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Enregistrée le mardi 14 janvier 2025, voici la captation de la rencontre de Vanessa Springora autour de son nouvel ouvrage Patronyme, paru aux éditions Grasset.

Cette rencontre est animée par Hélène Bihèry-Dupuy.

Vous souhaitant de belles lectures,

L'écume

La Quatrième :

Attendue sur le plateau de La Grande Librairie pour parler de son livre, Le Consentement, l’autrice est appelée par la police pour venir reconnaître le corps sans vie de son père, qu’elle n’a pas revu depuis dix ans. Dans l’appartement de banlieue parisienne où il vivait, et qui fut jadis celui de ses grands-parents, elle est confrontée à la matérialisation de la folie de cet homme toxique, mythomane et misanthrope, devenu pour elle un étranger. Tandis qu’elle s’interroge, tout en vidant les lieux, sur sa personnalité énigmatique, elle tombe avec effroi sur deux photos de jeunesse de son grand-père paternel, portant les insignes nazis. La version familiale d’un citoyen tchèque enrôlé de force dans l’armée allemande après l’invasion de son pays par le Reich, puis déserteur caché en France par celle qui allait devenir sa femme, et travaillant pour les Américains à la Libération avant de devenir « réfugié privilégié » en tant que dissident du régime communiste, serait-elle mensongère ?
C’est le début d’une traque obsessionnelle pour comprendre qui était ce grand-père dont elle porte le nom d’emprunt, quelle était sa véritable identité, et de quelle manière il a pu, ou non, « consentir », voire collaborer activement, à la barbarie. Au fil de recherches qui s’étendront sur deux années, s’appuyant sur les documents familiaux et les archives tchèques, allemandes et françaises, elle part en quête de témoins, qu’elle retrouvera en Moravie, pour recomposer le puzzle d’un itinéraire plausible, auquel il manquera toujours des pièces. Comment en serait-il autrement dans une Tchécoslovaquie qui a changé cinq fois de frontières, de nationalité, de régime, prise en tenaille entre les deux totalitarismes du XXème siècle ? À travers le parcours accidenté d’un jeune homme pris dans la tourmente de l’Histoire, c’est toute la tragédie du XXème siècle qui ressurgit, au moment où la guerre qui fait rage sur notre continent ravive à la fois la mémoire du passé et la crainte d’un avenir de sauvagerie.

Dans ce texte kaléidoscopique, alternant fiction et analyse, récit de voyage, légendes familiales, versions alternatives et compagnonnage avec Kafka, Gombrowicz, Zweig et Kundera, Vanessa Springora questionne le roman de ses origines, les péripéties de son nom de famille et la mythologie des figures masculines de son enfance, dans une tentative d’élucidation de leurs destins contrariés. Éclairant l’existence de son père, et la sienne, à l’aune de ses découvertes, elle livre une réflexion sur le caractère implacable de la généalogie et la puissance dévastatrice du non-dit.
Transcription
00:00:00Bonsoir Vanessa Springora, bonsoir Hélène, je ne sais pas si ça marche, non ça ne marche
00:00:07pas.
00:00:08Il faudrait peut-être que je l'allume tout simplement.
00:00:09Vous nous entendez bien, les micros fonctionnent ? Formidable ! Bonsoir Vanessa Springora,
00:00:15merci infiniment d'avoir accepté notre invitation, on est très heureux, je suis très heureuse
00:00:19de vous accueillir à l'écume des pages, je vous remercie tous d'être là, il fait
00:00:23froid ce soir, vous auriez pu rester chez vous bien au chaud donc merci beaucoup d'être
00:00:26avec nous.
00:00:27Vanessa Springora, vous êtes éditrice mais depuis 2020 vous êtes surtout autrice, vous
00:00:33avez sorti en 2020 un livre qui a eu un écho retentissant qui s'appelle Le Consentement
00:00:40dans lequel vous avez raconté avec je dirais beaucoup de puissance, de courage, de lucidité,
00:00:44d'honnêteté, une relation d'emprise qui vous est arrivée quand vous aviez 14 ans
00:00:48avec un écrivain célèbre dont je n'ai absolument pas envie de prononcer le nom,
00:00:52vous ne m'en voudrez pas je crois que ça vous va très bien.
00:00:56Ce livre est sorti juste avant le confinement, vous n'avez donc absolument pas pu faire
00:01:01la promotion de ce livre, on peut dire que cinq ans plus tard avec Patronyme qui vient
00:01:07de sortir, vous vous rattrapez d'une certaine manière, vous êtes très aimé des médias,
00:01:12vous êtes très demandé, très sollicité, façon pour laquelle je suis d'autant plus
00:01:15heureuse que vous ayez accepté cette invitation parce que je pense que c'est une sorte de
00:01:18marathon un peu difficile.
00:01:21Un livre qui plonge à nouveau dans quelque chose de très intime, vous allez devenir
00:01:27je pense l'écrivain de l'intime, non pas de l'autofiction mais du récit autobiographique,
00:01:33vous nous direz comment vous voyez les choses et j'aimerais qu'on part tout de suite de
00:01:38ce titre Patronyme et comme disait l'évangile de Saint Jean au commencement était le verbe,
00:01:45on pourrait dire qu'avec vous au commencement était le nom et je vais lire juste quatre
00:01:49lignes de votre livre si vous voulez bien, un nom propre, est-ce que ça signifie aussi
00:01:53un nom moralement irréprochable, un nom sans tâche, un nom immaculé, compte tenu du nombre
00:01:59de personnes qui se refilent le leur, je doute qu'aucun nom puisse jamais prétendre à être
00:02:03vraiment propre.
00:02:04Quelle est cette relation particulière que vous avez avec votre nom Vanessa Springora ?
00:02:11Alors ça a été, merci d'abord beaucoup pour cette introduction, merci pour votre
00:02:17invitation évidemment, je suis très contente d'être là et merci aux valeureux qui ont
00:02:22gravé le froid pour venir jusqu'ici, oui alors effectivement ce livre d'abord s'intitule
00:02:28Patronyme et tout s'articule autour de la quête de l'histoire de la généalogie d'un nom propre
00:02:35qui est le mien Springora, qui est un nom avec lequel j'ai toujours eu une relation particulière
00:02:40effectivement alors pour plusieurs raisons, d'abord parce que c'est un nom tout simplement
00:02:45un nom étranger, j'appartiens à une génération où comme je le raconte, quand j'étais enfant
00:02:50on me posait systématiquement la question de l'origine de ce nom et j'étais bien en
00:02:57pleine de pouvoir y répondre à cette question, tout simplement parce que j'avais d'abord
00:03:02des relations très très éloignées avec mon père qui m'a légué ce nom et que je savais
00:03:08tenir ce nom de mon grand-père paternel, que c'était un nom tchèque, c'est ce qu'on
00:03:12m'avait raconté, mon grand-père étant à l'époque vivant encore un citoyen tchèque
00:03:18réfugié avec le statut de réfugié privilégié, qui est l'équivalent de réfugié politique
00:03:23aujourd'hui, mais je n'avais aucun lien avec ce pays, enfin la Tchèque au Slovaquie
00:03:30en l'occurrence, parce qu'on était avant la chute du Nord de Berlin, et donc il y avait
00:03:34le rideau de fer, donc aucune possibilité de voyager dans ce pays pour mon grand-père
00:03:38et son passé était, je ne le percevais pas comme un tabou, mais comme quelque chose
00:03:44de douloureux, en tout cas dont il ne parlait pas, donc il ne parlait pas du pays où il
00:03:49était né, et puis moi étant jeune évidemment, comme c'est le cas souvent quand on est enfant,
00:03:55je ne posais pas trop de questions à mon grand-père, malheureusement, à l'époque
00:03:58où c'était encore possible, pour savoir d'où il venait exactement. Donc j'avais
00:04:03à la fois cette consonance étrangère, que j'acceptais comme étant une consonance
00:04:10slave, parce que comme je le dis souvent, effectivement Springora ça a sonné vaguement
00:04:16comme Kundera, donc je me disais « bon bah oui, ça doit être slave, effectivement »,
00:04:22jusqu'à ce que je découvre, donc en 2020, que les diverses… j'avais un certain nombre
00:04:30de doutes déjà depuis pas mal d'années sur l'origine de ce nom, mon grand-père
00:04:34est décédé, il s'est passé plein de choses, et puis j'ai commencé, excusez-moi pour
00:04:41le petit retour en arrière, mais déjà aux alentours de mes 25-30 ans, à me poser des
00:04:45questions, quand internet est apparu, j'ai commencé à faire des recherches sur ce nom
00:04:48Springora, je me suis aperçue qu'il n'existait pas en dehors de ma famille, il n'existait
00:04:53nulle part ailleurs que dans notre tout petit cercle familial, encore moins en Tchécoslovaquie,
00:04:58et pas plus dans aucun autre pays, donc ça faisait tout un faisceau de présomptions
00:05:06quand même assez important, pour que je puisse commencer à mettre en doute l'origine de
00:05:12ce nom, jusqu'à donc, je reviens en 2020 à la mort de mon père, qui est survenu quelques
00:05:18jours après la sortie du consentement, où j'ouvre un appartement, où vit mon père,
00:05:25qui est en réalité l'appartement de ses propres parents, et un téléphone qui sonne,
00:05:29vous voulez que je m'arrête peut-être ?
