thomas More "Utopia". Et il faut constater que bon nombre d'utopies prennent place sur des îles.
02:52 Pourquoi ? Parce que l'île constitue un monde déconnecté d'une autre et on peut donc fixer
02:57 de nouvelles règles. Donc on comprend ici le rôle que joue l'imagination pour s'évader
03:05 de notre monde, mais aussi pour en affiner la compréhension. On peut se demander pourquoi nous
03:17 aimons les mondes imaginaires. Première idée d'abord, c'est que ces mondes imaginaires nous
03:22 offrent un plaisir de la fiction. Si l'on va vers l'idée d'une évasion hors du monde, on se rend
03:27 compte que ces fictions nous offrent des imaginaires spectaculaires, du suspense, du frisson. Et donc
03:36 ce qui est réjouissant, c'est que finalement la catastrophe n'advient pas puisqu'elle est pure
03:40 fiction. Mais je crois que nous aimons aussi ces fictions parce qu'elles sont connectées d'une
03:46 façon ou d'une autre à notre monde. C'est-à-dire que, quand bien même elles semblent totalement
03:50 détachées, elles sont toujours un miroir de notre réalité. On peut penser par exemple aux dystopies
03:58 qui sont une version cauchemardesque de notre réalité. C'est le cas par exemple avec la série
04:03 Black Mirror, où on est toujours assez proche de notre réalité actuelle. Ces mondes alternatifs
04:11 ont aussi pour mérite de nous inviter à penser l'homme. Parfois ces mondes vont nous montrer le
04:19 pire versant de l'homme. Et il y a de quoi être dégoûté de l'homme tant il se comporte de façon
04:25 détestable. Mais d'autres mondes imaginaires sont aussi là pour nous réconcilier avec l'homme. On
04:32 peut penser par exemple au conte philosophique de Voltaire, Babouk ou Le monde comme il va. Dans ce
04:38 conte philosophique, Voltaire se demande s'il faut détruire l'humanité. Et la conclusion de ce conte,
04:45 c'est que certes le monde n'est pas idéal, mais il reste passable et il y a encore des choses à
04:52 sauver chez l'homme. S'il fallait se focaliser sur une oeuvre littéraire, on pourrait évoquer
05:01 Le meilleur des mondes d'Albuster Huxley. Le monde qui nous dépeint est un monde de science et de
05:08 technologie. C'est un monde où les bébés sont créés en éprouvette et où tout est programmé. Il n'y a
05:14 plus de choix à faire, chaque individu sait, selon qu'il soit alpha ou epsilon, quelle place il
05:22 aura dans la société. C'est aussi un monde où il n'y a plus de passion, plus de relations privilégiées,
05:28 autrement dit plus de drame, plus de jalousie, plus de chagrin. Donc en apparence c'est Le meilleur
05:36 des mondes. Mais la question que soulève l'auteur, c'est la suivante. Un monde parfait est-il un monde
05:43 où on privilégie le bonheur ou la liberté ? Cette oeuvre a aussi le mérite de nous interroger sur
05:54 la façon dont un écrivain va rendre un monde imaginaire crédible. Pour cela, il faut qu'il
06:00 déploie tout un art du récit. Face à ce genre de littérature, le lecteur va déployer, va faire
06:08 ce qu'on appelle une suspension volontaire de son incrédulité, c'est à dire qu'on va adhérer au
06:14 monde que nous propose l'écrivain. Mais en retour, il faut évidemment que cet écrivain crée des effets
06:21 de réel, c'est-à-dire qu'il rende son monde vraisemblable. Comment Huxley s'y prend-il ?
