Pierre Zaoui est philosophe, Maître de conférences à l'Université Paris Cité. Il publie "Beautés de l'éphémère. Apologie des bulles de savon" aux éditions du Seuil.
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (3 Mai 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
Category
📚
ÉducationTranscription
00:00Et une apologie des bulles de savon, ce matin, dans 15 minutes de plus, j'ai le bonheur
00:04de recevoir un philosophe, il est maître de conférence à l'université Paris Cité,
00:09et il fait l'éloge de ces bulles que tous les enfants ont déjà faites, que ce soit
00:13avec du liquide vaisselle ou autre forme de savon, beauté de l'éphémère, « Apologie
00:19des bulles de savon », c'est le titre de l'essai qu'il vient de publier aux éditions
00:23du Seuil, et c'est formidable ! Bonjour Pierre Zahoui !
00:26Bonjour Ali Baddou !
00:27Et bienvenue au mobula, c'est ce que vous désignez comme une nouvelle forme d'humanité,
00:32mais on va en parler tout à l'heure, comme chaque semaine on va commencer Pierre Zahoui
00:36avec une expérience de pensée.
00:37Imaginons qu'on est minuscule, quasiment microscopique, on est dans la peau d'un Liliputien,
00:43un Liliputien qui vivrait dans une bulle de savon, on vit à l'intérieur, c'est
00:48notre monde, qu'est-ce qu'on ressent ? Est-ce qu'on est émerveillé ou est-ce
00:51qu'on est paniqué par la fragilité ?
00:53Je crois qu'on est les deux à la fois, soit vous êtes émerveillé, un, par tout
00:58ce que vous voyez, par la lumière qui s'irrise sur la bulle, par l'exploration du monde
01:02et vous êtes un peu un enfant ou un poète, soit vous êtes terrorisé par la fragilité
01:08de cette mince pellicule de savon qui vous protège avant de tomber, et vous êtes plutôt
01:14un théologien ou un adulte, et vous pensez à la mort, et vous pensez à votre condition,
01:17c'est ça le thème de l'homobula depuis l'Antiquité, depuis Varon.
01:20Justement, expliquez-nous ça !
01:21Et surtout depuis la Renaissance, c'est l'idée que l'homme est une bulle, et c'est
01:27cette idée de la brièveté de la vie, qu'on n'est rien du tout et qu'on n'est qu'une
01:31pauvre vanité, en ce sens-là, l'apologie des bulles de savon, c'est l'apologie de
01:34nos petites vanités.
01:35Pas des grandes, mais des petites.
01:37Une phrase sidérante, en tout cas, qui est très étonnante, « Tout homme, quel qu'il
01:41soit, n'est ni plus ni moins qu'une bulle ». C'est une phrase d'Erasme ?
01:45C'est une phrase d'Erasme.
01:46Explication de texte, monsieur le professeur ?
01:49Dans l'adage 1248, on peut l'entendre de deux manières.
01:53On peut l'entendre soit de manière antique, suivant les philosophies anciennes, l'homme
01:58n'est qu'une bulle parce que dans son apparence et dans son être-là, il n'a pas de réalité
02:02propre, la réalité est dans le monde des idées ou est ailleurs.
02:06Soit on peut l'entendre de manière chrétienne, comme l'entend Erasme, c'est-à-dire que
02:09la créature n'a pas son être en elle-même, elle a son être qu'en Dieu.
02:14« Homo bulla », en tout cas, la bulle de savon, c'est sans doute le jeu le plus universel.
02:19Tous les enfants ont déjà soufflé un jour pour en fabriquer, pour en produire une.
02:25Quand on regarde une bulle de savon avec les yeux d'un enfant, qu'est-ce qu'on voit
02:29et qu'est-ce qu'on saisit, Pierre Zahoui ?
02:30Alors là, on est dans l'hypothèse.
02:32Il faudrait demander aux enfants.
02:34On l'a tous été un jour ou l'autre.
02:35On l'a tous été un jour ou l'autre, mais les enfants ne sont pas toujours très causants.
02:38Ce qu'on ressent, il me semble, c'est là où j'ai tenté une petite cartographie,
02:43j'ai essayé de penser la bulle de savon non pas comme un symbole d'autre chose,
02:47comme un symbole du monde, comme un symbole de la vie ou comme un symbole de la condition
02:51humaine ou comme un symbole du temps, mais essayer de penser la bulle de savon vraiment
02:55en hauteur d'enfant.
02:56C'est-à-dire qu'est-ce que c'est comme objet ? Il me semble que c'est d'abord un désir.
02:58Qu'est-ce que cet objet éclatant, parfait, merveilleux qui apparaît puis qui peut disparaître
03:06à chaque moment ? C'est l'expression même d'un désir, c'est-à-dire la capture d'une
03:10attention.