00:05:32Oui, le téléphone s'est arrêté.
00:05:35Non, mais peut-être qu'il ne sonne que quand je parle.
00:05:40Et là, je découvre tout un tas de papiers relatifs à l'immigration de mon grand-père
00:05:47d'abord, et puis deux photographies absolument terribles, qui le montrent en uniforme nazi,
00:05:54et je comprends que ce nom, effectivement, est un nom trafiqué, un nom falsifié, et
00:05:58que le véritable nom de mon grand-père est un nom en réalité allemand, et que c'est
00:06:03Springer.
00:06:04Votre père lui-même, avec qui vous avez une relation très éloignée, puisque vous
00:06:11dites, les pères sont censés être des remparts pour les filles, le mien a été un courant
00:06:15d'air, ça vous le dites dans le consentement, je crois, votre père lui-même, on va revenir
00:06:21sur sa personnalité très complexe, troublée, un peu délirante, a inventé toutes sortes
00:06:27de significations pour ce nom, il vous dit, je ne dis pas à quelle période de votre
00:06:32vie il vous le dit, mais par exemple, il vous dit, notre nom veut dire montagne au printemps.
00:06:36Alors bon, pourquoi pas, c'est très joli.
00:06:38Ensuite, il invente une sorte de Springer von Karlstadt avec un château en Bohème,
00:06:42enfin, il y a beaucoup de légendes déjà, très tôt, autour de ce nom.
00:06:47Oui, alors, ça montre que mon père était, comme je l'écris d'ailleurs, une sorte
00:06:52d'écrivain sans livre, donc, atteint de cette forme de mythomanie dont je n'ai pas
00:06:59tout de suite compris l'origine, mais que j'ai réussi à, je crois, élucider au
00:07:03terme de cette enquête, si vous n'avez pas lu encore le livre, je ne vais pas non
00:07:08plus déflorer la fin, mais je pense qu'il y a effectivement chez lui cette puissance
00:07:15d'invention, d'imagination qui a cherché, lui aussi, à combler toutes les interrogations
00:07:21qu'il pouvait avoir sur l'identité de son propre père, qui ne lui avait jamais
00:07:25rien transmis non plus de son passé, et c'est passé par des inventions assez affleuries
00:07:34sur l'origine de son nom.
00:07:35Donc, il y a eu Springer von Karlstadt quand j'étais petite, mais qui était déjà
00:07:39une transmission de la moitié du secret, c'est-à-dire qu'il savait en fait que
00:07:43le nom était Springer, mais moi il ne me l'a pas dit, et c'était tellement improbable
00:07:47cette particule en plus, qu'évidemment je n'y ai pas cru, et puis, il y a eu effectivement
00:07:54Montagne du Printemps, parce que Spring, le printemps, en anglais, Gora dans les langues
00:07:59slaves veut dire « montagne », donc il y avait la possibilité que ça veut dire
00:08:04Montagne du Printemps, mais tout ça était en fait un morceau d'invention pour masquer
00:08:10la vérité, c'est toujours, c'est tout ce que j'essaie de déconstruire dans
00:08:16ce livre, c'est l'ensemble de toutes ces fictions que mon grand-père pour des raisons
00:08:22très pragmatiques, et mon père pour des raisons psycho-pathologiques, ont inventé
00:08:28et m'ont transmise, et à moi de démêler cet écheveau.
00:08:35C'est très intéressant ce que vous dites, parce qu'en effet, votre histoire familiale
00:08:38est très romanesque, et on pourrait imaginer qu'un écrivain, comme vous l'êtes, s'empare
00:08:42de cette matière familiale pour en faire un grand roman, et vous, vous faites absolument
00:08:46le contraire, c'est-à-dire que vous venez d'une famille où le mensonge est monnaie
00:08:51courante, l'invention, la légende, ce père mythomane, et vous, vous revenez au plus près
00:08:57de la vérité, vous avez besoin d'affronter votre vérité pour pouvoir reconstruire votre
00:09:02propre identité à partir de tous ces mensonges, enfin vous dites ces non-dits, ces secrets,
00:09:05ce qui n'est plus possible en fait.
00:09:07Oui, avec ce livre, d'ailleurs comme avec Le Consentement, je pense qu'il s'agissait
00:09:11davantage de défaire la fiction et de déconstruire un discours qui falsifie la vérité, plutôt
00:09:20que de rajouter une fiction à d'autres fictions.
00:09:24Néanmoins, vous avez aperçu qu'il y avait quand même quelques petites embardées romanesques
00:09:29dans le texte, mais j'ai l'honnêteté de dire que c'est de la fiction quand c'est
00:09:33le cas.
00:09:34De dire qu'à certains moments je joue avec le lecteur et avec moi-même, parce que d'abord
00:09:39pour des raisons très simples qui sont le besoin de recréer un décor, un contexte,
00:09:44de mettre un peu de chair et de couleurs derrière tout ce pays, d'abord la Tchécoslovaquie
00:09:50que je ne connaissais pas, donc aujourd'hui la République tchèque que j'ai visitée
00:09:53à l'occasion de cette enquête, tous ces personnages que je découvre, toute cette
00:09:57famille qui est restée derrière le rideau de fer, tous ces prénoms, il y a l'envie
00:10:02évidemment d'en faire une fiction, mais en même temps, comme je suis dans cette démarche
00:10:06au contraire de déconstruction d'une légende familiale et d'un roman familial, alors
00:10:11c'est intéressant parce que le roman familial c'est à la fois un genre, une catégorie
00:10:15littéraire, c'est aussi une notion et un concept psychanalytique, et ça renvoie effectivement
00:10:23à la notion de mythe, le mythe c'est, d'abord c'est l'origine de la littérature,
00:10:28nos mythes, nos grands mythes, ça passe de l'Odyssée à la Bible, sont des récits
00:10:33très anciens mais qui sont relativement lisses et qui sont en général qui ont une visée
00:10:39qui est de transmettre et d'asseoir des valeurs, des principes sur lesquels on va
00:10:43construire une société, et qui sont censés être incontestables.
00:10:49Moi j'ai voulu faire l'inverse avec Patronyme, c'est-à-dire un récit qui est complètement
00:10:53hybride, qui ne cesse de se transformer, un peu comme un kaléidoscope avec des versions
00:10:59mouvantes, parce que cette histoire d'abord elle est complètement fragmentaire, parce
00:11:03qu'effectivement au fur et à mesure de mon enquête, j'avais l'impression d'avoir
00:11:06enfin réussi à reconstituer à peu près une trajectoire, un parcours, et tout d'un
00:11:12coup, un nouveau témoin me racontait une nouvelle version avec encore une conception
00:11:17ou un point de vue différent qui modifiait un peu la focale sur l'histoire de mon grand-père,
00:11:21ce qui fait qu'en réalité il y a quelque chose qui reste complètement insaisissable
00:11:25chez lui, dans ce personnage, et moi je trouve ça très romanesque aussi en fait, cet insaisissable,
00:11:30le fait qu'il puisse à la fois être ce jeune homme insouciant qui est pris comme
00:11:35ça dans les raies du troisième Reich, mais sans trop se rendre compte qu'il est en
00:11:41train de se faire embrigader, idéologiser, ou au contraire le criminel convaincu des
00:11:48valeurs nazies et qui peut-être devient espion, ou alors encore, dernière version,
00:11:53peut-être simplement un déserteur, amoureux de la liberté, plutôt séducteur et aventurier
00:11:58qui a essayé d'échapper en fait à toutes ces assignations, qu'elles soient culturelles
00:12:04ou politiques, et toutes ces possibilités sont également valables, et ce qui m'intéresse
00:12:12aujourd'hui, je trouve que d'ailleurs c'est une règle que j'essaye d'appliquer
00:12:16aussi à la vision du monde en général, que j'essaie d'avoir, c'est de la juxtaposition
00:12:21de plusieurs récits qui coexistent en réalité.
00:12:26Ce qui est important pour moi, c'est de me rendre compte que nous, en tant que Française,
00:12:31nous avons hérité d'une certaine conception des choses, notamment de la fin de la seconde
00:12:35guerre mondiale, qui est celle du procès de Nuremberg, et qui est la version des vainqueurs,
00:12:40en voyageant à Zabré, dans la vie natale de mon grand-père, qui était donc né en
00:12:45Moravie, pour ceux qui ne savent pas, dans une communauté germanophone, donc il était
00:12:53à la fois citoyen tchécoslovaque, mais en même temps de culture allemande, et de langue
00:12:57allemande, donc c'était sa langue maternelle, et on peut bien imaginer qu'un jeune homme
00:13:01né dans ce contexte-là, avec un nom allemand, qui parle allemand, qui grandit à la fin
00:13:08de la chute des empires, à la fin de la première guerre mondiale, avec l'humiliation qui a
00:13:12été celle de la défaite pour les Allemands, adhère complètement au discours qui est
00:13:17celui de sa famille, et qui est celui de cet orgueil blessé qu'il faut absolument réparer,
00:13:24par la restauration d'un empire, l'empire germanique, avec ce mythe fondateur justement
00:13:33d'une supériorité du peuple allemand, et je pense que c'est très compliqué d'échapper
00:13:40en fait à ce déterminisme qui est celui de son milieu, tout simplement, et de son
00:13:46nom, et donc c'est pour cette raison aussi que j'ai structuré le livre en quatre chapitres.
