Ali Baddou reçoit Yannick Haenel, écrivain, éditeur de la collection Aventures chez Gallimard et auteur de “La Solitude Caravage” disponible en Folio à l’occasion de la grande exposition à Rome Caravaggio 2025.
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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00:0015 minutes de plus ce matin dans la tête d'un peintre de génie, le maître du clair-obscur né en 1571, mort en 1610.
00:09Une gigantesque exposition lui est consacrée en ce moment même à Rome, à Rome où l'on revient pour parler du Caravage
00:17et pour justement cerner ce peintre extrêmement complexe et génial.
00:22J'ai le bonheur de recevoir un écrivain amoureux de sa peinture, auteur de La Solitude Caravage qui est disponible en folio.
00:31Bonjour Yannick Henel et bienvenue.
00:33Comme tous les vendredis, on va démarrer avec une expérience de pensée.
00:37Je le disais, on retourne à Rome, non pas au Vatican mais au Palais Barberini.
00:41Et on est face à un tableau du Caravage qui est saisissant, un tableau qu'il a peint en 1599.
00:49Judith, décapitant Oloferne.
00:51C'est une expérience que vous avez faite, que vous avez vécue, qui vous a marquée quand vous aviez 30 ans.
00:58Qu'est-ce qu'on voit Yannick Henel lorsqu'on est devant ce tableau-là ?
01:03Alors ce qu'on voit, c'est quelque chose qui déchire le visible, qui déchire le réel.
01:07En l'occurrence, une épée.
01:10On est sur fond noir avec un rideau cramoisi, très écarlate, très rouge comme au théâtre.
01:15Et une femme, corsage blanc, cheveux très clairs, les sourcils froncés, qui tient à bout de bras une épée.
01:29Elle est en train de trancher la tête du général assyrien Oloferne, dont l'armée était en train à l'époque, c'est raconté dans la Bible,
01:38d'assiéger la ville de Bétulie.
01:41Et Judith, ce sacrifice, si je puis dire, va devenir une sainte au fond,
01:46puisqu'en se réappropriant la violence dont elle et ses camarades étaient l'objet,
01:54elle va délivrer Bétulie, elle va délivrer le peuple juif.
01:58C'est ce qu'il y a de fou dans ce tableau.
02:01Il y a également une servante sur la droite qui tient déjà en grimaçant un sac
02:07dans lequel on imagine tout de suite, dès qu'on est face au tableau, que la tête d'Oloferne va y prendre place.
02:15Ce qu'il y a de saisissant, c'est la violence extrême et l'érotisme extrême de cette femme puissante qui tue un homme.
02:23Alors, c'est une femme qui est puissante, vous en êtes même tombé amoureux en l'occurrence.
02:28Il manquait une partie du tableau, vous ne voyez pas ce qu'elle faisait, Judith,
02:32mais c'était son visage, son buste, vous ne saviez pas que c'était une criminelle.
02:37Et vous écrivez, cette femme que je croyais connaître comme une amante,
02:41était en réalité une tueuse, elle décapitait un homme devant moi.
02:44Comment avais-je pu ne pas voir que sous la belle personne qui pimentait mes rêveries,
02:49sévissait une criminelle ?
02:51Elle tue, mais vous écrivez qu'en réalité, c'est un ange.
02:55C'est assez fascinant d'ailleurs de voir que c'est ça justement dont nous parlent les tableaux de Caravage et Annie Quenelle.
03:03Oui, parce qu'effectivement, 15 ans plus tôt, j'étais adolescent, à 14-15 ans,
03:07je n'avais vu qu'un petit détail, vous savez, même en noir et blanc,
03:10dans les mauvais livres d'histoire de l'art de l'époque, des années 80.
03:13Et j'avais été troublé, en fait, tout simplement, par le buste, le corsage ouvert, le froncement de son corsage.
03:23Les seins, sous une étoffe légère ?
03:26Effectivement, avec cette espèce d'humidité dont je ne comprenais pas qu'elle émanait d'un effort terrible.
03:31Et puis, cette petite perle, cette boucle d'oreille nouée par un papillon noir qui m'a poursuivi durant des années,
03:39j'ai fantasmé sur cette femme.
03:41Et donc, 15 ans après, comme on le disait, quand je l'ai vue au Palazzo Barberini,
03:45j'ai compris, en riant, mais en riant jaune, que cette femme qui représentait pour moi Eros à l'état pur,
03:52était en train de tuer un homme auquel, et là, les psychanalystes vont rire,
03:58auquel je me suis évidemment identifié, et j'étais le pauvre garçon qui se faisait tuer pour son désir.
04:06Mais effectivement, les tableaux du Caravage, c'est ça, c'est Eros et Thanatos,
04:09c'est notre condition même où la mort et le désir sont indissociables.
04:14Vous écrivez, Yannick Enel, que ce tableau, ce qui vous parle dans ce tableau,
04:20c'est un monde comme le nôtre d'où s'est retiré Dieu, s'éclaire pourtant à sa lumière.