03:11N'importe qui est capté, vous voyez une bulle de savon dans la rue, vous vous arrêtez.
03:14Immédiatement.
03:15Immédiatement.
03:16Tout le monde.
03:17C'est-à-dire que c'est un appareil de capture très sympathique, c'est-à-dire pas très
03:22éphémère.
03:23Tous les appareils de capture d'aujourd'hui sont faits pour capter notre attention le
03:26plus longtemps possible et être le plus addictif possible.
03:29Les bulles de savon, c'est très peu addictif, on s'y intéresse et puis au bout de cinq
03:32minutes, c'est fini, on s'en lasse.
03:33Et puis elles disparaissent.
03:34Elles disparaissent et dans cette disparition-là, il n'y a pas nécessairement une tristesse
03:38ou une terreur de la brièveté de la vie.
03:41Au contraire, la jubilation de passer à autre chose.
03:43Justement, quand on fait l'apologie de la bulle de savon, c'est faire l'apologie de
03:47quoi ? Du rien ? De l'absolument rien ?
03:50Alors, en un sens, ce n'est pas l'absolument rien, c'est le trois fois rien.
03:53C'est-à-dire, c'est le tout petit peu.
03:55Il faut quand même un peu d'eau savonneuse et puis il faut une paille ou un anneau en
04:01plastique.
04:02Ça coûte très peu cher.
04:03Donc, il faut vraiment très peu de choses.
04:05Mais c'est en un sens, oui, c'est une apologie de la pauvreté.
04:09Oui, comment on arrive à produire cette merveille qui est une merveille incroyablement luxueuse.
04:15C'est un objet céleste qui descend au milieu de nous, c'est la sphère, c'est la perfection.
04:20C'est la forme la plus parfaite, c'est en plus irisé, toutes les couleurs du soleil
04:24ici, il fait beau.
04:25Aujourd'hui, on a la chance, il fait beau.
04:26Donc, en un sens, c'est cet émerveillement absolument premier qui nous est donné.
04:35Et puis, en un autre sens, ça peut être le désir, ça peut être aussi l'expérience
04:40du monde.
04:41Et là, des physiciens anciens du XVIIIe siècle jusqu'aux physiciens quantiques, John Wheeler
04:46et d'autres, ont pu penser à une mousse quantique, le cœur de la matière.
04:50Une mousse quantique.
04:51Une mousse quantique, c'est-à-dire que le cœur de la matière se constituait de petites
04:54bulles qui se créeraient et éclateraient à chaque instant.
04:56Donc, de ce point de vue-là, le petit enfant sans le savoir est un grand physicien quantique.
05:02Et puis, ça peut signifier aussi une apologie de nos vanités, c'est-à-dire nos petites
05:09vanités.
05:10Les vanités qui passent me semblent très aimables.
05:14Plutôt que de vouloir faire un bûcher des vanités, on s'y brûle de flamber.
05:18Une petite vanité qui flambe toute seule, on met trop le feu à toute chose en ce moment.
05:24Là, on est du côté de l'air et on est du côté de l'eau.
05:27Je pense que c'est des éléments un peu plus salvateurs.
05:29En suivant ces beautés de l'éphémère, comme vous les appelez, on rencontre évidemment
05:33l'art.
05:34Et il faut se tourner vers ceux qui y ont pratiqué, aimé.
05:38Il y a les poètes, mais il y a aussi des peintres qu'on croise dans votre livre.
05:41Il y a les poètes comme Francis Ponge par exemple, mais il y a donc Rembrandt.
05:46Rembrandt et par exemple, une toile Cupidon à la bulle de Savon.
05:50Est-ce que vous pouvez nous décrire cette peinture déjà ?
05:53Cupidon, on trouve un petit Cupidon, un petit Eros, allongé lascivement sur des tentures
06:01luxueuses et qui porte dans une conque une bulle de Savon avec son arc posé à côté
06:06de lui.
06:07C'est un tableau qu'on trouve à Vienne et c'est véritablement cette idée que c'est
06:12l'objet du désir dans son Uchronie, c'est-à-dire que quand est-ce que ça naît, quand est-ce
06:16que ça disparaît, un désir ? Personne ne le contrôle.
06:19La bulle de Savon, c'est le désir ?
06:21C'est l'objet du désir, c'est cet agalmas, comme disaient les Grecs, ce trésor qui est
06:27au cœur de l'objet du désir et qui fait qu'on désire un tel ou une telle plutôt
06:32que les autres.
06:33Dans chaque bulle de Savon naît un nouveau monde, que veut dire cette phrase ?