00:13:51Oui, c'est ce que je voulais vous en parler justement. Donc votre livre est structuré
00:13:55en quatre chapitres, nom de famille, nom du père, nom d'emprunt, et nom propre, ce
00:13:59fameux nom propre, qui n'a pas d'équivalent dans les autres langues d'ailleurs, c'est
00:14:03une spécificité française, et donc vous avez très rapidement eu l'idée de cette
00:14:08structure ?
00:14:09Alors oui, effectivement, comme le point de départ a toujours été pour moi l'origine
00:14:14de ce nom, et que le nom pour moi est presque aussi, peut-être le premier, les linguistes
00:14:20diraient morphèbe, c'est un peu technique comme terme, mais enfin c'est le premier
00:14:23segment peut-être du langage, et peut-être donc l'origine aussi de toute histoire,
00:14:29et l'origine des mythes. Et le nom, pour moi, est aussi la façon dont on se détermine,
00:14:38à plusieurs titres, alors le nom du père évidemment c'est très important, puisque
00:14:43c'est pour les femmes, notamment, quelque chose dont on hérite, qui nous fait prendre
00:14:49conscience très jeunes que nous n'avons pas de nom, nous les femmes, nous héritons
00:14:55du nom de notre père, comme les hommes, mais nous ne le transmettrons pas, et éventuellement
00:15:02nous adopterons le nom de notre époux. C'est déjà une des premières émanations du contrôle
00:15:08de patriarcat sur les femmes, sur les corps, que je trouve assez intéressant, je me suis
00:15:14beaucoup intéressée à la question justement des cérémonies qui existent dans certaines
00:15:20communautés autochtones, nord-américaines par exemple, et qui permettent de changer
00:15:24le nom au fur et à mesure de la vie. C'est le cas chez les Lakotas par exemple, et je
00:15:28trouve ça très intéressant, qui partent du principe que le nom ne doit pas être un
00:15:32héritage mais quelque chose qu'on se forge et qu'on se fabrique, et à plusieurs stades
00:15:38de la vie, on peut décider de s'auto-baptiser, dans le cadre d'un rituel évidemment, en
00:15:42fonction de ce qu'on est devenu, de ce qu'on incarne, de ce qu'on a accompli, je trouve
00:15:48que c'est un processus intéressant, et évidemment ça m'a renvoyée à la question que posait
00:15:53Malcolm X dans les années soixante, qui s'est fait, qui s'est défait de son nom de baptême,
00:16:01qui était en réalité le nom des propriétaires, enfin tout le nom des afro-américains était
00:16:07le nom d'esclave, en réalité, qui était donc le nom de leur propriétaire, et on pourrait
00:16:11étendre cette logique évidemment aux femmes, puisque c'est exactement la même chose.
00:16:15Je fais un petit retour sur le consentement, parce que quand j'avais étudié d'un point
00:16:19de vue juridique d'où venait le terme consentement, qui est au départ effectivement un terme
00:16:23qui renvoie à la notion de contrat, je m'étais aperçue qu'il y avait cette histoire de lettres
00:16:28de consentement, qui existait, qui a existé de la Renaissance jusqu'au XIXe siècle,
00:16:34était en réalité une transaction, une lettre que le père transmettait au futur époux de
00:16:42sa fille, et donc le consentement, on voit bien qu'il ne passait absolument pas par
00:16:46la première concernée, c'est-à-dire la femme, l'épouse, la future épouse, mais
00:16:51elle était l'objet d'une transaction d'une famille à une autre, qui passait
00:16:55par un changement de nom dont on vient de parler.
00:17:00Donc ça, c'était le nom du père, je trouve que c'était en tant que femme, et compte
00:17:05tenu des questionnements qui sont les miens, et des engagements aussi féministes, c'était
00:17:08très important pour moi de le rappeler, de quelle manière je m'étais structurée
00:17:11aussi depuis ma petite enfance avec ce rapport à ce nom un peu complexe, puisque j'aimais
00:17:18ce nom pour sa musicalité, je trouvais que c'était un joli nom, et en même temps,
00:17:21c'est ce que m'avait transmis mon père, un père qui a été complètement absent
00:17:24de ma vie, qui ne s'est absolument pas occupé de moi, effectivement, donc voilà.
00:17:27Et à aucun moment, justement, même au moment où vous écrivez le consentement, vous n'avez
00:17:32pensé prendre un nom de plume ? Vous auriez pu vous créer votre propre nom ?
00:17:35Et ça, c'est une vraie question, merci, elle me l'a posée, c'est la première fois
00:17:38qu'on m'a posé, et ça me fait vraiment plaisir, parce que c'est vraiment une question
00:17:42que je me suis posée, effectivement, alors j'y ai répondu très vite pour le consentement,
00:17:47tout simplement parce qu'à partir du moment où j'étais dans une démarche de réappropriation
00:17:51de mon histoire, je ne voulais pas maquiller mon identité, ça n'avait aucun sens, d'autant
00:17:57plus que la personne dont je parlais, dont nous n'avons pas prononcé le nom, et dont
00:18:00nous ne prononcerons pas le nom ce soir, était parfaitement identifiable, même sous une
00:18:05initiale, donc il n'y avait aucune raison que moi j'emprunte un pseudonyme, alors
00:18:11que j'étais dans une démarche de transparence aussi, et d'honnêteté totale sur cette histoire.
00:18:19Voilà, donc j'ai commencé, finalement je suis entrée en littérature avec ce nom,
00:18:23mais en revanche, quand mon fils est né, je le raconte dans Patronyme, je me suis posée
00:18:28la question, puisque aujourd'hui c'est possible de transmettre un patronyme, c'est
00:18:32possible depuis assez peu de temps, mais c'est possible, j'aurais pu, comme ça se fait
00:18:35en Amérique latine, dans les pays hispanophiles par exemple, accoler le nom de son père à
00:18:40mon propre nom, sur notre enfant, mais je n'ai pas souhaité le faire, et ça a été
00:18:45une vraie question, parce que justement, c'est là où je me suis rendue compte d'un
00:18:51point de vue psychanalytique, qu'il y avait quelque chose qui bloquait chez moi, et qu'au
00:18:55fond, ce nom, j'étais assez contente qu'il disparaisse avec moi, puisque je serais la
00:18:59dernière à le porter, et que je n'avais pas du tout envie de le transmettre, sans
00:19:04connaître encore l'histoire trouble qui se cachait derrière.
00:19:07Ah oui, avant même de connaître l'histoire.
00:19:09Oui, puisque mon fils est né en 2005, donc bien avant que vous ne découvriez tout ça.
00:19:14Et vous dites que votre oncle, c'est-à-dire le petit frère de votre père, qui a des
00:19:18filles je crois, ou qui n'a pas d'enfant, qui a une fille, comme mon père, il n'a
00:19:21eu qu'une fille, et donc le nom de ce qu'il aura disparaîtra avec lui.
00:19:27Alors vous parlez du patriarcat, et on parle un peu du consentement, et les deux livres
00:19:32ne sont pas sans rapport, bien évidemment, au-delà du fait que vous êtes leur autrice,
00:19:37quels sont les liens pour vous, les passerelles peut-être qu'on pourrait tendre entre
00:19:44les deux livres ? Et je pense en particulier à votre père, c'est-à-dire le patriarcat,
00:19:49cette masculinité, les hommes qui ont entouré votre enfance, que ce soit justement ce père
00:19:54mythomane, ce grand-père dont vous découvrirez bien, à l'après sa mort, qu'il est menteur,
00:19:58mais néanmoins vous avez dû sentir des choses, les non-dits sont parfois très parlants.
00:20:06Comment est-ce que vous pouvez lier les figures masculines de votre enfance avec cette expérience
00:20:13terrible que vous vivez à l'adolescence d'emprise ? Est-ce que vous pensez qu'il y a comme un écho
00:20:18de ces personnalités ? Vous avez dit dans plusieurs entretiens que le fascisme et la
00:20:25pédocriminalité sont absolument liés, en tout cas pour vous.
00:20:32Oui, alors ça j'en suis absolument convaincue. Ça procède de la même logique qui est celle
00:20:40d'écraser, dominer, d'imposer sa vision unique du monde, de ne pas prendre en compte l'autre
00:20:48comme personne, comme individu, et comme son semblable, tout simplement. C'est une notion
00:20:54un peu chrétienne, mais pour le coup j'y adhère complètement, c'est-à-dire qu'il y a chez le
00:21:00fasciste, alors là en l'occurrence incarné par le nazi, comme chez le pédocriminel, l'incapacité
00:21:06à voir en l'autre autre chose qu'un objet de plaisir, de satisfaction, un jouet, soit un objet
00:21:15de haine et de détestation qu'il faut détruire et exterminer. Je trouve que ça c'est ce qui pour
00:21:24moi relie les deux questions. D'abord il y a la question du consentement qui est toujours présente
00:21:28dans Patronyme, puisque je me suis beaucoup interrogée sur toutes les stratégies qui ont
00:21:32présidé à l'endoctrinement de mon grand-père, de ce jeune homme dont je vous parlais tout à l'heure,
00:21:37ce qu'il a fait, qu'est-ce qu'il a précipité dans les bras des milices fascistes. Il y a
00:21:42évidemment son milieu culturel, mais il y a aussi toutes les assignations qui pèsent
00:21:46évidemment sur les garçons. J'ai retrouvé des photos de lui, par exemple, qui datent de la guerre
00:21:51de 14-18, où il est tout petit et où il porte, on appelle ça un calot, des chapeaux de soldat.