06:26 Au début de son roman, il va nous proposer une sorte de visite guidée, assurée par le directeur
06:34 du centre d'incubation. Dans les premières pages, le directeur du centre d'incubation nous explique
06:39 le fonctionnement de ce monde, il assure une visite guidée pour des jeunes gens, et nous-mêmes
06:43 lecteurs nous sommes placés au cœur de cette visite. Tout est fait pour qu'on nous explique
06:49 les règles de ce monde de façon aussi naturelle que possible. Ce que j'apprécie aussi dans cette
06:58 oeuvre, c'est le génie visionnaire de Huxley. Pourquoi ? Parce qu'en fait, c'est une oeuvre qui
07:04 date de 1932, mais qui résonne profondément avec le monde contemporain. C'est un monde où tout est
07:12 programmé, donc un monde harmonieux. Mais la question qui est soulevée, c'est est-ce vraiment
07:19 le meilleur des mondes ? On a ici un roman qui nous parle de l'eugénisme, du bonheur et du rôle de
07:27 l'État dans ce bonheur, de la société de consommation et des dérives de la science. Donc on
07:33 voit ici ce lien très fort entre le monde de fiction et le monde réel, et cela fait également
07:39 écho à une oeuvre comme "1984" de George Orwell, qui a d'ailleurs été l'étudiant d'Aldous Huxley.
07:48 Gardez à l'esprit que imaginer des mondes n'est pas le privilège de l'artiste. On peut notamment
07:59 s'interroger sur le rôle de l'imagination dans l'approche scientifique du monde. C'est-à-dire
08:06 qu'il faut garder à l'esprit que même les scientifiques travaillent sur des mondes imaginaires,
08:11 ou en tout cas vont élaborer des théories, des hypothèses sur le monde qui exigent de faire
08:17 appel à l'imagination. Il y a une citation de Roger Paul Droit dans "L'esprit d'enfance" qui
08:22 dit bien cela. "Ce que je conteste en revanche, c'est l'existence d'une radicale disjonction de
08:28 ces mondes, le monde de l'imagination et le monde scientifique. Il arrive aux mathématiciens le plus
08:34 aguerris, le mieux expérimenté, de rêver de scènes logiquement impossibles." Donc on voit ici que même
08:41 la science s'appuie sur des fictions lorsqu'il s'agit de modéliser le monde. Et ces fictions vont
08:47 permettre de penser le monde, de simplifier des calculs, de donner du sens aux phénomènes.
08:54 L'artiste n'est pas le seul à imaginer des mondes. Finalement tout homme le fait lorsqu'il
09:00 anticipe le futur ou lorsqu'il rêve. Finalement lorsqu'on imagine des mondes,
09:07 on imagine toujours à partir du monde que nous connaissons. Si on prend le cas des extraterrestres,
09:15 finalement ils sont toujours représentés de la même façon. Ce sont des petits bonhommes verts,
09:19 des petits bonhommes gris, ce sont des êtres qui ont plus d'yeux ou plus de bras que nous,
09:23 mais il s'agit à chaque fois de déformation de l'humain. Et j'ai donc remarqué que dans "Premiers
09:32 contacts" de Denis Villeneuve, il y avait ce désir d'être original, de présenter un monde qui
09:37 soit radicalement autre. Pourquoi ? Parce qu'en fait dans ce monde, la rencontre avec l'extraterrestre
09:44 se veut différente. Denis Villeneuve dit bien qu'il veut éviter tout anthropomorphisme, c'est-à-dire
09:49 que ces extraterrestres ne nous ressemblent pas. Ce sont des sortes de cercles qui n'ont ni début
09:54 ni fin. Et avec ce film, Denis Villeneuve voulait nous confronter à l'altérité radicale et nous
10:02 placer face à un monde dont nous n'avions pas les codes.
10:04 On a peut-être dans le monde actuel un autre rapport au monde virtuel ou aux mondes imaginaires.
10:14 Avant, lorsqu'on appréhendait un monde imaginaire, on avait une sorte d'évasion temporaire qui
10:21 durait le temps de la lecture ou le temps du film. Aujourd'hui, on a de nouveaux dispositifs
10:26 qui se veulent particulièrement immersifs. On peut penser aux métaverses, aux réalités
10:33 virtuelles et aux jeux vidéo. On peut donc se demander si ces dispositifs immersifs, et avec
10:38 les interactions qu'on peut y faire, n'ont pas tendance à générer une fuite plus nette hors du
10:45 réel. La question, c'est de savoir si on n'aurait pas la tentation de nos jours de vivre dans ces
10:52 mondes imaginaires plus que dans notre monde réel. On a l'impression que la technologie nous offre
10:57 aussi des dispositifs susceptibles de nous plonger plus radicalement dans ce type de fiction.
11:02 [Musique]