06:37Dans chaque bulle de Savon, ça veut dire au moins deux choses, ça veut dire d'abord
06:43qu'il y a dans les bulles de Savon, si on est aussi fasciné par ça, c'est que le
06:48principe des indiscernables de Leibniz, c'est-à-dire l'idée que tout individu, il n'y a pas
06:52deux individus semblables dans la nature, se réalise avec les bulles de Savon, il n'y
06:56a aucune bulle de Savon qui est la même qu'une autre et en plus de ça, il y a cette clôture,
07:00le monde c'est le cosmos, c'est d'abord l'ordre, c'est la fermeture, et c'est cette idée
07:05d'un monde qui est donnée, c'est-à-dire que ce n'est pas un objet parmi d'autres,
07:08mais c'est au moins une promesse de monde, une promesse de monde qui est toujours déçue
07:14puisqu'au fond, la bulle s'élève dans son autonomie, un monde c'est ce qui est clos
07:19et ce qui n'a pas besoin du dehors pour exister, c'est ce que promet et qu'elle nous ment
07:25évidemment la bulle de Savon.
07:26On va écouter un son justement, qui compte beaucoup pour vous Pierre Zahoui.
07:44Brigitte Fontaine, « Ah que la vie est belle », pourquoi est-ce que ça vous fait penser
07:59à une bulle de Savon cette chanson ?
08:01Parce que je crois que voir un enfant souffler une bulle de Savon, que ce soit, nous rend
08:06possible de chanter à nouveau « Ah que la vie est belle ». C'est Adorno dans « Les
08:10primamoralia », il écrit ça pendant la seconde guerre mondiale, qui dit à propos
08:14de Don Carlos de Schiller, quand il s'écrit « Ah que la vie est belle », à l'acte
08:194, que c'était une beauté de carton pâte, « Ah que la vie n'est pas belle ».
08:22Et on pourrait dire exactement la même chose aujourd'hui face à l'Ukraine, face à Gaza,
08:26on ne peut pas dire que la vie est belle.
08:28Pour pouvoir dire encore que la vie est belle, je crois que c'est assez important, sinon
08:32on va tous mourir.
08:33Il n'y a plus aucune raison même de se battre, il faut être capable de se mettre à la hauteur
08:37d'enfant, à la hauteur des cacous de Brigitte Fontaine.
08:39C'est-à-dire qu'il y a ce côté « kitsch » et « innocent ». La vie est belle si on
08:43ne lui donne pas trop d'importance.
08:45Si la vie, on la prend avec sérieux ou avec gravité, ben non, elle est atroce.
08:50Regardez autour de nous.
08:51Elle n'est belle que dans le regard d'un enfant qu'il ne faut pas perdre.
08:55Et si les bulles n'éclataient pas, Pierre Zahoui ?
08:58Ce serait une catastrophe absolue.
09:00Ce serait une catastrophe ?
09:01C'est comme dans les piscines à bulles.
09:03Ce qui est merveilleux dans la bulle, c'est que ça disparaît.
09:08Ça nous fait aimer, de ce point de vue-là, la disparition.
09:11C'est très très beau qu'il faut, dès qu'on est dans des multiplicités grandes,
09:15que les bulles disparaissent pour laisser place à d'autres.
09:17Mais du coup, dans votre livre, on a une invitation à réfléchir ou à se concentrer sur ces
09:22beautés de l'éphémère, comme vous les appelez.
09:25On peut se dire qu'après tout, ce qui est beau, c'est justement ce qui n'est pas éphémère.
09:29C'est l'œuvre d'art.
09:30C'est ce qui dure.
09:31C'est ce qui reste.
09:32Pourquoi chercher ou comment trouver de la beauté dans ce qui est voué à passer ?
09:38Je pense qu'il y a deux beautés.
09:39Ce n'est pas une critique des beautés durables.
09:41Mais c'est une apologie.
09:44Je pense qu'on a besoin de ces deux types de beauté.
09:47Il y a des beautés qui visent à l'éternité, avec toute l'immense vanité que ça porte
09:52aussi, d'être à la hauteur de Dieu.
09:55Mais la vanité qui passe et qui est éphémère n'est pas nécessairement totalement vide,
10:01puisque c'est au fond par elle.
10:03C'est par ces petits moments, de la même manière que la plupart des grandes symphonies
10:08ou des grands morceaux de musique reposent au départ sur des petits airs ou des petites
10:13chansons populaires qui ont disparu depuis longtemps.
10:16C'est depuis ces beautés de l'éphémère qui peuvent nourrir les grandes beautés.
10:21Et c'est incroyable d'ailleurs de partir de cet objet qui est la bulle de savon, pour
10:26réfléchir à la condition humaine, pour croiser la naissance de Vénus, de Botticelli.