00:21:59Et c'est un bébé, il a deux ans, mais on voit à quel point déjà, à deux ans, il faut être un
00:22:04soldat. Et je raconte d'ailleurs cette scène le jour où j'ai accouché, je savais que j'attendais
00:22:11un garçon, mais j'ai pris conscience pour la première fois, au moment où on a posé son petit
00:22:17corps grelottant sur moi, que cet enfant, c'est à lui qu'on irait demander de défendre la patrie,
00:22:24si un pays armé survivait. Et ça m'a complètement dévastée de comprendre à ce moment-là ce que le
00:22:31patriarcat faisait peser sur les hommes aussi. Parce que je trouve qu'on n'en a pas suffisamment
00:22:35parlé dans ces dernières années, et c'est quelque chose qui pèse énormément aussi sur le corps des
00:22:40hommes, et qui est une violence symbolique telle qu'elle, pour moi, c'est déjà un début d'explication
00:22:46sur la façon dont les hommes ensuite répercutent la violence sur les femmes, sur les enfants,
00:22:50sur la nature, les terres, voilà. Et l'autre chose, c'est la question du consentement dont je disais
00:22:56à la barbarie. Qu'est-ce qui fait qu'un jeune homme, à un moment donné, va adhérer à un discours
00:23:03de haine, et penser réellement que son salut passe par la destruction d'autres personnes,
00:23:10en l'occurrence le peuple juif ? C'est quelque chose qui, moi, m'est complètement étranger,
00:23:17et donc je me suis beaucoup interrogée sur ce consentement. Et ce qui m'a énormément éclairée,
00:23:23c'est un livre dont je parle, que je cite, qui est un livre d'un historien, Christophe Browning,
00:23:28qui s'appelle « Les hommes ordinaires », qui est un livre que je vous recommande chaudement si vous
00:23:32ne l'avez pas lu. Je ne suis pas une grande lectrice de livres d'histoire, je préfère,
00:23:37il y a plus de références littéraires, je suis plutôt, en général, quand j'essaie d'appréhender
00:23:40une culture comme ça a été le cas, là par exemple, je me suis plus tournée vers des livres de
00:23:44littérature que des livres d'histoire, mais en l'occurrence, ce livre-là est vraiment extraordinaire,
00:23:48et il raconte comment, justement, des jeunes recrues de la police se sont retrouvées à prêter
00:23:54main-forte aux Einsatzgruppen pendant la Shoah par Mal, notamment, et il raconte une scène qui est
00:24:01extraordinaire, c'est-à-dire qu'à un moment donné, le chef d'un bataillon de police, avant de partir
00:24:07en Ukraine, doit informer de jeunes policiers qui ne font pas partie de la SS, qui ne font
00:24:12partie ni de la Gestapo, ce sont des simples policiers de l'ordre, des policiers ordinaires,
00:24:18et il leur dit « vous allez devoir aller dans les campagnes, dans les villages, vous allez devoir
00:24:24rafler à peu près tous les juifs que vous allez rencontrer, de 7 à 77 ans, vous allez les amener
00:24:31au bord d'un ravin qu'ils auront creusé au préalable, et vous allez leur tirer une balle
00:24:36dans la nuque ». Et là, le premier, en fait, il a devant lui une cinquantaine d'hommes, et il leur dit
00:24:44« ceux qui ne sont pas d'accord, vous pouvez faire deux pas en arrière ». Et il y en a deux,
00:24:48seulement, qui font deux pas en arrière. Et le seul, le seul représailles de ces hommes,
00:24:56ce sera d'aller faire l'épluchage des patates, et se faire éventuellement traiter de femmelettes
00:25:01ou de lâches par leurs camarades. Et ça montre à quel point, en fait, il y a eu plein d'expériences
00:25:08de psychologie qui ont été faites aujourd'hui sur la façon dont on peut facilement devenir un
00:25:13torse rouge. Mais moi, ce qui m'intéressait, c'est ce concentrement-là, d'où il vient, en fait. Et
00:25:18effectivement, sur les liens entre le fascisme et la masculinité toxique, il y a quelque chose
00:25:24qu'il faut qu'on réfléchisse tous ensemble aujourd'hui, parce que ce lien continue à s'illustrer,
00:25:30notamment dans des discours qu'on entend aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, je veux dire, dans la
00:25:35bouche de quelqu'un comme Vladimir Poutine, que dans la bouche d'un Donald Trump, qui est une
00:25:40obsession sur le genre, notamment, une obsession de devoir démontrer une masculinité décomplexée.
00:25:48Tout ça venant, nourrissant un discours politique, c'est ça qui est intéressant. Et en même temps,
00:25:54une haine de tout ce qui sort du cadre, de tout ce qui n'est pas hétéronormé, donc notamment des
00:26:00communautés LGBT qui sont criminalisées, qui sont désignées comme extrémistes, qui sont condamnées,
00:26:06c'est le cas en Russie, voire déportées dans des camps. Et là, on a l'impression qu'on revient
00:26:12effectivement au discours des années 30, et ça m'a beaucoup intéressée aussi en me pochant sur
00:26:17cette question, de voir à quel point la communauté homosexuelle, notamment, avait été persécutée
00:26:23bien avant les déportations. Tous les cabarets, il y avait une vie, en fait, on dirait une vie queer
00:26:32aujourd'hui, très importante à Berlin dans les années 20, dans les années folles, en réalité,
00:26:36qui a été réprimée, et à Paris, partout en Europe, réprimée de façon extrêmement violente. Et donc,
00:26:43ça m'intrigue toujours, et je n'ai pas tout à fait de réponse à cette question, mais je crois
00:26:48quand même qu'il y a cette angoisse de dévirilisation très forte à un moment donné, qui
00:26:53prend le pas, à partir du moment où des libertés, une certaine permissivité, le féminisme prend un
00:27:00petit peu trop de place, tout d'un coup, il y a un couvert qui se referme, ce qu'on appelle, ce que
00:27:05les féministes appellent le « baccalache », le retour de bâton, en français. Et je crois qu'on est
00:27:11en train d'assister à ça aujourd'hui, de nouveau. Et donc, ce livre aussi témoigne d'ailleurs de mes
00:27:17inquiétudes sur le temps présent, parce que je crois que le passé est toujours en mesure de
00:27:22nous éclairer de la même manière que l'histoire de mon grand-père m'a permis d'éclairer davantage
00:27:26la personnalité de mon père. Je crois aussi que cette histoire de la Seconde Guerre mondiale
00:27:30continue, d'abord parce que tous les conflits auxquels nous sommes confrontés sont hérités du
00:27:35XXe siècle, et de ces périodes notamment, mais aussi parce qu'il y a un certain nombre de choses
00:27:42qui ne sont peut-être toujours pas réglées et qu'on n'a pas suffisamment analysées,
00:27:49et notamment cette origine même du fascisme. Et pour revenir à votre enquête familiale et à
00:27:56quelque chose de plus intime et à votre livre, quand vous revenez dans cet appartement,
00:28:01parce que la première fois que vous vous êtes confrontés à l'appartement où vous n'êtes pas
00:28:05venu depuis dix ans, l'appartement de vos grands-parents, où votre père s'était installé
00:28:09auprès de sa mère, votre grand-mère, quand il s'est retrouvé malade, incapable de travailler,
00:28:15etc. Il est revenu dans le giron maternel, son père était déjà mort. Donc vous arrivez dans
00:28:19cet appartement où vous avez toujours connu, coqué, bien entretenu, etc. Vous découvrez une espèce de
00:28:24cafarnaum hallucinant, votre père semblant être affecté du syndrome de Diogène. Il vit dans une
00:28:30crasse épouvantable, alors que ça a toujours été un homme très soigné. Vous dites qu'il s'épilait
00:28:33les sourcils, les tempes, l'hygiène était pour lui quelque chose de primordial. Il y a une chose
00:28:39absolument assez glaçante, je trouve, que vous découvrez, c'est que la chambre de votre grand-mère
00:28:43est intacte, hyper bien rangée, propre, on a l'impression que rien n'a bougé depuis qu'elle
00:28:48en est partie, comme une sorte de mausolée. Il y a vraiment quelque chose de très effrayant dans
00:28:52tout ça, je trouve. Et vous découvrez deux choses qui vont agir sur vous de manière très
00:28:58bouleversante et comme des électrochocs. Ce sont des photos dont vous avez parlé de votre grand-père
00:29:03très jeune, en tenue de sport. Je trouve que c'est important de le dire, il porte une tenue
00:29:07d'escrime. Et puis sur l'autre photo, il est au milieu d'un groupe de jeunes sportifs. Je trouve
00:29:12que le rapport au corps aussi, il a des Allemands avec le sport, il a évité ce corps puissant qu'on
00:29:16a pu voir dans les films de propagande de Leni Riefenstahl. Vous citez d'ailleurs un auteur que
00:29:21j'aime beaucoup et dont on pourrait peut-être parler, qui est Georges Pérec. Vous citez O.A.W.
