BRUT BOOK. "L'écoute rend libre."
Éloge de l'écoute par Sibyle Veil, présidente de Radio France et autrice de l'essai 'Au commencement était l'écoute'.
Éloge de l'écoute par Sibyle Veil, présidente de Radio France et autrice de l'essai 'Au commencement était l'écoute'.
Category
🗞
NewsTranscription
00:00Je vous propose une expérience.
00:02Prenez un film, vous arrivez sur une scène de train.
00:05Gardez le son, coupez l'image.
00:08Fermez les yeux, l'image est coupée.
00:10Vous entendez le train et vous l'imaginez.
00:12Maintenant, vous coupez le son et vous mettez l'image.
00:16Vous regardez le train, mais vous ne l'entendez pas.
00:19Le son, on l'écoute, a une capacité de mobiliser vos images mentales,
00:24votre imaginaire, capacité aussi de ressentir les choses,
00:28d'être co-créateur du contenu.
00:29Quand vous regardez une image, vous êtes prisonnier de l'imaginaire,
00:33de l'image que l'autre vous a posée et vous a présentée.
00:35Le rapport à un contenu n'est pas la même chose
00:37en fonction du fait qu'on le regarde ou qu'on l'écoute.
00:40Je pense que l'écoute, c'est ce qui nous rend créatifs
00:42et que cette créativité, on en a besoin aujourd'hui.
00:45Je suis Sybille Veil, présidente de Radio France,
00:48et je viens d'écrire un livre qui s'appelle « Au commencement, était l'écoute ».
00:52Sur la couverture, il y a un petit bandeau.
00:53Il est écrit « En finir avec la société du défouloir ».
00:57Qu'est-ce que vous avez voulu dire par ça ?
00:59J'ai voulu mettre des mots sur une dérive
01:03que, comme beaucoup de personnes, je constate depuis plusieurs années.
01:07C'est que les réseaux sociaux ont été, pour beaucoup d'entre nous,
01:11un moyen de liberté, d'expression,
01:14de lien aussi, de connexion avec les autres.
01:17Et petit à petit, on a commencé à voir la mécanique insidieuse qui s'y développe.
01:21On voit bien que les réseaux nous poussent en permanence
01:24à être dans la surréaction, dans l'émotion,
01:27dans la contestation.
01:29Et ça contribue aussi beaucoup à cette division,
01:33cette tension qu'on sent tous confusément
01:36dans la manière dont les débats sont posés,
01:38dont l'actualité peut être ressentie, peut être commentée.
01:43La capacité à écouter doit nous permettre de prendre du recul par rapport à ça.
01:49Vous dites « nous poussent », mais ça ne tient qu'à nous.
01:51Il suffit de ne pas tomber là-dedans,
01:53et puis finalement de prendre un peu de recul sur les réseaux sociaux,
01:55de réfléchir avant de tweeter, de publier sur Instagram, sur Facebook.
01:59Ce n'est pas si compliqué, non ?
02:02C'est une des vraies questions que je me suis beaucoup posée.
02:05Qu'est-ce qui fait que, quand on est sur Internet,
02:08et je le vois, moi, les gens qui m'entourent,
02:12qu'est-ce qui nous pousse à réagir rapidement ?
02:15Qu'est-ce qui nous pousse à être dans la surréaction ?
02:17Dans notre fonctionnement cérébral, on a un système réflexe
02:20qu'on appelle le système 1, qui est justement conduit à réagir très vite.
02:24Mais on a aussi le système 2 qui, lui, nous fait prendre du recul.
02:28C'est le développement de la pensée logique.
02:31Passer de l'un à l'autre, ça demande un effort.
02:33Et l'écoute, ça apprend à faire cet effort-là, ça apprend à se maîtriser,
02:37à entendre une parole qui ne peut pas nous déplaire,
02:39qui peut susciter des réactions.
02:41Ça apprend à cette maîtrise-là, ce recul,
02:44cette capacité aussi d'attention, de concentration,
02:48dont on sent que, de plus en plus, elle s'effrite, elle s'effiloche.
