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Ali Baddou reçoit Philippe Descola, ethnologue, anthropologue, médaille d’or du CNRS et titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France. Auteur de " Avec les chasseurs-cueilleurs " chez Bayard éditions, en librairie le 7 février.
Avec
Philippe Descola Anthropologue, professeur au Collège de France.

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (26 Janvier 2024)
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Transcription
00:00 15 minutes de plus, ce nouveau rendez-vous tous les vendredis avec des intellectuels,
00:04 des chercheurs, des scientifiques, avec un objectif, vous inviter à une expérience
00:08 de pensée en prise avec les enjeux de notre époque.
00:11 15 minutes pour provoquer un déclic dans nos esprits.
00:15 Notre invité ce matin dans 15 minutes de plus est un ancien élève de Claude Lévi-Strauss,
00:21 c'est un spécialiste des givaros-hachoirs, une tribu d'Amazonie équatorienne dans laquelle
00:25 il a séjourné entre 1976 et 1979, il occupe au Collège de France la chaire d'Anthropologie
00:33 de la Nature, on lui doit des livres absolument déterminants sur la nature et la culture
00:39 et il publie ces jours-ci avec les chasseurs-cueilleurs dans la collection des petites conférences
00:44 chez Bayard Editions.
00:46 Bonjour Philippe Ghiascola.
00:47 Bonjour Olivier Badoux.
00:48 Et bienvenue.
00:49 Vous allez nous accompagner s'il vous plaît dans cette expérience de pensée qui est peut-être
00:54 ce qu'il y a de plus sidérant, de plus étonnant pour comprendre votre réflexion sur notre
00:59 temps, notre époque et notre civilisation.
01:02 Imaginons qu'on soit avec vous dans votre peau, avec vos yeux, Philippe Ghiascola, en
01:07 1976-77 quand vous êtes en pleine recherche en Amazonie sur les givaros-hachoirs auprès
01:15 desquels vous vivez.
01:17 Trois années pour comprendre à la fois leur rythme, la manière dont ils voient le monde
01:22 et quelle est la conclusion ? Comment est-ce qu'un hachoir voit le monde ?
01:27 Il voit d'abord un monde qui est très différent d'une autre parce qu'il n'est pas peuplé
01:31 par les mêmes êtres.
01:33 Il n'y a pas de machine, il n'y a pas de marchandises, il n'y a pas de marché, il
01:39 n'y a pas d'argent.
01:40 En revanche, il y a des esprits, il y a des rêves qui permettent de communiquer avec
01:46 les esprits.
01:47 Il y a des animaux et des plantes avec lesquels on échange quotidiennement par l'intermédiaire
01:52 soit des rêves soit d'incantations magiques.
01:54 Et donc le mobilier du monde diffère du tout autour de notre monde.
01:59 Alors ça ne veut pas dire que des gens qui ont été élevés dans un mobilier du monde
02:03 particulier comme je l'ai été ne peuvent pas progressivement découvrir un autre mobilier
02:09 du monde.
02:10 Et de la même façon, les hachoirs sont progressivement mis en contact maintenant avec le monde extérieur.
02:16 Et certains d'entre eux, les plus jeunes, font des études secondaires voire supérieures,
02:21 ont des ordinateurs et des téléphones portables.
02:23 - Mais à vivre auprès d'eux, en tout cas, vous avez compris que nos catégories de pensée
02:28 étaient inadaptées, que nous devions en inventer d'autres ou que d'autres étaient
02:31 possibles, des catégories dont nous disposons pour décrire notre univers, ce qui nous entoure.
02:38 Les hachoirs ont d'autres manières de le faire que nous ne pouvons pas comprendre
02:43 de manière intuitive et spontanée.
02:45 - Non, c'est bien sûr le rôle de l'ethnographe d'aller sur le terrain pour essayer de s'immerger
02:54 dans d'autres façons de faire monde.
02:56 Et c'est de rendre sensible à sa communauté d'origine, c'est-à-dire au monde moderne,
03:03 les différences qui existent entre ce que j'ai décrit tout à l'heure, c'est-à-dire
03:08 un mobilier du monde tout à fait singulier, différent d'une autre, et en tirer peut-être
03:14 des conséquences aussi, c'est-à-dire sur la diversité des mobiliers du monde et sur
03:18 le fait que le nôtre n'est peut-être pas le plus approprié pour mener une vie épanouie,
03:24 saine et heureuse.
03:25 - L'expression "mobilier du monde", elle peut étonner, elle peut surprendre.
03:28 Décrivez-nous, parce que quand on vous avait commencé à décrire le monde vu par un hachoir,
03:33 on avait le sentiment qu'il y avait comme une sorte de continuité, de continuum entre
03:38 le monde des humains, des êtres humains, et ce qu'on appelle les êtres de la nature.
03:42 Mais si on va jusqu'au bout, pourquoi est-ce que vous utilisez ce mot de "mobilier" et
03:46 est-ce que le mot de "nature" même a encore un sens ?