00:29:26ou Le souvenir d'enfance. Vous citez aussi Les choses, pour ce rapport au corps. Mais vous
00:29:31découvrez autre chose qui va évidemment aussi beaucoup vous troubler. Ce sont des albums de
00:29:36photos porno-gay, appartenant vraisemblablement à votre père, ainsi que toute une pile de petites
00:29:42annonces du Nouvel Observateur pour des rencontres masculines. Et on revient justement à cette
00:29:48virilité imposée peut-être par un grand-père qui, lui, a adopté tous les codes de son temps,
00:29:53quitte à aller jusqu'à plus que flirter, s'emparer des idées du nazisme. Et le fils, lui,
00:30:01a cette espèce de vie, ou pas, fantasmée ou vécue, en secret ? Oui, oui, tout à fait. C'était
00:30:12vraiment un choc parce que, jamais j'aurais pu imaginer, évidemment, entrer comme ça,
00:30:20par effraction, dans l'intimité de mon père. D'ailleurs, je me pose la question au moment
00:30:24dans le livre, je dis mais jusqu'à quel point, à quel moment, il faut peut-être mettre de côté,
00:30:30dissimuler les choses qu'on ne veut pas que ses enfants trouvent, avant sa mort ? Je me dis,
00:30:35mais c'est vrai qu'on peut en fait sortir de chez soi, passer sous un camion, c'est tellement
00:30:38facile. En fait, à quel moment on décide de faire un petit peu le tri entre ce qu'on veut
00:30:42bien transmettre et ce qu'on ne veut pas transmettre de son intimité la plus privée ? Et effectivement,
00:30:47à l'occasion de cette découverte, j'ai vu, je me suis aperçue que mon père était homosexuel,
00:30:53mais que c'était quelque chose qu'il avait, effectivement, totalement refoulé toute sa
00:30:58vie, qui était, et alors ça renvoie à la description de l'appartement que vous avez très
00:31:01bien faite, qui était complètement scindée en deux espaces, et finalement un espace masculin,
00:31:06sale, et un espace féminin, propre, qui était ce mausolée de ma grand-mère, à laquelle visiblement
00:31:11il faut une espèce de vénération étonnante. Et il y avait tout un tas d'objets, sex toys,
00:31:20dont je vous passerai la description, et puis ces photos, ces photos porno-gays, et ça a été pour
00:31:27moi quelque chose de, en fait, un soulagement énorme, parce que mon père avait toujours été
00:31:33un énigme jusque-là, il n'a jamais réussi à être un père pour moi, sa vie complète a été un échec,
00:31:38sa vie professionnelle, sa vie affective, ses trois mariages successifs ont été un échec,
00:31:42sa vie amicale aussi, parce que cette mythomanie finissait par être insupportable, et même ses
00:31:48amis qui avaient le plus d'affection pour lui en avaient assez au bout d'un moment d'entendre
00:31:52ces histoires, et tout d'un coup j'ai compris le tourment profond qu'était pour mon père le fait
00:32:02de ne jamais avoir pu être qui il était, tout simplement, et quand j'ai posé la question à
00:32:09mon oncle, donc le frère de mon père, je lui ai demandé comment mon grand-père, donc leur père,
00:32:15percevait l'homosexualité, il m'a dit c'était, pour lui, c'était épousantable, impossible,
00:32:21impossible qu'un de ses fils soit homosexuel, et effectivement, ça m'intéresse beaucoup que vous
00:32:26mettiez en relation ces photos de lui, extrêmement viril, en tenue sportive, avec les insignes du
00:32:33nazisme, sachant que le sport, comme vous le disiez, a été donc la vitrine des idéologiques
00:32:40du 19ème siècle, alors pas seulement le nazisme, le stalinisme aussi, mais il y avait aussi cette
00:32:45exaltation du corps, et notamment du corps masculin, et ça a aussi expliqué mon propre rapport au
00:32:52sport, parce que jusque là, jusqu'à mes cinquante ans, j'ai toujours été très rétive, j'étais
00:32:56plutôt Churchillienne non-sport, et j'ai découvert tardivement quand même que ça faisait du bien,
00:33:02qu'il fallait s'y mettre, mais c'est vrai que je pense aussi souvent à cette phrase qui dit « le
00:33:11sport, c'est la guerre, moins les fusils », alors c'est pas Pérec, mais je vais retrouver, ça va me
00:33:19revenir tout d'un coup, mais je trouve que c'est exactement ça, et c'est vrai que malheureusement,
00:33:23le sport est souvent dévoyé, et ces belles valeurs qui sont celles du fair play, que ce soit le
00:33:30meilleur qui gagne, se transforment plutôt en nationalisme et en homo-veganisme, donc il y a
00:33:36quelque chose de toujours, de l'exaltation en tout cas de la patrie, qui me gêne, et j'ai toujours
00:33:42du mal, et peut-être en raison de l'histoire de mon grand-père, j'ai beaucoup de mal à être une
00:33:47grande supporteure de quelque équipe. En tout cas, on se rend compte que même s'il y avait les secrets
00:33:54et les non-dits, tout était là, et vous aviez compris finalement beaucoup de choses, et votre
00:33:58père sans doute aussi, parce que vous dites, votre père ne vous a bien sûr jamais parlé de ses photos,
00:34:06par exemple, de votre grand-père, et de sa possibilité d'avoir été enrôlée dans le nazisme,
00:34:11enfin, qui semble être assurée, pas de doute. Ah oui, oui, j'ai découvert, j'ai pu remonter la
00:34:17piste jusqu'à retrouver sa carte d'adhésion au NSDAP, qui est le parti qui a porté Hitler au pouvoir,
00:34:24et en plus, ce n'est pas une adhésion, je veux dire, précoce, en 38, c'est en 40-42, il a renouvelé
00:34:33sa carte en 42, tout en étant policier à Berlin, donc il était impossible qu'il ignore le sort
00:34:39qui était réservé aux juifs et la solution finale. Et vous dites que votre père savait,
00:34:47en fait, vous pensez qu'il n'a jamais vu, enfin, vous vous êtes convaincue qu'il savait. Oui. Et
00:34:52je me suis demandé comment vous aviez cette conviction si forte, parce que vous en parlez
00:34:55beaucoup dans le livre. Alors, d'une part, parce que sa dernière femme m'a dit qu'elle avait vu chez
00:35:02eux, enfin, à un moment où ils vivaient encore ensemble, une photo de mon grand-père avec Heidrich
00:35:06en tenue d'escrime, en train de combattre tous les deux. Et c'est vrai que c'est Heidrich qui a,
00:35:13donc qui était le chef de la police de sécurité, la police secrète d'Hitler, qui aussi a fait de
00:35:22l'escrime le sport d'élite des SS, et qui l'a imposé comme formation sportive, en fait, au sein
00:35:29de l'ASS. Donc, j'étais très étonnée de cette histoire. J'ai cherché partout une trace de cette
00:35:35photo. Je ne l'ai pas retrouvée ni dans les affaires de mon père, ni sur Internet, ni dans
00:35:39tous les livres que j'ai pu consulter sur cette période des photos d'Heidrich. Il y en a beaucoup
00:35:44de lui en tenue d'escrime. Il était champion national d'escrime. Il avait même participé
00:35:49aux premiers Jeux olympiques avant 36, mais dans les années, tout début des années 30. C'était
00:35:57aussi une gloire, effectivement, pour les Allemands. Mais donc, je sais que cette dernière
00:36:05épouse de mon père m'a raconté que mon père lui avait dit avoir chapardé, c'est le mot qu'il a
00:36:11employé, chapardé cette photo à son propre père quand il était enfant. Elle ne savait pas dater
00:36:17exactement. Est-ce que c'était 7 ans, 8 ans, 10 ans, 11 ans, je ne sais pas. Mais ce qui est très
00:36:22étonnant, c'est que mon oncle, qui n'a que trois ans de différence avec mon père, n'avait jamais
00:36:26vu ces photos. Et quand je lui ai montré, il était, il était, il est tombé des nues. Vraiment
00:36:31il était sidéré. Comme vous, il a découvert l'implication ? Lui, je pense qu'il a vraiment
00:36:35découvert, oui. Mais il était persuadé que son père était dentiste, avant la guerre. Il savait
00:36:43que son père avait été enrôlé de, enfin, le discours qu'on lui avait donné, c'était le récit
00:36:49officiel, justement, la légende familiale, c'était un enrôlement de force dans l'armée
00:36:53allemande, dans la Wehrmacht, ce qui était le cas de beaucoup de citoyens tchèques après
00:36:57l'annexion de leur pays. Donc, ça n'était pas incriminant de la même manière. Vous dites aussi
00:37:03que votre père, d'une certaine manière, a réadopté les pensées politiques de son père. Vous dites
00:37:10que votre grand-père ne parlait pas de politique. Il n'a sans doute pas beaucoup parlé de politique
00:37:14avec ses propres fils. Et votre père, quand il est jeune homme, se rapproche beaucoup des milieux
00:37:20d'extrême droite, est totalement sympathisant de l'OAS. Comment est-ce qu'on peut comprendre ça ?