02:53Est-ce que, finalement, c'est aussi une question de ce qui est matériel
02:55et de ce qui ne l'est pas, et notamment le fait que, par exemple,
02:57sur les réseaux sociaux, on ne voit pas la personne avec qui on interagit ?
03:01Pour moi, l'exemple type, c'est l'anonymat qui peut exister sur certains réseaux.
03:06Est-ce que vous pensez vraiment qu'on insulterait,
03:12on serait aussi violent si on se retrouvait face à face ?
03:15Ce qu'on voit comme insultes, comme injures,
03:20qui sont postées sur des réseaux par des comptes anonymes,
03:23en fait, c'est possible parce que c'est anonyme et que c'est déshumanisé.
03:27Et en effet, la virtualisation, ça fait qu'on n'est plus dans la relation avec l'autre,
03:32donc on a plus cette empathie qu'on peut avoir quand on est face à face
03:35et quand on est en train d'écouter quelqu'un,
03:38et donc de développer la compréhension pour ce qu'il est en tant qu'être humain,
03:42et donc avoir envie aussi de l'aider.
03:45Quand j'ai lu votre livre, je me suis fait une réflexion.
03:48Je me suis dit que votre plaidoyer pour l'écoute,
03:50ça me rappelait un peu mon goût à moi pour les livres, pour le papier, pour l'écrit,
03:54et je me suis demandé s'il n'y avait pas justement un point de comparaison
03:56entre l'écoute et la lecture.
03:58Vous en pensez quoi, vous ?
04:00L'écoute comme la lecture ont beaucoup de points communs
04:04qui sont montrés d'ailleurs par la recherche scientifique.
04:07On le voit dans l'imagerie cérébrale.
04:10Le rapport au contenu change en fonction du fait que vous stimulez votre vision,
04:14ou l'écoute, ou par la lecture.
04:18Que vous écoutiez ou que vous lisiez,
04:20vous êtes obligés de développer vos propres images mentales,
04:23donc la capacité d'abstraction.
04:25Et donc c'est de compétences-là que vous développez,
04:27à la fois en écoutant et en lisant.
04:29Et ça se différencie beaucoup du rapport à l'image,
04:31qui est un rapport qui est beaucoup plus fondé sur l'émotion,
04:34sur l'émotion qui est transmise par une image.
04:37D'ailleurs, on a tous été captés, happés,
04:40rendus dépendants par des vidéos.
04:42En revanche, qui peut dire « je suis audio-addict ».
04:46Moi, ça n'existe pas.
04:47C'est un peu comme la lecture, on peut s'en détacher, on peut fermer un livre.
04:50Une vidéo, c'est très dur d'arrêter la vidéo.
04:52C'est très dur quand on voit les séries, les épisodes qui s'enchaînent.
04:56Le couper, c'est beaucoup plus difficile.
04:58Donc ce n'est pas du tout le même rapport,
05:00ça n'engage pas la même partie de votre cerveau,
05:03ça n'engage pas les mêmes facultés.
05:04Dans un cas, c'est plus l'émotion qui est stimulée,
05:07au point de vous rendre dépendants,
05:08et dans l'autre cas, vous restez très bête de vous-même.
05:11Ce que j'ai voulu montrer dans mon livre,
05:13c'est qu'avec l'écoute, on retrouve de la liberté.
05:16C'est-à-dire qu'on sort de la relation de dépendance
05:19qu'on peut parfois avoir avec des technologies
05:22qu'on maîtrise, mais qu'on maîtrise plus ou moins bien.
05:24Parce qu'on sait tous que l'un des moteurs
05:27des nouvelles plateformes qui existent aujourd'hui,
05:31c'est notre temps disponible.
05:33C'est comment capter notre attention.
05:35Quand on regarde dans l'histoire de l'humanité sur 200 ans,
05:39c'est une histoire où le temps de vie s'est allongé,
05:42le temps de travail a diminué,
05:44et on n'a jamais eu autant de temps de loisir
05:46ou autant de temps libre.
05:47Et pourtant, combien de fois j'entends par jour
05:50des gens autour de moi me dire
05:52« j'ai plus le temps », « j'ai pas le temps »,
05:54« vivement que je sois en vacances »,
05:59« vivement que je sois en retraite »,
06:01on a l'impression que tout le monde court après le temps.