03:49 - Alors justement, j'utilise ce mot pour ne pas employer le mot de "nature" puisque c'est
03:53 un mot qui a une histoire tout à fait singulière, qui a une histoire ancienne en Europe mais
03:59 qui commence véritablement à coaguler au XVIIe siècle pour désigner une grande césure,
04:05 un grand partage entre les humains et les non-humains et une situation de surplomb,
04:11 de domination et de contrôle des humains vis-à-vis de tout ce qui n'est pas humain.
04:18 Et donc la nature désigne cet assemblage.
04:21 - Comme maître et possesseur de la nature.
04:23 - Voilà, pour reprendre la célèbre formule de Descartes.
04:26 Et cette façon de voir les choses, c'est-à-dire de repérer dans les objets du monde certaines
04:33 caractéristiques et d'en ignorer d'autres, est devenue tellement innée, si j'y peux
04:40 dire chez nous, en tout cas transmise par l'éducation, qu'elle est difficile d'en
04:44 imaginer d'autres.
04:45 - Mais vous comprenez la difficulté, Philippe Descola, lorsqu'on vous suit, d'essayer
04:49 de comprendre comment on peut faire une anthropologie de la nature, puisque par définition la nature
04:55 c'est ce qui semble s'opposer au monde des humains et à tout ce qui est anthropologique
05:00 justement.
05:01 Et vous, vous avez remis profondément en cause la vision que nous avons toujours du
05:05 monde, notre vision dualiste.
05:07 Est-ce que vous pourriez nous dire comment est-ce que vous avez compris, comment vous
05:10 est venu ce déclic où vous vous êtes dit "Tiens, la nature n'existe pas".
05:15 Quand je la regarde en pleine Amazonie, en plein cœur de la jungle, quand je regarde
05:20 le monde autour de moi, la nature n'existe pas, ça semble invraisemblable.
05:23 - Comme vous, j'ai eu une formation philosophique et le concept de nature est quelque chose
05:28 qui est central dans la métaphysique occidentale.
05:31 C'est le pôle par rapport auquel s'organise toute une série de contrastes, la nature
05:37 et la culture, la nature et la civilisation, la nature et l'art, la nature et la spontanéité,
05:43 etc.
05:44 Et lorsque j'ai fait cette longue expérience ethnographique en Amazonie, je me suis rendu
05:50 compte qu'il n'y avait pas d'extériorité massive pour les Atchouars, mais des séries
05:58 de rapports interpersonnels avec des plantes et des animaux.
06:02 - Ils ne sont pas comme sur un théâtre avec la nature comme décor et eux au milieu de
06:05 la scène.
06:06 - Exactement.
06:07 C'est-à-dire que la nature n'est pas un entourage, en quelque sorte, n'est même pas un environnement.
06:10 Ils sont immergés dans des relations de toutes sortes avec un très grand nombre d'humains
06:17 et de non-humains.
06:18 En vérité, en Amazonie, il y a plus, pendant longtemps en tout cas c'était le cas chez
06:23 les Atchouars, beaucoup plus de non-humains que d'humains puisque c'est une région du
06:28 monde où il y a une très faible densité démographique.
06:31 Et lorsqu'on sort d'une maison, on peut marcher pendant des heures et des jours, voire des
06:35 semaines sans rencontrer autre chose que des non-humains, essentiellement des moustiques
06:39 d'ailleurs.
06:40 Et donc cette idée d'une extériorité de la nature m'est apparue tout d'un coup comme
06:47 une question que j'avais acquise dans mes études et en particulier au contact de mon
06:53 maître Claude Lévi-Strauss, s'est révélée être une fiction.
06:57 - Une fiction ? Alors justement, puisque vous parlez de Claude Lévi-Strauss, écoutez-le
07:03 Philippe Descola, il parlait de son pessimisme quand on future de l'humanité.
07:08 C'est une archive INA de 1973.
07:10 - Je ne cacherai pas que j'ai un tempérament pessimiste.
07:13 Mais ce pessimisme me paraît être, après tout, offrir à l'optimisme sa meilleure chance
07:20 parce que c'est à la condition d'être très pessimiste que nous prendrons conscience des
07:24 dangers qui nous menacent.
07:25 C'est à la condition d'être très pessimiste que nous aurons le courage d'adopter les
07:30 solutions nécessaires et que donc peut-être nous pourrons recommencer à avoir une certaine
07:35 dose d'optimisme, disons modéré.
07:37 - Commentaire, l'optimisme modéré, c'est celui de Philippe Descola.
07:41 - Alors, Lévi-Strauss utilisait souvent cette formule de Gramsci, l'optimiste de la volonté
07:49 et le pessimiste de la lucidité.
07:51 Et je pense qu'elle est très juste.
07:53 Je suis moi aussi plutôt pessimiste et on me reproche parfois de l'être de façon excessive.