00:37:27Alors, ça aussi, je l'ignorais complètement. Ce sont des choses que j'ai découvert au fur et à
00:37:31mesure de mon enquête. Ça m'a amusé parce que j'ai trouvé, en fait, c'est mon oncle qui m'a
00:37:38raconté cette histoire, qu'effectivement, jeune, il avait été embrigadé à son tour, donc enrôlé
00:37:43par mon père, qu'il avait emmené pour décrocher un drapeau français au moment de la venue de
00:37:50du général de Gaulle à Saint-Germain-en-Laye, donc à côté de la commune où il vivait,
00:37:55et donc pour défendre l'OAS. Et vous avez par ailleurs aussi tagué dans les rues de Nanterre,
00:38:02à travers le faux plancher d'une voiture, le slogan de l'OAS, pardon, le logo, je sais pas comment
00:38:09vous pourriez le dire, de l'OAS sur les trottoirs de Nanterre. Donc, tout ça a été, bon, évidemment
00:38:16consternant, mais d'autant plus consternant que mon père n'était pas officiellement d'extrême droite,
00:38:21c'est-à-dire qu'aux dernières nouvelles, moi quand je l'avais vu, c'est-à-dire une dizaine
00:38:26d'années avant sa mort, il était militant socialiste, il défendait Ségolène Royal,
00:38:33après, selon ses dires, il œuvrait à l'élection François Hollande, donc il a fait tout un trajet
00:38:40aussi politique au cours de sa vie, on a tout à fait le droit d'ailleurs d'évoluer, sauf qu'il y
00:38:45avait des choses qui revenaient de temps en temps, et notamment, je raconte certaines scènes où il y
00:38:49avait de l'antisémitisme franc qui s'exprimait chez lui, et notamment, à un moment donné, il a perdu
00:38:57son travail, il a toujours travaillé plus ou moins dans la presse, et je me suis retrouvée, je devais
00:39:01avoir une vingtaine d'années dans un restaurant avec lui, et il a commencé à accuser en fait la
00:39:07presse française d'être enjuivée, c'est le mot qu'il a employé, donc le mot qu'on employait
00:39:12n'est encore dans les années 40, et d'avoir été licencié parce qu'il n'était pas juif, et parce
00:39:19qu'il était gaule, voilà. Et je me souviens très bien que quelqu'un qui était assis à côté de nous,
00:39:25s'est mis à hurler, à sursauter, il lui a dit que ses propos étaient absolument abjects, et à ce moment-là,
00:39:32le patron du restaurant nous a apporté l'addition, il m'a demandé qu'on le partage. Donc il y avait
00:39:38quelque chose qui restait enfoui en lui, et je pense que toute cette duplicité, qui n'était pas
00:39:43tout à fait une duplicité, parce que ça sous-entendrait qu'il y ait du conscient chez lui,
00:39:47et je pense que c'était plutôt le fait qu'il a toujours été dans ce conflit, de vouloir à la
00:39:52fois continuer à admirer la figure paternelle, héroïque, et y compris d'ailleurs peut-être avec
00:40:00ses insignes nazis, puisque j'ai découvert aussi que mon père avait collectionné des objets nazis,
00:40:05et c'est tout le trouble qui a été le mien, c'est que dans cet appartement, j'ai aussi trouvé une
00:40:09croix de fer, qui était une médaille avec la croix gammée, qui était datée de 1939, et une petite
00:40:18plaque photographique totalement effroyable, qui représentait une scène de déportation avec un
00:40:24soldat allemand au premier plan, et j'ai cru tout d'abord que ces deux objets appartenaient à mon
00:40:29grand-père, et en réalité, au terme de mon enquête, j'ai découvert, grâce à un ami de mon père,
00:40:34qu'en fait, ces objets, il les avait achetés sur un marché, dans un marché aux puces, chez un
00:40:40hanticafé, qui vendait sous manteau des objets nazis. Donc, il y avait une forme de mimétisme,
00:40:45de mimétisme, celui d'identification à son père, qui revenait cycliquement dans sa vie, et qui était
00:40:51probablement une façon pour lui de pouvoir continuer à s'identifier à cette masculinité
00:40:56qu'il rêvait tellement d'égaler, alors qu'il était au fond tout l'inverse de ça. Et ce qui est
00:41:04tragique, c'est qu'il a passé sa vie à combattre ce qu'il était réellement, et peut-être même ses
00:41:10propres valeurs, et il en est mort. Ce qui me permet de porter un regard un peu plus bienveillant
00:41:17aujourd'hui sur l'homme qu'il a été. C'est une chose que je voulais dire, justement, je trouve
00:41:21qu'on retrouve dans Patronyme quelque chose qui m'avait déjà frappé dans le consentement,
00:41:25c'est-à-dire que vous ne portez absolument pas de jugement, vous ne réglez pas vos comptes,
00:41:29vous affrontez le réel avec, je trouve, vraiment beaucoup de lucidité et de vigueur. Moi,
00:41:36vraiment, j'ai une admiration totale pour ça. Vous ne portez pas de jugement non plus sur votre père,
00:41:41sur votre grand-père, vous admettez ce que vous découvrez, vous essayez d'en faire votre miel,
00:41:48si j'ose dire. En tout cas, vous livrez quelque chose. Et j'aimerais que vous nous disiez si
00:41:53cette enquête longue, je crois que ça vous a pris plus de deux ans, vous êtes allé dans ce village
00:41:58de Moravie où votre grand-père est né, vous avez retrouvé une lointaine cousine, vous êtes allé au
00:42:03cimetière, vous avez trouvé une stèle avec votre nom, le nom de votre famille, le vrai nom. Est-ce
00:42:13que ce travail, ce douloureux travail probablement aussi, ce long et nécessaire travail, est pour
00:42:19vous aussi une entreprise de compréhension ? Est-ce que c'est aussi une entreprise de pardon,
00:42:25peut-être ? Qu'est-ce que vous…
00:42:27Il y a les deux. Il y a les deux, bien sûr. Il y a à la fois une exploration qui me permet,
00:42:33parce que je suis toujours, je crois que définitivement c'est ma démarche littéraire
00:42:37aussi, d'être dans une forme d'élucidation, évidemment de non-dit, de mystère, d'énigme.
00:42:48Je dis à un moment donné que je suis comme un chien qui aime déterrer les vieux zoos,
00:42:52mais c'est vrai que j'aime aussi ce qui est secret et ce qui nous échappe. Peut-être que
00:42:57ça m'intéresse davantage que ce qui est donné, ce qui est évident et transparent. Mais il y a
00:43:02aussi le fait que je suis aussi dans une démarche d'identité, d'exploration de ce que c'est que
00:43:09l'identité dans toute sa complexité. C'est-à-dire que, pour revenir à ce que je disais tout à l'heure,
00:43:15ça peut inclure justement différents récits. Et en l'occurrence, comprendre ce qui a pesé sur
00:43:26mon père. Évidemment, ce non-dit terrible, ces mensonges de son propre père. Le fait d'avoir
00:43:31été l'enfant de ce refoulé de l'après-guerre, puisque lui est né en 1946, il a été conçu en
00:43:361945. Donc d'avoir grandi en France en entendant, pendant le procès de Nuremberg, entendant que
00:43:43les nazis étaient évidemment les méchants de l'histoire, et découvrant, peut-être, petit
00:43:48garçon, ces photos dont on parlait, devoir grandir avec cette honte qu'il faut refouler,
00:43:53cacher. Je pense que ça a été extrêmement douloureux, difficile, même psychiquement,
00:43:57à tenir pour lui. Mais ça fait partie de mon identité, puisque je pense qu'au fond, peut-être
00:44:04que si mon père n'avait pas été littomane, s'il n'y avait pas eu ces mensonges au départ dans
00:44:08l'histoire paternelle, peut-être que je ne serais pas devenue écrivaine. Donc il y a aussi la
00:44:12généalogie de toute cette violence, de toutes ces répercussions, mais il y a aussi la généalogie
00:44:16de la fiction, et la façon dont elle se transforme. Et moi, j'essaye de peut-être remettre du vrai
00:44:26à l'intérieur de tout ça. J'essaye de transmettre cette histoire, parce que je pense qu'aujourd'hui,
00:44:31les derniers témoins de la seconde guerre mondiale sont en train de disparaître. Il n'y aura plus
00:44:37que les livres, le cinéma, le théâtre, les livres d'histoire, pour continuer à transmettre
00:44:46cette histoire, mais la transmettre aussi dans sa complexité. C'est-à-dire qu'on est plus habitué,
00:44:51évidemment, à lire des récits sur cette période, du point de vue des victimes. Je trouvais que
00:44:57c'était intéressant de la raconter aussi du point de vue des bourreaux, bien que je ne sache pas
00:45:01exactement, je ne saurais jamais ce qu'a fait mon grand-père, exactement, et ce qu'il a tué de ses
00:45:07propres mains. Ça, c'est quelque chose que je n'ai pas pu établir. Mais je dirais que c'est
00:45:10secondaire, d'une certaine manière, parce que de toute façon, je n'aurai jamais accès au plus
00:45:14important, ce qui est sa conscience, ce qu'il en a ressenti. Donc, au fond, ce qui m'intéresse,