06:03Pourquoi ? Parce qu'une grande partie
06:04de notre temps de loisir aujourd'hui
06:06est happée par la relation qu'on peut avoir à l'image,
06:11que ce soit dans nos loisirs.
06:13Par exemple, l'été dernier, j'étais en vacances
06:16avec mes enfants, le guide touristique,
06:18plutôt que de nous expliquer quelle était l'histoire
06:20du lieu dans lequel nous étions,
06:22nous expliquait comment prendre les meilleures photos
06:24pour les mettre sur Instagram.
06:25Donc en fait, on est de plus en plus dans une relation
06:28qui est virtuelle à la réalité.
06:30Moi, mon propos n'est pas contre les écrans,
06:32c'est pas « noir et blanc », « les réseaux seraient mauvais »,
06:35et « le reste serait bien ».
06:37Ce que je constate, c'est que,
06:39que ce soit dans des réunions de famille,
06:42au bureau, avec des amis,
06:44très souvent, on est sollicité, happé par les pushs,
06:47par les messages qui arrivent.
06:49Et donc, on est sollicité par cet écran
06:52qui vient s'interposer entre nous,
06:54et on est présent physiquement,
06:55mais on a l'esprit ailleurs.
06:57Et quand on a l'esprit ailleurs,
06:58on n'engage pas à une vraie discussion,
07:00on n'est pas vraiment à l'écoute.
07:01Je vois parfois au restaurant,
07:03quand je vois des tables dans lesquelles,
07:07au lieu de dialoguer, chacun est plongé dans son écran.
07:10À mon bureau aussi, je le vois,
07:12quand j'ai des réunions, parfois,
07:14quand je veux vraiment qu'on soit dans un moment
07:16un peu créatif, un peu stimulant et stratégique,
07:19je demande qu'il n'y ait aucune sollicitation externe.
07:22Donc, on ferme les ordinateurs,
07:23on met son portable dans son sacout, dans sa poche,
07:26pour être vraiment ensemble et vraiment s'écouter.
07:28Je pense que l'écoute rend libre.
07:30On pense que c'est la parole qui rend libre,
07:32on pense que pouvoir parler,
07:35pouvoir dire ce qu'on veut,
07:36c'est la première manifestation de la liberté.
07:38Moi, je pense que l'écoute, aujourd'hui,
07:40c'est ce qui nous permet de nous libérer.
07:42Ça nous libère, d'une part,
07:44parce que, comme je l'expliquais tout à l'heure,
07:46le fait d'écouter quelque chose
07:48vous rend co-créatif de ce que vous écoutez.
07:53C'est-à-dire que vous imaginez l'image du train dans votre tête,
07:56quand vous entendez le bruit du train.
07:57Ça a un pouvoir évocateur,
07:59ça a un pouvoir aussi de stimuler l'imagination
08:01et la créativité.
08:03Et je pense que, dans le monde qui vient,
08:04ces capacités-là vont être absolument clés.
08:08Et enfin, ça apporte aussi autre chose.
08:11Ça apporte la capacité à créer du lien
08:13dans une société où, de plus en plus,
08:15c'est l'antagonisme qui est poussé,
08:17c'est l'antagonisme qui est au cœur de l'économie du buzz,
08:23au cœur du clash.
08:25C'est la phrase qui clashe, en général,
08:27qu'on republie, qu'on reposte,
08:30qu'on envoie à son voisin, à sa famille.
08:33Il beaucoup conduit à nous diviser.
08:37Aussi, cette logique du buzz qui existe
08:39et qui valorise celui qui crie plus fort,
08:41celui qui se met en colère,
08:43celui qui invective pour des choses importantes,
08:46pour les choses qui sont moins.
08:48Face à tout ça, le fait de prendre le recul
08:50qui amène l'écoute,
08:52je pense que ça doit nous rendre beaucoup plus libres
08:54et de nouveau maîtres de ce qu'on fait.
09:00Sous-titrage Société Radio-Canada