08:00 Mais les transformations que nous avons fait subir au système de la Terre sont elles et
08:08 sont irréversibles en tout cas pendant un très grand nombre de siècles, qu'on peut
08:13 être pessimiste quant à l'état de la Terre que nous allons léguer à nos petits-enfants
08:18 et surtout peut-être aux petits-enfants des autres parce que, au fond, c'est notre façon
08:22 de vivre, c'est un système d'exploitation effrénée de la Terre qui s'est mis en place
08:30 avec le capitalisme industriel qui a produit les circonstances que nous connaissons maintenant
08:36 et des populations comme les Atchouan ou bien d'autres ne sont en aucune façon responsables
08:42 de ce système.
08:44 Donc nous imposons aux petits-enfants des autres une situation extrêmement dramatique.
08:51 Et c'est pour ça que je dis que la nature n'existe pas, la nature n'existe pas pour
08:55 tout le monde mais en outre, continuer à concevoir le monde comme étant partagé entre
09:01 la nature et la société rend très difficile de penser la situation présente qui a été
09:06 définie comme étant l'anthropocène, c'est-à-dire dans laquelle les humains constituent une
09:11 force naturelle, une force géologique.
09:14 Une force plus puissante que les forces telluriques qui ont abouti à la dérive des continents,
09:18 à la séparation des plaques.
09:19 L'humanité a ce pouvoir-là aujourd'hui sur la Terre.
09:22 Et donc de ce point de vue-là, la cosmologie moderne est devenue inadaptée à comprendre
09:30 la situation dans laquelle nous nous trouvons.
09:32 Mais qu'est-ce que ça a comme traduction politique, Philippe Bescolat ?
09:34 Alors la traduction politique pour moi, elle prend différentes formes.
09:39 D'abord, j'ai été très frappé par l'originalité des expériences sociopolitiques de communautés
09:54 alternatives, de territoires alternatifs.
09:56 J'ai défendu, et je continue à le faire, des expériences comme Notre-Dame-des-Landes
10:02 qui me paraissent être une forme très différente de nouer des liens avec des autres qu'humains
10:10 dans un territoire et de promouvoir des valeurs de solidarité, d'égalité entre humains
10:19 et entre humains et autres qu'humains.
10:21 Et de ce point de vue-là, il me semble que la généralisation, ou en tout cas l'expansion
10:27 de ces territoires collectifs est une bonne chose.
10:29 C'est un avis qui n'est pas partagé par tout le monde.
10:33 Non, loin de là.
10:34 Loin de là.
10:35 Mais je pense que ces expériences sont très originales.
10:39 Ce sont des expériences qui sont aussi originales que celles de la Commune de Paris dans la
10:44 façon de construire un destin commun entre des humains et ce qui les entoure.
10:51 Une autre façon, bien sûr, c'est de développer, dans une perspective plus sociale-démocrate,
10:59 des institutions qui soient plus démocratiques, c'est-à-dire qui soient plus participatives
11:06 et moins représentatives.
11:07 Au fond, nous délégons régulièrement par notre vote une partie de notre libre-arbitre,
11:15 la base du fonctionnement de la philosophie politique des démocraties modernes, à des
11:21 hommes politiques qui exercent ce libre-arbitre à notre place, alors qu'il y a aussi des
11:26 moyens d'intervenir plus régulièrement pour les citoyens dans la vie politique, autrement
11:31 que par ces crises périodiques comme celles que nous voyons en ce moment avec les paysans,
11:40 qui essayent de rétablir la parole publique des citoyens vis-à-vis d'un État qui les ignore.
11:49 Un conseil pour un jeune esprit qui vous écouterait, quelqu'un qui est en première, en terminale.
11:56 Par quoi commencer cette révolution de la pensée que vous, vous avez faite depuis les années 70
12:03 et qui est nécessaire selon vous aujourd'hui ?
12:06 Essayer de garder et même d'établir une distance vis-à-vis du quotidien contemporain.
12:13 C'est-à-dire, on dit toujours que la première qualité des philosophes, c'est l'étonnement.
12:19 Les anthropologues ont cette faculté de pouvoir ressentir l'étonnement en allant loin de
12:26 chez eux et en découvrant d'autres façons de vivre la condition humaine qui, en retour,
12:31 les amène à une attitude réflexive et critique vis-à-vis de leur propre civilisation.
12:37 Je pense que c'est un mécanisme de distance critique que chacun peut prendre en ne prenant pas pour acquis
12:45 au fond l'état du monde tel qu'il est, mais en essayant d'en imaginer d'autres.
12:50 Et pour cela, à la fois la réflexion personnelle, la littérature, la lecture des sciences d'ouvrage
12:57 en sciences sociales sont des instruments extrêmement efficaces.
13:01 Et étonnez-vous, ce sera la morale de cette histoire.
13:03 Merci infiniment Philippe Diascola d'avoir été l'invité de France Inter et des 15 minutes de plus
13:08 avec « Les chasseurs-cueilleurs ». C'est le livre que vous publiez de chez Bayard Éditions.
13:13 Et je rappelle évidemment le grand livre fondamental par de la nature et culture.
13:18 Je vous souhaite une excellente journée.

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