00:45:19c'est plutôt de comprendre qu'on est à un moment donné prisonnier d'assignations culturelles. On
00:45:29parlait des noms de famille tout à l'heure, et je disais, souvent, c'est ce que je dis aujourd'hui,
00:45:33puisque je suis en plein dans mon histoire de patronyme, que, ne serait-ce que face aux conflits
00:45:38israélo-arabes, aujourd'hui, quand on porte un nom arabe ou un nom juif, par exemple, ça va
00:45:43orienter. Ça va orienter son appartenance, sa fidélité, sa loyauté, va aller plutôt à un camp,
00:45:49plutôt qu'à un autre. Et je crois que c'est important de se rappeler ça, se rappeler aussi
00:45:57qu'on a, on dit toujours qu'il faut honorer son nom, honorer ses ancêtres, et qu'on peut,
00:46:02de temps en temps, on a le droit aussi de trahir son nom, on a le droit aussi de s'en inventer un
00:46:06autre. Il faut s'accorder cette petite marge de liberté-là. Justement, une de vos amies,
00:46:13quand vous aviez sorti le consentement, vous avez dit, ah ben dis donc, tu t'es fait un nom,
00:46:17et vous dites, eh bien, si on peut se faire un nom, on peut aussi le défaire. Et vous citez
00:46:24aussi une autre, enfin, quelque chose d'analogue, en disant, cette renommée qui vous est tombée
00:46:31dessus, d'une certaine manière, avec le consentement, et qui va vous suivre avec patronyme,
00:46:35vous permet peut-être aussi de vous renommer. Oui, c'est joli. Je ne savais pas penser comme
00:46:44ça au départ, mais je parlais, effectivement, à un moment donné, parce qu'il y a, vous l'avez
00:46:48compris, pas mal de petites méditations dans ce livre aussi sur le nom, sur toutes ses coutures,
00:46:56on va dire. Et effectivement, au moment où je suis sortie de l'anonymat, involontairement,
00:47:00avec le succès de ce livre, le consentement, je me suis rendue compte que j'étais moi-même,
00:47:06j'avais un rapport très étrange au fait de voir mon nom, c'était comme ça, d'entendre à la radio,
00:47:13à la télévision, de me voir dans la presse. J'étais assez mal à l'aise, j'avais l'impression
00:47:17qu'on parlait de quelqu'un d'autre, et comme si… Alors, j'ai toujours eu un petit syndrome
00:47:21d'imposture, et ça souvent les femmes l'ont, mais aussi d'inégitimité, pour plein de raisons
00:47:27aussi familiales. Mais c'est vrai que là, je ne connaissais pas encore complètement l'histoire,
00:47:32mais je pense qu'en fait, rétrospectivement, ayant découvert l'histoire de mon grand-père,
00:47:37sortir de l'anonymat, c'était finalement rompre, enfin, trahir mon grand-père qui a forgé ce nom
00:47:44d'emprunt, Springora, pour dissimuler son passé, un passé très embarrassant évidemment, et donc,
00:47:50d'une certaine manière, c'était trahir ma famille, trahir ma famille paternelle, mon père,
00:47:53mon grand-père, et peut-être nous mettre en danger. Alors ça, c'est un point de vue un peu
00:47:57psychanalytique, mais c'est vrai que j'en avais pas pris conscience sur le moment, et c'est seulement
00:48:02dans les deux dernières années que ça m'a sauté au visage, je me suis dit « effectivement, c'est
00:48:08de là que ça vient ». Et ce renommé, c'est intéressant, parce que justement, la question
00:48:14du pseudonyme, comme vous m'avez demandé tout à l'heure, c'est pas tout à fait posé pour moi,
00:48:18puisque j'étais dans cette démarche de transparence, mais en même temps, au fond,
00:48:21l'ironie de l'histoire, c'est que je n'ai pas eu besoin de prendre un pseudonyme,
00:48:25puisque mon nom en est déjà un. Et Springer, vous dites, puisque c'est le nom d'origine de
00:48:32votre grand-père, Joseph Springer, vous dire « répandre la parole », un des sens de Springer.
00:48:37Un des sens, oui, enfin l'étymologie, oui, le sens premier, c'est le sauteur,
00:48:44au sens, c'est le cavalier, au sens sportif, voilà, c'est le cavalier, le cavalier aux échecs,
00:48:50effectivement, celui qui saute aussi, le sauteur en compétition d'appli par exemple. Et,
00:48:58mais c'est la même racine, effectivement, l'expression, qui veut dire « parler »,
00:49:01qui veut dire « répandre la parole ». Et ça m'a amusé de me dire que finalement,
00:49:05j'avais épousé une des étymologies de mon nom d'origine, en l'écrivant.
00:49:09Bien nommé, voilà. Vanessa l'a bien nommé.
00:49:12Peut-être.
00:49:12Elle l'a bien nommé, elle l'a bien nommé.
00:49:15Oui, exactement.
00:49:16Je pense qu'on ne peut pas déflorer plus de patronyme, si ça vous convient,
00:49:21parce qu'on pourrait parler de beaucoup d'autres personnages.
00:49:23C'est ça, parce que vous le lisiez.
00:49:23Voilà, oui, voilà. Moi, je pense qu'on a dit déjà beaucoup de choses,
00:49:27on a abordé déjà beaucoup de sujets. Et comme vous êtes nombreux, et je pense désireux,
00:49:30ah oui, vous êtes beaucoup plus nombreux, je l'avais vu encore, je vous propose de poser
00:49:34quelques questions à notre invité, mais avant tout, je voulais vous remercier pour ce livre
00:49:38magnifique et pour cette façon, à nouveau, très vigoureuse que vous avez d'affronter le réel,
00:49:44le vôtre, qui nous concerne. Merci.
00:49:47Je vois qu'on n'a pas le choix, il faut y aller.
00:49:48Merci beaucoup. Je vous propose de nous applaudir.
00:49:51Est-il des questions dans le public ? C'est toujours la première question qui est la plus difficile.
00:50:03Après, ça vient tout seul.
00:50:05Et on peut passer le micro, peut-être ?
00:50:07Oui, je passerai le mien. Je peux passer le micro ? Oui, monsieur. Parfait.
00:50:13Bonsoir. J'ai lu dans la presse il y a quelques jours, une citation de Faulkner qui disait,
00:50:22la littérature ne sert pas à mieux voir, ça sert seulement à mieux mesurer l'épaisseur de l'ombre.
00:50:31Est-ce que vous pourriez reprendre cette citation dans votre cours ?
00:50:35Absolument. Je la trouve magnifique parce que, évidemment, le constat à la fin d'une enquête
00:50:45familiale comme celle-là, c'est qu'on reste très modeste par rapport à tout ce qu'on ne pourra
00:50:51jamais décrire et qui reste inatteignable. Et il y a toujours quelque chose d'un peu illusoire,
00:50:59notamment quand on se lance dans une biographie, dans l'exofiction, donc la biographie de quelqu'un
00:51:05d'autre que soi, parce qu'en l'occurrence, dans ce livre, je parle quand même beaucoup plus de mon
00:51:08père et de mon grand-père que de moi. Mais ça reste, effectivement, ça reste utopique. Il n'y a
00:51:15pas de possibilité de saisir de façon exhaustive une vie qui, en plus, est passée, qui revient au
00:51:23siècle dernier et dont je n'ai comme trace que des documents administratifs, quelques photos,
00:51:28quelques lettres, et puis tout le travail d'archives. Alors, je trouve quand même que
00:51:33les archives nous permettent aujourd'hui, c'est quand même assez, c'est un paradoxe d'ailleurs
00:51:36que je, dont je parle dans le livre, parce que ça m'a amusé de me dire qu'à la fois on se sent
00:51:42sans arrêt fliqué, surveillé par l'administration. Et je cite Steven Zweig qui dit d'ailleurs,
00:51:49c'est une très belle phrase, qui dit « Jadis, l'homme n'avait besoin que d'un corps et d'une
00:51:54âme pour être traité comme un être humain. Aujourd'hui, il lui faut encore un passeport. »
00:51:58Bon, c'est, la réalité, c'est que c'est la réalité tragique qui a été la sienne de devenir
00:52:03apatride. Mais moi, paradoxalement, c'est tout cet enfer administratif que nous dénonçons qui
00:52:10m'a permis, quand même, de remonter toute la piste de mon grand-père, de remonter le temps
00:52:15et de reconstituer véritablement son parcours, y compris de découvrir à quelle adresse il
00:52:20a habité, la date de son premier mariage, enfin, tout un tas de choses très concrètes. Mais,
00:52:26malgré tout, qu'il reste, comme vous dites, comme le dit Faulkner, j'ai eu l'impression,
00:52:31avec une petite torche d'éclairer, une grotte très sombre, une seule partie, une seule cloison,
00:52:37voilà, un peu comme dans la grotte de Lascaux, mais il reste comme ça quelque chose d'impossible
00:52:44à saisir dans sa totalité. Et c'est pas grave, c'est pas grave. Alors, j'ai retrouvé tout à
00:52:50l'heure les citations, et vous savez que, puisque vous avez lu le livre, je dis que j'ai une inhibition
00:52:55sur les mots non-propres, c'est pour ça que je suis très mauvaise pour les citations. Mais,
00:53:00le sport, c'est la guerre sans les fusils, c'est George Orwell, voilà, je le dis pour vous.