04:25C'est une journée très paradoxale pour parler de cette scène et de ce tableau qui est justement à Rome
04:32et qui est si important pour raconter cette scène de la Bible.
04:36Un monde d'où s'est retiré Dieu et qui s'éclaire pourtant à sa lumière.
04:40Qu'est-ce que ça veut dire ?
04:42C'est tout le paradoxe pour moi, c'est ça que je trouve génial dans la soixantaine de tableaux du Caravage,
04:47qui en fait un peintre très contemporain.
04:49C'est que cette noirceur terrible des fonds de tableaux et de cette violence du sacré,
04:56tout à la fois dans un même geste, nous rapproche, comment dire, par la spiritualité d'une divinité au fond,
05:07et en même temps semble la nier.
05:09C'est absolument indécidable de savoir si le Caravage croyait en Dieu ou non.
05:12Je pense qu'au fond, ça n'existait pas d'être athée en 1600,
05:17mais c'était quelqu'un qui n'allait jamais s'agenouiller devant quelque pouvoir que ce soit,
05:22et surtout pas un pouvoir religieux.
05:24Qu'est-ce que ça veut dire quand vous dites que le Caravage c'est le monde entier ?
05:29C'est parce que c'est tout grand peintre, je crois,
05:32c'est valable pour Rembrandt, Titien, Francis Bacon et d'autres,
05:36Artemisia Gentileschi qui a peint aussi, Judith et Oloferne.
05:39À la suite du Caravage, oui, elle l'a sans doute connue, son père était un intime du Caravage.
05:48Dans la peinture, plus encore que dans la littérature,
05:51je le dis de manière presque douloureuse puisque j'écris des livres,
05:55je crois que la peinture est supérieure dans la manière dont elle rend visible l'invisible.
06:00Il y a tout, il y a les détails évidemment.
06:01Chez le Caravage, on a à la fois la rue avec les petits ragazzi, les gitons,
06:08enfin, on a des natures mortes comme jamais elles n'ont été peintes.
06:14Il y a des poires, il y a des figues, il y a des culs, il y a des saints, il y a Dionysos,
06:19c'est un peintre complet et il y a de très nombreuses scènes de la vie religieuse
06:25et notamment des commandes faites par des papes, par des papes au Caravage
06:29dont on se demande ce qui les poussait à lui donner autant d'argent
06:34pour faire des scènes aussi violentes, aussi apparemment effrayantes.
06:40C'est la contre-réforme, le catholicisme veut s'entourer à ce moment-là d'un faste
06:46et c'est la famille Borghese.
06:48Ils sont absolument amoureux aussi pour des raisons économiques, la peinture.
06:52On peut admirer tout ça en ce moment à Rome et à la Galleria Borghese.
06:56Et le pape qui va défendre, d'ailleurs, on parlait de pape depuis, je vous écoutais tout à l'heure.
07:02Oui, depuis les 5 heures du matin.
07:03Voilà, le pape qui va défendre le Caravage, c'est un Borghese, c'est Paul VI, si je me souviens,
07:09il y avait Clément VIII avant, puis Paul VI qui est un Borghese.
07:12Et voilà, il y a, et chez le Caravage, mais aussi dans la papauté,
07:19pas une contradiction, mais quelque chose qui ne peut pas se concilier entre le profane et le sacré.
07:25Mais c'est l'époque de la Rome baroque.
07:28Et je trouve que c'est aussi un peu notre époque, ce désordre que le spirituel interroge.
07:34Dieu, pas Dieu, le profane, le sacré.
07:38Exactement.
07:39Vous nous donnez à voir, en vous lisant Yannick Henel,
07:46on va aussi retrouver à travers le son une manière de parler d'une peinture, du clair-obscur et du Caravage.
07:57Qu'est-ce qu'on écoute ?
07:59Nick Cave, que j'adore.
08:01C'est un gospel.
08:02C'est un gospel, il s'appelle All Children.
08:08Alors justement, ce qui est extraordinaire, c'est que le Caravage, là on l'entend dans le son et la voix de Nick Cave,
08:15c'est un rapport à la lumière qui est hors du commun.
08:17Son nom, il est aujourd'hui associé à deux mots qui en font qu'un, clair-obscur.
08:24Et vous dites que le clair-obscur n'est pas son lieu pour rien.
08:27Il n'aime rien tant que tremper sa couronne dans le caniveau,
08:31non pas pour s'en canailler, mais parce que sa vérité réside autant dans la boue des nuits que dans l'or de sa peinture.
08:37Le clair-obscur, comment est-ce qu'on peut le définir ?
08:41Qu'est-ce que ce noir qui vient envahir les tableaux du Caravage
08:46et qui définisse à la fois son génie et un style qui sera imité ensuite pendant des siècles ?
08:53Je pense que le clair-obscur, c'est vraiment le lieu de l'ambiguïté, du désir humain.