10:31D'ailleurs, « Aphrodite », ça vient d'un mot grec « Aphros » qui veut dire ?
10:35Qui veut dire « l'écume ».
10:36Et donc on retrouve les sphères et les bulles.
10:39Vous croisez Chardin et ses bulles de savon.
10:42Il y a aussi Jeff Koons dans l'art très contemporain.
10:46Ces fragments de l'enfance, ils se retrouvent même dans le langage.
10:50Quand on dit « Buller au soleil », qu'est-ce que ça veut dire ?
10:53« Buller au soleil », c'est perdre son temps.
10:56Comme dire « Ablé quand panure, je souffle des bulles ».
10:59Ce ne sont pas vraiment des bulles de savon, c'est plutôt des gargouilles de salive.
11:02Mais quand il souffle des bulles dans une paille de pentagré loin, il dit « hausser
11:06le temps en calme ». C'est juste passer le temps.
11:09C'est être capable, si vous voulez, cette apologie, c'est l'apologie des interrupteurs.
11:13C'est d'être capable de s'interrompre et de ne pas donner trop de sens non plus
11:17à toutes les choses que l'on fait.
11:19Pas trop de sens ?
11:21Non, pas trop de sens.
11:22Parce que c'est absurde ?
11:23On est écrasé par le sens, mais l'absurdité, c'est aussi la légèreté.
11:27Là où il n'y a pas de sens, il n'y a pas non plus de non-sens.
11:30On peut vivre et il y a beaucoup de choses qui nous font vivre au quotidien, dans nos
11:33habitudes, dans nos rapports aux choses, qui n'ont pas besoin de sens pour exister.
11:37Dès que vous posez la question du sens, c'est peut-être que votre désir est en train
11:40de s'éteindre ou de s'abîmer.
11:42Et le paradoxe, c'est que la bulle est extrêmement fragile, mais elle donne l'impression de
11:47être protégée.
11:48Elle donne l'impression d'être comme un foyer.
11:51D'ailleurs, vous faites même une comparaison qui paraît étonnante.
11:54Vous parlez du dôme de fer pour expliquer ce qu'est une bulle.
11:58La bulle de savon.
12:00Ça, c'est la grande thèse de Sloterdijk, de dire que l'humanité…
12:03Le philosophe allemand.
12:04Le philosophe allemand, Peter Sloterdijk, qui est dans Bulles, comme son nom l'indique,
12:09pense la bulle comme, au fond, la construction de l'humanité depuis qu'elle existe.
12:15C'est-à-dire qu'on ne fait que construire des bulles autour de nous.
12:18Des cocons, la bulle des remparts.
12:20C'est là où je parlais du dôme de fer, puisqu'au fond, c'est cette métaphore de la bulle.
12:24Il y a dans cette idée de vivre dans des bulles, et c'est là le cas du dôme de fer,
12:29dans des bulles qui soient des bulles éternelles et des protections absolues, quelque chose de monstrueux.
12:34La beauté des petites bulles de savon, c'est que c'est justement fait pour être des protections
12:40pour rire, comme les petites cabanes d'enfants.
12:43Et elle donne à chaque fois l'image d'un monde différent, en ce sens, et je vous cite,
12:48la vérité de la notion de monde est bien toujours du côté de la chimère, de la fiction,
12:52de l'imagination débridée.
12:54Et c'est vrai que c'est un objet qui ressemble à quelque chose de complètement fictif
12:58et d'imaginaire la bulle de savon.
13:00Et tous les enfants le savent.
13:02La morale de l'histoire, Pierre Zaoui ?
13:04En un sens, il n'y en a pas.
13:06Les bulles de savon n'ont pas de morale ?
13:07Non, ni de morale, ni de politique.
13:09L'idée, c'est d'essayer de se débrancher, justement, de ces questions de valeurs,
13:12de ces questions de sens, et qu'on a besoin de vivre aussi.
13:14La morale, c'est ce qui donne l'ensemble champ de nos devoirs, ou la vie bonne.
13:18Je ne crois pas que ce soit la vie bonne de souffler des bulles de savon.
13:20On n'est pas obligé d'en souffler, on n'est pas interdit, personne nous interdit d'en souffler.
13:25Et en un autre sens, il y a peut-être une morale, quand même, qui est en une phrase,
13:29qui est qu'aucun malheur, aussi grand soit-il, n'est un argument contre la joie.
13:33Ça peut être un argument contre le bonheur, mais pas contre la joie.
13:36C'est une très belle conclusion, en tout cas.
13:38Merci infiniment Pierre Zahoui, je recommande chaleureusement ce livre « Beauté » au pluriel de l'éphémère.
13:43« Apologie des bulles de savon », c'est publié aux éditions du Seuil.
13:47Je vous souhaite une excellente journée.