00:53:07Oui, alors, c'était aussi mon grand-père, mais plutôt à l'âge où je l'ai connue,
00:53:31en fait. Donc, c'est les deux visages du même homme, tel que je l'ai aimé et tel que je l'ai
00:53:40découvert, finalement, dans cet appartement, avec ce passé terrible. Mais, en même temps,
00:53:49j'aime beaucoup cette photo de première de couverture, parce qu'il y a l'horizon, la mer
00:53:53devant lui, et il y a justement tout cet indécidable, c'est-à-dire qu'on a l'impression
00:53:59qu'il strutte l'horizon, qu'il ne sait pas très bien où il est, on ne sait pas où il est,
00:54:03on ne sait pas où il va, on ne sait pas d'où il vient, il est assez mystérieux. Je trouve qu'il
00:54:07y a presque, on dirait presque un personnage de film, un film d'Antonioni, il y a quelque chose
00:54:10de très cinématographique dans cette image. C'est une photo que j'ai trouvée chez lui,
00:54:15je l'ai trouvée belle, tout simplement, mais je trouvais qu'elle était belle parce qu'elle ne
00:54:19l'enfermait pas, en fait. Je n'avais pas envie de mettre la photo de quatrième, j'aurais pu,
00:54:24en fait, la question s'est posée, mais je n'avais pas envie de le réduire à cette période,
00:54:27la période nazie, parce que je pense que ce n'est pas, encore une fois, l'entièreté de sa vie non
00:54:31plus. Le regard est dur d'ailleurs sur cette photo. Le regard est très dur, oui, elle est
00:54:38vraiment tailleuse cette photo. Une autre question pour notre invité ? Oui ? Non ?
00:54:45Je voudrais parler de l'histoire sur les Sudètes. Vous l'expliquez extrêmement bien sur le problème
00:54:52de la socialité. Je suis bien aimée toutes les parties sur les recherches intermèdes. Vous expliquez
00:54:57qu'en fonction des mots clés, la précision des mots clés, vous diriez qu'il faut dans une direction,
00:55:03alors qu'il y a un plan clé là. Je trouve que c'est extrêmement intéressant, parce qu'on suit
00:55:07vraiment l'enquête. Ça fait vraiment plaisir, merci beaucoup, parce que c'était le plus difficile,
00:55:12c'est de transmettre cette histoire qui n'est pas évidemment, dont on se dit a priori, c'est pas
00:55:17celle qui va passionner les foules aujourd'hui. La question des Sudètes, tout le monde a oublié.
00:55:20Bon, en réalité, c'est très important, parce que ne serait-ce que si on voit Munich, enfin Munich,
00:55:26aux accords de Munich en 1938, c'est vrai qu'il y a certaines analogies possibles avec ce qui se
00:55:34déroule aujourd'hui en Ukraine. On est dans une situation, une manière où il a fallu pour les
00:55:38Européens, à partir de 2014 et de l'annexion de la Crimée, pour les Européens, se positionner. Et
00:55:44on était dans des problématiques très proches, c'est-à-dire de personnes qui vivent sur un
00:55:47territoire en parlant une autre langue que celle du territoire sur lequel ils sont, et à qui,
00:55:53à quelles frontières elles appartiennent en réalité. C'est exactement ce qui s'est passé
00:55:57pour les Sudètes, qui étaient là depuis très longtemps, puisque cette présence allemande
00:56:01germanophone dans toute cette région, elle remonte même au Moyen-Âge. Mais évidemment, au moment
00:56:09des visées impérialistes d'Hitler, c'était du Parménie, parce que c'était la première,
00:56:15après l'Anschtouz, c'est-à-dire après l'Autriche, mais enfin qui était déjà acquise
00:56:18au national-socialisme, et qui s'est faite, on ne peut même pas parler d'une invasion,
00:56:22parce que ça s'est fait tout naturellement. Hitler était autrichien. Et le deuxième pays
00:56:29qui a été envahi, ça a été donc la Tchécoslovaquie, au nom de cette communauté germanophone. Et au
00:56:35départ, les revendications territoriales ne portaient que sur cette frange, qui était toutes
00:56:40les frontières de la Tchécoslovaquie, à la fois avec l'Autriche et avec l'Allemagne, qui était
00:56:45donc germanophone, en raison de la langue, comme si c'était la langue qui faisait communauté et qui
00:56:51justifiait donc l'annexion. Aujourd'hui, on voit bien qu'un certain nombre d'Ukrainiens ne sont pas
00:56:56du tout d'accord, y compris ceux qui sont russophones, ne sont pas d'accord avec cette
00:57:00façon de voir les choses. Et c'est vrai que ça peut paraître fastidieux aussi, ces recherches,
00:57:08moi-même, je me suis beaucoup posée de questions si j'exhibais l'enquête ou si je la dissimulais,
00:57:13et je n'en donnais que les résultats. Et j'ai trouvé, moi, en fait, assez intéressant de parler
00:57:19des archives, de parler du chemin qu'il fallait faire, y compris pour des gens qui seraient
00:57:23intéressés par leur propre recherche généalogique, parce qu'aujourd'hui, on a beaucoup d'outils à
00:57:27disposition. Mais moi, comme vous dites, j'ai pu être aussi parfois un peu comme l'inspecteur
00:57:33Gadget, pas forcément très réactive, et je me suis souvent trompée de mot-clé, et j'ai fait
00:57:39beaucoup d'erreurs à cause de ça. Donc, si vous lisez Patrony, vous irez beaucoup plus vite que
00:57:45moi, vous saurez quelles erreurs ne pas commettre. C'est aussi un manuel de recherche généalogique.
00:57:51D'autres questions ? Monsieur, à nouveau.
00:57:56Dans le livre, on voit que votre père a eu des vénités de bien écrivain, et il est mort quelques
00:58:06jours après la production de votre premier livre. Est-ce que ça vous a troublé, cette coïncidence ?
00:58:11Oui, ça m'a évidemment énormément troublée, ça m'a bouleversée, en fait. Parce que déjà,
00:58:18quand le livre est sorti, sachant que je parlais de lui, et pas en des termes très aimables,
00:58:26je redoutais un peu ce que ce livre pouvait avoir comme effet sur lui. Quand il est mort,
00:58:33ma première réaction était de penser qu'il s'était suicidé. Bon, c'était sans doute
00:58:37m'accorder trop d'importance. Mais en même temps, je ne peux pas m'empêcher de penser,
00:58:41comme Monsieur réalise, qu'il n'y a pas de hasard, et que c'est quand même assez étonnant. Il est mort
00:58:46d'un infarctus, mais c'est vrai que c'est très curieux. Il m'a envoyé ce dernier SMS pour me
00:58:52féliciter d'avoir publié ce livre, qu'à ma connaissance, il n'avait pas lu, puisque je ne
00:58:56l'ai pas trouvé chez lui. Mais en tout cas, il m'a envoyé ce SMS en me disant « je suis fière de
00:59:01toi, bravo », qui est le premier SMS qu'il m'avait envoyé depuis dix ans. Mais c'est pas rien,
00:59:08c'est les derniers mots de mon père, donc ça reste quand même assez émouvant. Et en même temps,
00:59:13quelques jours plus tard, donc en triant son appartement, je découvre effectivement ce
00:59:18manuscrit qui est intitulé « Le briquet », qu'il avait écrit dans les années 60, donc avant une
00:59:22vingtaine d'années, qui était un roman policier, qui avait été refusé par les éditions de
00:59:26Lélimar, donc il y avait la lettre de refus. Et j'ai parcouru comme ça rapidement le manuscrit,
00:59:33je me suis aperçue que c'était une intrigue policière, pas trop dit, mais aussi un peu,
00:59:36une intrigue policière d'une certaine manière. Enfin, je me moque un peu de moi, il y a beaucoup
00:59:42d'autodérision sur le fait que je suis une mauvaise enquêtrice, mais malgré tout,
00:59:46c'est une enquête aussi. Et donc, tous ces points communs, quand même, avec lui,
00:59:50ça m'a énormément touchée, parce que ce sont des choses que j'ai découvertes vraiment trop tard,
00:59:54dont j'aurais aimé parler avec lui, dont il ne m'avait jamais parlé, évidemment,
00:59:57de ses vérités d'écriture. Et un de ses amis m'a dit qu'il avait écrit quelques nouvelles,
01:00:02et malheureusement je n'ai pas réussi à les retrouver, non plus, dans ses affaires,
01:00:06il les avait peut-être détruites. Mais peut-être qu'avec le consentement, d'abord,
01:00:13et peut-être avec ce livre encore plus, j'ai réalisé le rêve secret de mon père. Donc peut-être
01:00:20je peux me consoler de cette manière-là. Et vous avez un autre projet en cours,
01:00:27ou c'est beaucoup trop tôt pour… ? C'est beaucoup trop tôt, et au moment où
01:00:30vous sortez le consentement, je ne savais absolument pas où j'allais non plus,
01:00:32donc là je suis encore dans Patronyme. C'est un livre très prenant quand même,
01:00:38enfin qui moi, c'est très intime aussi, et c'est difficile d'en sortir comme ça,
01:00:44pour l'instant je n'ai pas encore la disponibilité d'esprit pour passer à un autre projet.
01:00:48Une dernière question, et on libère Vanessa Springora. Non ? Eh bien merci infiniment Vanessa
01:00:59Springora. Vous avez signé votre livre, je pense que c'est tout ce qu'il vous reste.

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