08:57Un désir vers l'absolu, d'une lumière qui peut-être nous sauverait,
09:04mais aussi un désir pour quelque chose qui nous enfonce dans la pesanteur humaine.
09:10Il y a à Rome, dans l'église des Français, enfin, San Luigi dei Francesi,
09:15il y a ce tableau où on voit le Christ qui tend le bras
09:19et en fait il coupe les ténèbres par son bras
09:26en désignant quelqu'un qui va devenir l'un des apôtres.
09:30Il tranche dans les ténèbres, il crée de la lumière juste par son bras.
09:34Et moi j'y vois, chaque fois que j'y vais, j'y vois le bras du Caravage aussi,
09:37c'est le pinceau en fait.
09:38Donc Caravage, mauvais garçon, du côté des ténèbres, c'est pas si sûr aussi.
09:42Il est très, très, très amoureux d'une lumière possible.
09:46C'est une lumière douloureuse.
09:48Et c'est une lumière qui surgit, qui bondit depuis le noir.
09:51Il défigure souvent ce qu'il peint.
09:53Il y a un autre tableau qui est extrêmement célèbre,
09:55c'est la tête de Méduse qui a été peinte, elle aussi, vers 1598,
10:00qui témoigne en un sens de ce que peut signifier un cri d'horreur.
10:06Oui, c'est sur un bouclier à l'imitation de Léonard de Vinci.
10:09Il a peint ça, mais ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que c'est sa tête.
10:13Et c'est la culpabilité qui le mène.
10:15Enfin, il va vivre.
10:17S'il y a quelqu'un qui a eu une vie intense,
10:18moi par exemple, j'aime passionnement Rimbaud,
10:20mais je pense que le Caravage a eu une vie encore plus intense,
10:23encore plus folle.
10:24Il a vécu tout.
10:25Sa vie est un roman.
10:26Il y a la légende du mauvais garçon, vite infageuse, criminelle.
10:29Ensuite, il s'est battu en duel,
10:32noceur à la sexualité débridée.
10:34Il ira même jusqu'à tuer lui-même.
10:37Il a tué un sale type, par parenthèse.
10:39Bon, ça, ce n'est pas pour lui pardonner.
10:41Mais il ne s'arrête jamais de peindre et d'être violent.
10:45Mais je pense que précisément chez lui,
10:48et c'est très étrange et tout à fait passionnant,
10:51la violence fait partie de cet appétit de vivre et de peindre.
10:56Je pense qu'on a tort de croire que le Caravage peignait comme ça,
11:00quelques heures par jour et qu'il allait se saouler.
11:04Non, il n'a fait que peindre constamment.
11:07Mais pour rester au niveau de l'intensité que lui procure la peinture,
11:11et pour l'écriture, c'est pareil,
11:13au fond, pour ne pas qu'il y ait de retombées,
11:15on veut que ça continue,
11:17on veut que la nuit soit encore plus belle.
11:18Et le Caravage, qui était un personnage apparemment un peu irascible,
11:22pas commode du tout,
11:24est allé très loin, beaucoup trop loin.
11:27Effectivement, il a éliminé un rival, en fait.
11:30Le proxénète, par parenthèse, du modèle qu'il a posé pour Judith.
11:34Oui, d'ailleurs, ce n'est pas par hasard qu'on en parle,
11:37c'est une coïncidence,
11:37mais il y a des hasards objectifs.
11:40Parler du Caravage aujourd'hui,
11:42parler de Rome,
11:43parler de ces papes qui ont commandé des peintures
11:45de ce clair-obscur
11:46où les ténèbres sont toujours présentes,
11:51ça nous amène à poser la morale de l'histoire.
11:53Face à la peinture, on croit qu'on voit
11:55alors qu'on n'y voit rien.
11:57Cette phrase, elle est très célèbre,
11:58elle est de Daniel Arras.
12:01Qu'est-ce qui, justement,
12:03fait qu'on n'y voit rien quand on voit le Caravage ?
12:06Moi, j'aime que d'abord, on n'y voit rien.
12:09C'est la peinture qui nous procure ce sentiment,
12:12cette sensation.
12:13Et à partir du moment où on oublie
12:15cette saturation des images dans lesquelles on est plongé,
12:18on peut réapprendre à regarder.
12:20Je crois que la peinture nous réapprend à regarder.
12:22Lorsqu'il disait adieu à un être aimé,
12:24les Romains ouvraient une fenêtre
12:26et d'une voix forte que l'on entend jusqu'aux collines
12:29scandée trois fois son nom.
12:31Caravaggio, Caravaggio, Caravaggio.
12:35Ce sont les derniers mots de votre livre
12:37« La solitude Caravage »
12:38qui est absolument formidable.
12:39C'est publié chez Folio.
12:41Merci infiniment, Yannick Enel,
12:42d'être venu nous aider à comprendre
12:45ce génie qu'était le Caravage.
12:47Merci.
12:47Merci.
12:47Merci.
12:48Merci.
12:49Merci.